dimanche 30 décembre 2012

Bonne année, les blogueux !

Ils se croyaient bien tranquilles, dans leur petit pré carré, protégés ad vitam par le barré tricolore de leur carte de presse, laquelle ne vaut pas plus que son poids de plastique, mais suffit encore à impressionner quelques gogos d'arrière-province. Ils dînaient en ville tous les soirs, entre eux le plus souvent, ou en compagnie d'une danseuse politique vieillissante qui, à force de minauderies et de privautés buccales, leur donnait facilement l'illusion de jouer dans la cour des grands.

Ils étaient l'information, ils étaient la presse, ils étaient tout à la fois la liberté et ses garants. Ils voulaient le beurre et l'argent du beurre, les obtenaient sans difficulté. L'argent était souvent liquide, le beurre en motte - ce dernier leur étant fort utile pour se lubrifier la déontologie quand le directeur de la rédaction, au nom d'intérêts supérieurs, exigeait d'eux qu'ils revoient leur copie.

Ils savaient, pratiquement par décret, par constitutive aptitude, ce qui est bon pour le peuple, et aussi ce qui est mauvais pour lui - ils ne se faisaient jamais faute de le lui rappeler, au peuple, d'une voix doctorale et apaisante, mais qui savait aussi se montrer sévère en cas d'avis de tempête. Lorsque le bon devenait mauvais, et l'inverse, au hasard d'un changement d'équipe gouvernementale, ils tournaient leur clavier dans l'autre sens et continuaient de dispenser la bonne parole. Et le rêve continuait, un état de grâce perpétuel.

Ils s'appelaient eux-mêmes des journalistes. Ils revendiquaient une parfaite connaissance du terrain. Et l'habitude fut prise, en effet, de les nommer ainsi et de leur concéder ce mystérieux savoir d'arpenteur.

Or, il advint qu'un matin, d'autres voix se firent entendre, d'abord très faibles, puis de plus en plus audibles. Des voix non autorisées, pas encartées le moins du monde, qui ne prenaient pas leurs ordres au Château. Tels de joyeux barbares abattant les statues de César et faisant rôtir les oies du Capitole, les blogueurs prirent possession de l'espace public, ou, tout au moins, s'y répandirent, firent des émules, s'armèrent de porte-voix et en profitèrent pour rire de tout, de chacun, et même des journalistes.

Les folliculaires prirent très mal cette intrusion d'une parole libre, et parfois débraillée, au milieu de leurs discours policés, de leurs délicates musiques d'antichambres. Bientôt, ils brandirent des chartes comme des baïonnettes, exigèrent des lois, les obtinrent ; elle furent inopérantes. Gambadant entre les colonnes de leurs temples, les blogueurs installaient sans gêne leurs étals au pied de l'ancien autel, devant quoi plus personne ne songeait à s'agenouiller. Tout était en l'air dans le landerneau médiatique et le monde s'en moquait. Les blogueurs disaient certes beaucoup de sottises, mais au moins n'étaient-elles pas rétribuées. Et puis, les grains de vérité qui s'y mêlaient faisaient çà et là exploser quelques dents de sagesse - c'était bien réjouissant.

Quelques grands noms de la presse proposèrent d'interdire les blogs ou, au moins, de les museler aussi solidement que l'étaient leurs propres journaux. Une telle perte de sang-froid ne pouvait signifier qu'une chose : le roi était nu et chacun pouvait désormais s'en apercevoir.

La ronde continua, des blogueurs rigolards et querelleurs, cependant que de méchants courants d'air balayaient les salles de rédaction. Un autre matin, enchifrenés et chagrins, les journalistes purent constater qu'ils s'étaient mis à parler du nez. Nul ne leur tendit de mouchoir.

samedi 29 décembre 2012

Vassili Grossman et la loi mosaïque

Vie et Destin est une mosaïque, dont les éclats de couleur sont les quelques deux cents chapitres qui en composent les trois parties. Ces chapitres sont, vu leur nombre, évidemment fort courts : très peu dépassent les trois ou quatre pages, la plupart font moins, certains n'excèdent pas deux ou trois paragraphes. Par exemple, les quelques lignes que je vais recopier maintenant constituent à elles seules un chapitre (le 45ème de la première partie, p. 158 de l'édition Bouquins) :

