Il n'est pas loin le temps où P.O.L se verra contraint de fournir une cellule de soutien psychologique (à ses frais) à tout acheteur d'un volume des Églogues. Car celles-ci peuvent rendre fou, il est important de le savoir et de le faire savoir.
Longtemps, j'ai cru que ces livres, “cœur nucléaire” de l'œuvre camusienne, étaient écrits en mandarin, ce qui était commode pour expliquer ma non-comprenitude d'iceux. Je gardais cette appréciation pour moi, ne tenant pas spécialement à m'offrir une raison supplémentaire de passer pour un imbécile. Mais depuis qu'un autre lecteur de Renaud Camus a fait son coming out à ce sujet, je me sens plus libre de l'avouer – moins seul en tout cas.
Or, voilà que, suite à la lecture de L'Isolation, où il est abondamment question de lui, j'ai repris L'Amour l'Automne voilà quelques jours. Meilleure disposition d'esprit ? Lueur passagère ? Domestication de la bête ? Toujours est-il que, contrairement à ma première lecture en 2007, faite entièrement à la cravache et aux éperons, j'y trouve cette fois une excitation nouvelle – et qui va grandissant à mesure que je m'enfonce dans ce maquis – et, pour tout dire un plaisir que je désespérais d'y prendre. Peut-être parce que je me suis enfin décidé à considérer cela comme un jeu (jeu de pistes, jeu de l'oie, jeu de lois, Monopoly chaotique dans lequel, sitôt que vous édifiez une maison ou un hôtel (surtout un hôtel et surtout à Morar) le long d'un sentier à grand-peine défriché, vous pouvez être assuré du tremblement de terre qui, trois ou sept pages plus loin, va flanquer à bas votre hâtive construction).
Il n'empêche que c'est un jeu dangereux, car la folie guette (et l'ombre gagne). Un sentier a quelque chose de rassurant, voire de dormitif ; deux ou trois vous donneront à bon compte le sentiment de l'aventure, de l'aventure sans risque : c'est généralement la configuration des romans simplement talentueux (un roman peut-il être talentueux ? J'en doute, en fait...) ; mais cent, mille, dix mille chemins qui s'engendrent les uns les autres, s'annulent, se recoupent, se superposent, se masquent ou se révèlent, là, il y a de quoi perdre la raison.
Le lecteur commence à douter de son bon sens lorsqu'il se pose la question de savoir si tel rapport, tel "lien" qu'il croit voir a bel et bien été voulu par l'auteur, ou s'il ne serait pas plutôt le simple produit de son imagination en surchauffe. Je prends un exemple (partez pas, y a rien d'autre). À la page 173 de L'Amour l'Automne (dans la troisième églogue, sur sept que compte le volume), on tombe sur le court paragraphe suivant (je souligne en gras) :
« Êtes-vous sûr de vouloir quitter ? Elle adorait ces jardins. Chez l'homme, c'est le cancer du côlon qui est de loin le plus fréquent. Mon chien Horla ne me quittait plus guère. Quelques années plus tard, dans son livre Mysteries, Wilson s'étendit plus longuement sur la théorie du professeur Bach en tant que conflit intérieur. »
Bien. Le lecteur dont le cerveau, après 173 pages, est déjà proche du point d'ébullition remarque tout de suite le surgissement du chien Horla dans le récit. (Encore que même de cela, du fait qu'il s'agirait d'une première occurrence, il ne peut être certain tout à fait : il a pu lire trop vite, être distrait au moment précis où Horla apparaissait pour la vraie première fois.) Il se dit donc que bientôt, dans les prochaines pages, quelque chose va se produire en relation plus ou moins directe avec Horla. (Juste aussitôt, la pensée lui vient que le chien pourrait au contraire rester isolé, qu'il pourrait ne plus du tout en être fait mention. Auquel cas Horla se muerait en hapax [autre chien de Renaud Camus, frère du Horla, ndla].)
Conditionné à donf, le lecteur poursuit sa marche à coups de machette de droite et de gauche, pour déboucher au milieu de la page 176. Là, il lit ceci (c'est encore moi qui souligne) :
« (...) matin comme l'une de ses [Là, le lecteur repère ce qui ne peut être qu'une coquille (mais laissée par qui ? L'auteur ? L'éditeur ?) : "ses" au lieu de "ces"] voitures régulières ou l'un de ces autocars ou l'un de ces petits trains réguliers qui (...). »
Le lecteur tressaille : cet "autocar", bien sûr, est mis là pour nous renvoyer à "Ottokar", [encore un chien, de la génération actuelle...] lequel nous ramène au Horla de la page 173. Ou bien non ? Après tout, si l'on veut désigner un autocar, on est bien obligé d'utiliser le mot "autocar" ! Oui, mais pourquoi parler d'autocar alors que l'on vient justement d'évoquer Horla, hmm ? Le lecteur s'enfonce dans le doute, la folie est au bout de l'allée, et pas de clairière en vue.
D'autant que d'autres questions viennent se greffer : ce lien que nous venons d'établir est-il pertinent ? Fécond ? D'abord, a-t-il été réellement voulu par Renaud Camus ? Et, sinon, est-ce qu'un lien non voulu par Renaud Camus, un lien accidentel si l'on peut dire en parlant d'autocar, a moins de valeur, moins d'existence, que ceux dûment établis par lui ? Au contraire, pourrait-il en avoir davantage, en ce sens qu'il serait une "valeur ajoutée" à l'oeuvre ? L'espace d'une poignée de secondes, le lecteur s'est-il mué en auteur ? Et parviendra-t-il, expérience faite, à redevenir simple lecteur ?
