vendredi 30 mai 2014

Chiens fantômes


Dès que se produisaient les bruits caractéristiques d'une activité culinaire – cliquetis de couverts, raclement de la planche à découper, chuintement du frigo que l'on ouvre, glissement du couteau à viande hors de son présentoir –, les trois chiens venaient se masser devant la porte de la cuisine, rendant malaisé pour nous d'y entrer ou d'en sortir. Swann et Elstir épandaient leurs cent vingt kilos conjoints précisément dans le passage, cependant que Bergotte prenait sa place un peu en arrière et légèrement décalée sur la droite. Hommage au sexe ou à la masse de ses deux “frères” ? On n'en saura rien, oublions.

Il y a quelques jours de cela, Catherine m'a fait observer que, depuis le mois dernier qu'elle était seule représentante de la gent canine, lorsque les sons familiers et annonciateurs de reliefs comestibles se faisaient entendre, Bergotte rappliquait évidemment à l'orée de la cuisine, mais que, malgré l'absence des deux autres, elle continuait d'occuper sa place traditionnelle, en retrait.

Nous en avons évidemment tiré la seule conclusion raisonnable possible : les fantômes de Swann et Elstir (ou d'Elstir et Swann, si l'on s'en tient à la rigoureuse chronologie de leurs désincarnations) continuent d'occuper la maison, et, parce que les chiens sont créatures d'habitude, viennent se coucher naturellement aux places qui étaient les leurs lorsqu'il fallait les enjamber pour passer d'une pièce à l'autre, au moment de la confection des repas. Nous ne les voyons évidemment pas, mais Bergotte, elle, sait très bien qu'ils sont là, corps ramassé entre les pattes, yeux attentifs, langue légèrement pendante sur le côté de la gueule, souffle discret, attendant le bout de gras que la cuisinière va laisser échapper tout à l'heure.

Depuis cette révélation dont on se serait passé, non seulement nous regardons Bergotte différemment, mais nous arpentons les pièces avec une sorte de retenue à laquelle nous n'étions pas habitués. Et, sans nous l'avouer, nous guettons les signes.

12 commentaires:

  1. Ça me rappelle une anecdote. Le chien de ma mère est mort à l'âge de 16 ans. Je crois avoir déjà raconté combien il faisait un vide à l'occasion de la mort d'un de vos deux monstres.

    Toujours est-il que les fauteuils et le canapé du salon avaient eux mêmes 25 ans voire 30. C'était d'affreux machins en velours, délavés, dégueulasse d'autant que nous n'avons jamais réussi à empêcher le chien d'y monter et qu'à la fin il n'était plus trop étanche.

    Ma mère avait décidé d'attendre la mort du chien pour le faire. Ça évidemment pris plusieurs entre la mort et l'installation (je le comprends), le temps de choisir, de commander,... Pendant cette période, nous pensions toujours un peu au chien, faire attention à ne pas s'asseoir dessus.

    Avec le nouveau mobilier nous avons évidemment arrêté.

    Néanmoins, pendant quelques temps, on se demandait quel fauteuil avait choisi le fantôme du chien.

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    1. Ce billet était un piège : pour avoir marché dans ces histoires de fantômes de chiens, il faut vraiment que vous soyez un gros con de réac. Personnellement, en tant que progressiste qui se lave derrière les oreilles, je sais très bien que les chiens morts n'ont pas plus d'existence qu'un François Hollande vivant : je ne suis pas con à ce point.

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    2. On est comme ça, nous les reacs. On ne veut aucun changement. Donc on garde Hollande, mort ou vif.

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    3. Dans ce cas, on pourrait peut-être l'empailler.

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    4. Ça n'est pas déjà fait ?

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  2. Moi aussi j'en suis réduite à guetter des signes. Ainsi hier matin, il y avait cinq nuages d'un rose très tendre au milieu d'un ciel gris de plomb. J'ai vérifié que le soleil n'y était pour rien. J'en ai conclu que c'était un signe, un très joli signe.

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  3. Connaissez vous l'histoire du dompteur d'éléphant ? Il entoure une patte de l'éléphanteau dès son plus jeune âge, d'une corde, et l'attache à un arbre suffisamment solide pour que l'éléphanteau, malgré tous ses efforts, ne puisse se libérer. Et ce longtemps. Adulte, il suffit juste de passer une corde autour d'une patte de l'éléphant pour que celui-ci reste immobile, n'imaginant même pas qu'il le puisse.
    Peut être que Bergotte a, comme l'éléphant, trop de mémoire pour avoir de l'imagination ?
    C'est je crois, la différence entre les chiens et les chats : le chat va toujours essayer, ne fait apprentissage que la menace immédiate. Ce qui le rend quasiment indomptable, mais n'est pas forcément une preuve d'intelligence.
    Ca ôte un peu de poésie. Cependant, avec ma fille et son copain, on a souvent plaisanté sur les morts que les chats voient, quand ils se mettent à regarder fixement un endroit où il n'y a en fait rien. Mais c'est "limite fout les jetons" (une expression à vous !), quand peut être il y a un pendu dans la cuisine ??

    Ceci dit, j'aime les chats, mais aussi les chiens, et les éléphants.

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    1. Très jolie histoire. Ça marche aussi très bien avec les chiens et les clôtures électrifiées : quand l'animal s'est pris deux courts-jus dans la truffe, on peut couper le courant jusqu'à la fin de ses jours. Le problème est qu'on a tout de même casquer pour se procurer le matériel.

      Quant à l'expression (qui est exactement "limite fout-la-trouille"), elle vient, par l'intermédiaire de Renaud Camus, de l'écrivain Christian Combaz – lequel devait, je suppose, la tenir d'encore ailleurs.

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  4. étonnant d'habitude ce sont plus les félins qui calculent les fantômes. Vous avez la une chienne remarquable que je suis sûr, plus d'un vous échangerai contre deux ou trois labradors truffiers.
    Cependant les canidés manient très mal l'absence, ils faut bien qu'ils aient quelques défauts, je reste persuadé qu'en attendant le retour des manquants, la discipliné conserve sa place dans la meute.
    car si le manque n'est pas leur truc, la fidélité par contre...

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