vendredi 24 mai 2024

Que sierra sierra…


 Je serai sans doute le seul de cet avis, mais il m'a semblé que, sortant des Liaisons dangereuses de Laclos, il était parfaitement logique de dérouler le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, évidemment déjà lu et relu, comme en fera foi ce qui suit. La première raison est que le Français et le Polonais furent contemporains, à quelques années près, le droit d'aînesse revenant au premier. La seconde est qu'il leur est arrivé la même chose : tous deux, au cours de leur existence terrestre, se sont occupés de diverses choses n'ayant que peu à voir avec la littérature, puis ils se sont mis à un unique roman et ont enfanté un chef-d'œuvre.

La vie de Potocki, du reste, mériterait un long billet à elle seule, tant elle fut riche, féconde, mouvementée, brillante. Peut-être le ferais-je un de ces jours, en pompant éhontément la copieuse et excellente préface que Roger Caillois donna en 1958 au Manuscrit, dans l'édition —furieusement tronquée — qu'il fit paraître alors chez Gallimard. En attendant, il me semble plus judicieux — et surtout moins fatigant… — de vous resservir celui que j'écrivis sur ce même roman il y a tout juste dix ans. Le voici :


Je ne parviens pas à me souvenir s'il s'agit d'une seconde ou d'une troisième lecture. Toujours est-il que j'ai repris, cet après-midi le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki (1761 – 1815), écrivain polonais de langue française. Fabuleux livre que celui-là, qui tient à la fois du roman noir, de l'épopée de brigands, du conte fantastique, de l'histoire de fantômes, du conte libertin, du récit philosophique, du roman d'amour, de celui d'intrigues politiques, voire du conte oriental, plus deux ou trois autres genres que j'oublie certainement. Livre labyrinthe, avec son récit dans le récit, puis un récit dans le récit dans le récit, et encore un récit dans le récit dans le récit dans le récit, ainsi de suite. On se retrouve perdu au milieu de ces innombrables miroirs qui se regardent les uns les autres, de face, de biais, et se reflètent à l'infini. En voici la première phrase, l'incipit comme l'on dit  – encore qu'il ne s'agisse pas tout à fait de l'entame du livre, lequel commence par un avertissement de l'auteur, qui explique brièvement dans quelles circonstances il a trouvé ce manuscrit rédigé en espagnol, dans une maisonnette désertée de Saragosse. Néanmoins, il s'agit bien de la première phrase de la première journée du récit lui-même ; et c'est l'une des plus savoureuses qui soit :

« Le comte d'Olavidez n'avait pas encore établi des colonies étrangères dans la Sierra Morena : cette chaîne sourcilleuse qui sépare l'Andalousie d'avec la Manche n'était alors habitée que par des contrebandiers, des bandits, et quelques Bohémiens qui passaient pour manger les voyageurs qu'ils avaient assassinés ; et de là le proverbe espagnol : Las gitanas de Sierra Morena quieren carne de hombres. »

De fait, elle est bien peu engageante, cette sierra, notamment lorsqu'on débouche dans la vallée de Los Hermanos, où le Guadalquivir se répand dans la plaine, en raison des frères Zoto qui, à son entrée, se balancent sous un gibet, cependant que les vautours s'affairent à leur dévorer chair et entrailles. Et puis, surtout, chaque voyageur se retrouve plus ou moins contraint de bivouaquer à la Venta Quemada, une auberge déserte que son propriétaire a fui, en laissant un écriteau qui demande aux passants de prier pour lui. On y passe certes des nuits surprenantes et délicieuses (le possédé Pacheco se vautre jusqu'au petit matin dans la luxure, en compagnie de sa jeune belle-mère, Camille, et de la sœur cadette de celle-ci, Inésille), mais les voyageurs ont la fâcheuse surprise, le lendemain, de se réveiller sous le gibet, parmi les ossements et les haillons, encadré par les cadavres en voie de putréfaction des deux frères, dont on ne sait pas trop bien comment ils ont pu se dépendre de leurs nœuds coulants.

Jean Potocki met fin à ses jours le 11 décembre 1815. Diverses histoires circulent à propos de ce suicide. Certains affirment qu'il aurait chargé son pistolet avec une balle de plomb provenant du couvercle d'une théière et qu'il aurait méticuleusement polie lui-même durant des mois ; d'autres prétendent que la balle était d'argent et avait été bénie par un prêtre ; quant à moi, je reste persuadé qu'il ne s'est nullement suicidé, mais a eu la cervelle dévorée par les gitanas de Sierra Morena.
 