« La fenêtre de la chambre donnait sur les barbelés du ghetto. Une nuit, Moussia Borissovna se réveilla, souleva le coin du rideau et vit deux soldats en train de tirer une mitrailleuse ; la lumière bleue de la lune jouait sur l'acier poli, les lunettes de l'officier qui marchait en tête scintillaient. Elle entendit le grondement assourdi des moteurs. Les camions approchaient du ghetto, tous phares éteints, leurs roues soulevaient des nuages de poussière argentée, et ils se déplaçaient, comme des divinités, sur leurs nuages.
« Durant les quelques minutes au clair de lune dont eurent besoin les détachements de SS et SD, les polizei ukrainiens et une colonne motorisée appartenant aux réserves du Reichssicherheitshauptamt [Direction de la sécurité du Reich], pour s'approcher de l'entrée du ghetto endormi, Moussia Borissovna put voir ce qu'était la fatalité du XXe siècle.
« Le clair de lune, le mouvement lent et majestueux des détachements en armes, les camions puissants et noirs, le tic-tac de la pendule sur le mur, le chandail, le soutien-gorge et les bas sur la chaise, la douce odeur du logis, l'impossible conciliation entre les inconciliables. »

Ce court chapitre, outre sa brièveté (ainsi que sa grande beauté et sa construction parfaite : on pourrait passer une demi-heure à le démonter pièce par pièce pour tenter de comprendre “comment c'est fait”), est caractéristique de la manière de Grossman. Cette Moussia Borissovna fait irruption dans le roman de la même manière qu'elle est tirée de son sommeil, sans qu'elle ni nous n'y ayons été préparés : on ne l'a encore jamais rencontrée, elle emplit durant une minute ou deux tout notre esprit, et aucun lecteur ne sait encore s'il la reverra jamais dans la suite de l'histoire – il en va ici comme dans la vie ordinaire.

C'est pour cela que ce long roman est en fait aussi court qu'il était possible qu'il fût, en raison de sa structure même. Il y faut du temps pour que les lignes de force apparaissent, comme le recul est nécessaire si l'on veut voir autre chose dans une mosaïque que des éclats de couleurs juxtaposés. Si l'on revient à cet Abartchouk dont je parlais hier soir, il apparaît que son acte suicidaire de dénonciation a été pour lui, effectivement, une tentative ultime pour récupérer son pouvoir de juger, de dire le bien et le mal, de redevenir un communiste à part entière. De fait, sitôt après avoir parlé, il se met à appeler “camarade” son interrogateur, ce qui est rigoureusement interdit par la loi des camps ; il est du reste repris par celui-ci, mais avec une certaine douceur

Dès le chapitre suivant, nous quittons le camp soviétique pour nous retrouver dans un wagon plombé empli de Juifs, qui traverse l'Ukraine en direction de l'un des läger nazis dressés sur le territoire polonais (à chaque arrêt du train, on entend des voix, à l'extérieur, donner des ordres en allemand…). Il n'est donc plus question d'Abartchouk. Le retrouvera-t-on ? Peut-être… Personnellement, je ne suis pas très optimiste à son sujet car, la dernière fois que je l'ai vu, c'était la nuit, il était allongé sur sa paillasse, et il lui a semblé apercevoir une ombre furtive se glisser entre les châlits…

vendredi 28 décembre 2012

Il est doux d'être inflexible


Abartchouk, personnage secondaire de Vie et Destin, est un communiste pur et dur. Il est du nombre de ces zeks qui pensent qu'à part une infime minorité victime d'une erreur judiciaire – dont eux-mêmes font bien entendu partie –, tous les forçats du goulag ont mérité le sort qui est le leur. De ce fait, ils demeurent de parfaits bolcheviks, en dépit de ce que leurs yeux peuvent voir, et que leur cerveau retransforme immédiatement et sans cesse en une autre réalité, seule assimilable par eux. Néanmoins, il se produit des ébranlements, dus à l'incroyable pression de la vie des camps, qu'ils ne peuvent ni éliminer ni intégrer. Comme par exemple lorsque Abartchouk, passant dans le coin du baraquement où les chefs des truands sont occupés à festoyer, se met à se consumer du désir d'être invité par eux ; non seulement pour pouvoir “manger quelque chose de bon”, comme il s'en fait le demi-aveu, mais surtout pour le plaisir, tout à fait inavouable lui, de pouvoir un moment parler avec ces brutes qui font la pluie et le beau temps parmi les détenus, se donner l'illusion de faire partie durant une heure des puissants. Voici ce qu'écrit Grossman à son propos (p. 144) :