Je vais devoir vous laisser : on m'attend pour me passer une camisole propre. À mon retour, je vous narrerai comment j'ai raté une marche dans la troisième églogue : c'est un bien édifiant fabliau.
Rajout de six heures : ayant repris ma lecture de L'Amour l'Automne, je tombe presque immédiatement, à la page 229, sur cette phrase : « Et cet asile a ceci de particulier : ceux qui y entrent ne sont pas toujours fous. » Et, plus loin, page 304 (nous sommes entretemps passés de la troisième à la quatrième églogue), sur celle-ci : « (Vous ignorez sans doute que je suis directeur d'un asile d'aliénés.) »
Tout commence donc à s'éclaircir.
Rajout de six heures : ayant repris ma lecture de L'Amour l'Automne, je tombe presque immédiatement, à la page 229, sur cette phrase : « Et cet asile a ceci de particulier : ceux qui y entrent ne sont pas toujours fous. » Et, plus loin, page 304 (nous sommes entretemps passés de la troisième à la quatrième églogue), sur celle-ci : « (Vous ignorez sans doute que je suis directeur d'un asile d'aliénés.) »
Tout commence donc à s'éclaircir.
« (...) Longtemps, j'ai cru que ces livres, ce “cœur nucléraire” de l'œuvre camusienne, était [Là, le lecteur repère ce qui ne peut être qu'une coquille (mais laissée par qui ? L'auteur ? Le blogueur ?) : "était" au lieu de "étaient"] écrits en mandarin. »
RépondreSupprimerPas d'accord avec vous : ce sont les livres qui sont écrits. "Cœur nucléaire" n'est qu'un qualificatif. Cela dit, pour que les choses soient plus nettes, j'ai supprimé le "ce", avant "cœur nucléaire".
RépondreSupprimerJ'hésite entre un refus définitif de me lancer dans ces lectures ou, par orgueil, de m'attaquer à la bête.
RépondreSupprimerCertains s'en branleront, moi je me tâte.
Didier vous provoquez des dégâts : un battement de feuilles chez vous, une chaos chez moi.
Heu Didier, vous êtes sûr de votre réponse à Chieuvrou? «Longtemps, j'ai cru que ces livres, “cœur nucléaire” de l'œuvre camusienne, était écrits en mandarin…» Si justement ce sont les livres qui sont écrits?
RépondreSupprimerOh la, Monsieur Goux, la journée semble avoir été difficile (la mort de Michael Jackson, sans doute). Dans la phrase « j'ai cru que ces livres, “cœur nucléaire” de l'œuvre camusienne, était écrits en mandarin », ce n'est nullement « écrits » que je pointais, mais « était ».
RépondreSupprimerAh, pourtant, j'avais bien fait attention à mettre l'incise entre crochets après le mot erroné, comme vous l'aviez fait vous-même pour le « ses » camusien.
Ah, merde ! Le Coucou avait déjà répondu...
RépondreSupprimerChieuvrou et Le Coucou : Par la délivrance de Jérusalem, vous avez raison ! Je m'ai embrouillé grave ! (Quand je disais que les églogues rendaient marteau...)
RépondreSupprimerPierre : Mon conseil, à propos des églogues, pour voir si cela "vous parle" : commencer par le premier, livre, Passage, qui est disponible en version électronique.
J'ai du mal à lire les églogues: trop de références culturelles m'échappent. J'aime beaucoup Vaisseaux Brûlés, par contre, qu est le meilleur hypertexte que je connaisse.
RépondreSupprimerDidier : irez-vous au "Petit Broc" lundi soir ?
RépondreSupprimerQunad je pense que vous m'avez à une époque reproché de faire des articles incompréhensibles (alors qu'il étaient pour moi d'une logique sans faille), ...
RépondreSupprimerHé, pas mal, qunad ! Je le garde.
RépondreSupprimer"Coeur nucléaire" ça fait surtout un peu pléonasme!
RépondreSupprimerHenri : mais non, pourquoi ? Nucléaire vient de noyau, pas de cœur.
RépondreSupprimerce n'est pas grave, Didier, je suis peut-être le seul que ça gène, mais j'ai tendance à penser que dans le sens de "centre" de l'oeuvre que vous suggérez, le coeur et le noyau signifient à peu près la même chose.
RépondreSupprimerJe vous concède que ça redonde un peu. Mais de là à pléonasmer...
RépondreSupprimerUne bonne fois pour toutes, posons les questions importantes. A-t-on envisagé le lien avec Hergé, dans cette histoire de chien ?
RépondreSupprimerAppas : vous ne croyez pas si bien dire ! Hergé est un lien très "agissant", dans les églogues. Et tout particulièrement L'île noire, avec son inquiétant Dr Müller, qui, vous vous en souvenez, exerce l'activité de faux-monnayeur (ce qui renvoie à Gide, etc.).
RépondreSupprimerBref, vous avez tapé dans le mille (dans l'un des milles...).
Cette œuvre a l'air tellement totale qu'elle semble être en mesure d'absorber toute remarque de tout ordre et de lui donner un sens.
RépondreSupprimerOui, c'est le danger. Mais de là aussi naît l'excitation, je crois.
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