 
La photo que j'ai choisie en illustration, avec le goût macabre très sûr qu'on me connaît, est tirée d'un film polonais de 1965, intitulé Rękopis znaleziony w Saragossie : je suppose qu'il pourra se passer d'une traduction.

lundi 20 mai 2024

Les questions dangereuses


 Pierre Choderlos de Laclos. Tout de même étonnant, cet homme : militaire de carrière et de goût, auteur d'un opéra comique qui s'est effondré dès sa première représentation, ainsi que de deux ou trois vagues brochures sur des sujets anodins, en tout cas pas littéraires pour deux piastres (l'éducation des femmes, la numérotation des rues de Paris...), et qui, soudain, la quarantaine approchant, prend sa plume et écrit Les Liaisons dangereuses, qui est sans doute le plus remarquable roman de tout le XVIIIe siècle français (les Anglais, à cette époque et en ce domaine, nous dépassaient de cent coudées) et de quelques autres.

Qu'est-ce qui s'est passé ? Et pourquoi ce jaillissement superbe n'a-t-il eu ni prémisses, ni lendemains ? Autant de questions sans réponses, et donc potentiellement dangereuses : on ne sait jamais, en ces parages, où on met le pied ni l'esprit, sitôt qu'on s'y aventure…

Pour se raccrocher à quelque chose, il est tout de même une question à laquelle il est permis de répondre, celle qui concerne la prononciation de son nom de famille : on se doit de dire Chauderlau et non Kauderlau ; encore moins Kauderlosse.  

J'aimerais bien ne pas avoir à le répéter.


samedi 18 mai 2024

Défaire le tout fait


 Les expressions toutes faites. Ce qui les caractérise le plus souvent est que, justement, on ne comprend pas comment elles ont pu être faites, ni pourquoi. 

En vertu de quel impératif cet homme se porte-t-il comme le Pont Neuf, tandis que son voisin est sourd comme un pot ? Ils pourraient tout aussi bien être sourd comme le Pont Neuf — dont il est à peu près prouvé qu'il n'a jamais rien entendu — et se porter comme un pot, les jarres, amphores, marmites et autres pichets jouissant généralement d'une excellente santé — tant qu'on ne les heurte pas contre un pot de fer —, et étant en outre, sauf les plus volumineux d'entre eux, assez faciles à porter.


On pourrait d'ailleurs tenter le même genre de permutation avec quantité d'autres. Par exemple : “n'être qu'un second couteau” et “pleuvoir des hallebardes” ; ou encore : “enculer les mouches” et “ ne pas casser trois pattes à un canard”.

(On citera pour mémoire le cas particulier de “entre chien et loup”, qui présente l'intéressante particularité d'être auto-permutable.)

mardi 14 mai 2024

Une parfaite soirée espagnole


 Plutôt qu'un billet, ce qui suit serait plutôt une manière d'ordonnance, au sens médical du mot, destinée à tous ceux qui souhaiteraient passer une parfaite soirée espagnole, sans quitter fauteuils, canapés, écrans plats.

On commencera par regarder un épisode de l'une des deux séries dont parlait mon billet d'hier. Si l'organisme du téléspectateur est suffisamment robuste, il pourra même en regarder deux, mais en veillant à ne pas changer de série entre le premier et le second, sous peine d'interactions pouvant se révéler fâcheuses. En revanche, il serait dommage de s'en tenir là.

Afin de se détendre et d'aller ensuite se coucher avec le sourire, le netflicomane docile aux prescriptions aura à cœur de compléter son traitement en faisant suivre ses deux comprimés de Permis de vivre ou, à son choix, d'Entrevías, par une cuillerée à café d'un remède à grandes vertus euphorisantes : Machos alfa.

Les dix heures que dure cette série (20 x 30 mn) sont hautement réjouissantes, à la fois absurdes et solidement ancrées dans le réel. Ces quatre Madrilènes quadragénaires qui voient s'écrouler leurs repères traditionnels avec un bel ensemble et qui,  pleins de bonne volonté, tentent d'en finir avec leur “masculinité toxique”, sont tout en même temps ridicules, attendrissants, drôles, pitoyables, et lucides par éclairs intermittents ; bref : irrésistibles. Ce qui empêche Machos alfa d'être une simple charge féministe à la sauce netflicarde, c'est  d'une part l'humour constant et souvent assez “raide” des situations et dialogues, mais aussi le fait que leurs femmes, séparées ou toujours en couple avec eux, ne s'en tirent pas mieux et reflètent tout autant que leurs partenaires virils la complète absurdité de l'époque.

Du reste, la série a été écrite et réalisée, dans un strict esprit paritaire, par un homme et une femme, qui se trouvent en outre être frère et sœur. C'est dire.

Le traitement dans son ensemble sera scrupuleusement suivi durant un minimum de deux semaines, mais pourra sans danger pour le cerveau et le corps être prolongé d'autant.

Addendum tardif : il va de soi que cette prescription ne vaut que si on regarde ces trois séries en version originale sous-titrée (ou non sous-titrée si on est un digne hispanisant). Sinon, en version doublée, ses effets bénéfiques seront presque totalement annihilés.

lundi 13 mai 2024

¡ Que viva Netflisca !

José Coronado (au téléphone) et Luis Zahera.

 Il y a en ce moment sur Netflic au moins deux séries espagnoles qui méritent qu'on s'y arrête. La première, par ordre chronologique, s'intitule chez nous Permis de vivre, ce qui est un choix assez curieux puisque son titre original est Vivir sin permiso. Elle se déroule en Galice, au bord de l'Atlantique donc, tout près de la ville d'Oeste, essentiellement dans une grande maison superbe appartenant au potentat local, moitié entrepreneur, moitié trafiquant de drogues principalement sud-américaines. Il a une femme assez pénible, deux filles hautement regardables, si on est sensible au charme méditerranéen des créatures du sexe, et un fils pédé et drogué dont il semble s'arranger tant bien que mal.

Ce tyranneau local, prénommé Nemo, a aussi un fidèle homme de main, Ferro, qui joue assez facilement de la gâchette, de la cordelette à étrangler et autres accessoires létaux. Il y a aussi trois ou quatre Mexicains qui lâchent un ¡ cabrón ! ou un ¡ pendejo ! toutes les deux ou trois phrases qu'ils émettent.

En vingt épisodes de plus d'une heure chacun, il va arriver à cette famille et à leurs nombreux comparses des montagnes d'emmerdes que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi si j'en avais un, mais suffisamment bien agencés, écrits, filmés et interprétés pour que jamais on ne soit tenté de lâcher l'affaire.

Curieusement, on retrouve Nemo et Ferro dans l'autre série, mais ils sont devenu Tirso et Ezequiel. On a compris que je veux parler des comédiens qui les incarnent, José Coronado pour le premier, et surtout Luis Zahera, acteur réellement savoureux. 

La série s'intitule Entrevías, du nom du quartier de Madrid où elle se déroule. Il y est encore question de drogue et du trafic la concernant ; mais, cette fois, Nemo/Tirso n'est plus du côté du manche ; quant à Ferro/Ezequiel, il se retrouve dans la police, mais pas plus recommandable pour autant.

En fait, si narcotrafic il y a bien, Entrevías vaut surtout par son ambiance générale, la description d'un quartier pas spécialement opulent (euphémisme...) mais dont les derniers habitants “de souche” aimeraient bien qu'il continue encore un peu à être ce qu'il a toujours été, en tout cas à l'échelle de mémoire humaine.

Là encore, les trois saisons (la quatrième est sur le feu...) sont suffisamment riches et maîtrisées, les personnages assez attachants, souvent drôles même, ce qui n'est guère le cas dans Permis de vivre, et les acteurs honorables, à l'exception peut-être d'un ou deux, pour que l'on se laisse prendre au jeu. 

Bref, ce serait le moment pour tous les netflico-dépendants d'aller faire une double virée en Espagne, maritime et continentale, d'autant que, visiblement, il y fait plus beau que par ici.

vendredi 10 mai 2024

La paix des jardins


 Les charmes de la vie à la campagne, que tous les citadins, n'en doutons pas, nous envient ; à part, peut-être, celles-zet-ceux en situation de mal-audition  :

L'hiver, on vit toutes portes et fenêtres fermées pour tenter de se protéger du froid, des rafales de vent, des paquets de pluie qu'elles apportent ; et aussi des vendeurs de calendriers de l'année à venir.

L'été, on vit toutes portes et fenêtres fermées pour tenter d'assourdir les chants harmonieusement fondus des tondeuses, taille-haies, mini-tracteurs, débroussailleuses, taille-bordures et j'en oublie sûrement. Sans même parler des pique-nique “entre copains” chez ces voisins qui, pour bien montrer leur satisfaction d'eux-mêmes, conforter leur être-là, se sentent obligés de hurler lorsqu'ils s'adressent à l'un ou l'autre de leur commensaux, pourtant assis à moins de deux mètres d'eux-mêmes.

Et c'est alors que, malgré les vocalises et roucoulements des piafs en pleine baisade ou en sage couvaison, l'on se prend à soupirer après les rigueurs mornes de l'hiver, tout enveloppé et ouaté par l'imperturbable silence des grands arbres morts.


dimanche 5 mai 2024

Simple conseil aux jeunes mâles d'aujourd'hui


 Si, malgré tous vos efforts d'auto-déconstruction, vous persistez à répandre autour de vous les effluves paludéens de votre masculinité toxique, l'astuce consistera à ne jeter votre dévolu sexuel que sur des femelles restées toxicomanes, voire toxicolâtres :

elles sont encore beaucoup plus nombreuses que vous-mêmes ne le croyez et que ne le proclament les criailleries de leurs sœurs phallifuges et mal-sevrées.

mercredi 1 mai 2024

Retour en force


 M.P. s'est montré insolemment hégémonique en avril.