« Abartchouk avait été toute sa vie implacable à l'égard des opportunistes de droite et de gauche, toute sa vie il avait haï les hésitants, les hypocrites, les ennemis objectifs.
« Sa force morale, sa foi reposaient sur le droit de juger. Il avait douté de sa femme et il l'avait quittée. Il l'avait crue incapable de faire de son fils un soldat de la révolution et il avait refusé de donner son nom à son fils. Il condamnait ceux qui doutaient, méprisait les geignards et les faibles. Il avait déféré devant les tribunaux les ingénieurs du Kouzbass qui ne pouvaient se passer de leur famille restée à Moscou. Il avait fait condamner quarante ouvriers qui avaient quitté le chantier pour retourner dans leurs villages. Il avait renié son bourgeois de père.
« Il est doux d'être inflexible. En jugeant, il affirmait sa force intérieure, son idéal, sa pureté. Là étaient sa consolation et sa foi. Il n'avait pas une fois essayé d'éviter les mobilisations du Parti. Il avait volontairement renoncé au salaire majoré des cadres du Parti. En renonçant, il s'affirmait. Il portait toujours la même vareuse et les mêmes bottes, que ce soit pour aller au travail, participer à une conférence au ministère, ou se promener sur le bord de mer à Yalta quand le Parti l'y avait envoyé pour se faire soigner. Il voulait ressembler à Staline.
« En perdant le droit de juger, il se perdait lui-même. Et Roubine le sentait. Presque tous les jours, il faisait des allusions à la faiblesse, à la peur, aux désirs pitoyables qui se glissent peu à peu dans une âme de détenu. (…)
« Quand Abartchouk voulait condamner quelqu'un mais qu'il sentait que lui aussi était coupable, quand il se mettait à hésiter, il était pris de désespoir, il ne savait plus où il en était. »


Deux pages après cet extrait, le juif Roubine, auquel il vient d'être fait allusion, est assassiné durant son sommeil (d'un gros clou enfoncé à coup de marteau dans son oreille…) par le truand qui, à l'atelier, sert d'assistant à Abartchouk. Celui-ci sait que, s'il dénonce à la fois le voleur du clou et l'assassin, il signe son arrêt de mort dans les vingt-quatre heures, et que cette mort sera lente et particulièrement cruelle. Pourtant, interrogé par l'officier opérationnel Michanine (lequel, connaissant la loi du camp, ne s'attend à aucune révélation), il le dénonce effectivement. Est-ce un commencement de rédemption ? Ou bien, en faisant son devoir jusqu'au bout, Abartchouk a-t-il voulu montrer, au péril de sa vie, qu'il restait un bolchevik inaltérable ?

J'en étais là lorsque Catherine m'a averti que les pâtes étaient cuites et que je pouvais m'avancer vers la table du dîner. Je vous tiendrai au courant, pour Abartchouk…

jeudi 27 décembre 2012

Le brouillard recouvrait la terre

La lecture des Carnets de guerre de Vassili Grossman – il fut correspondant du journal L'Étoile rouge, de 1941 à 1945, et “couvrit” la plupart des fronts, de Stalingrad à Berlin, en passant par l'Ukraine et Tréblinka – m'a, de manière quasi automatique, replongé dans Vie et Destin, ce roman prodigieux dont je crois avoir déjà parlé, mais pas assez et pas assez bien, je le crains. Une part importante des épisodes de ce livre se déroulant durant la bataille de Stalingrad, et à Stalingrad même, la connaissance des Carnets de guerre se révèle précieuse, certains personnages circulant d'ici à là, des situations déjà connues se retrouvant, mais évidemment amplifiées par la fiction – ce qui ne veut pas dire exagérées. Amplifiées notamment en raison de l'irruption du temps, et de sa manière particulière de se comporter lorsque l'homme est soumis à des conditions d'existence inédites et donc sans repères possibles pour lui. C'est un thème que Grossman aborde deux fois dans les trente premières pages, et il n'est pas anodin que l'une des scènes soit située dans les abris anti-aériens de Stalingrad, tandis que l'autre se déroule dans un camp de concentration allemand : les mises en regard des deux dictatures qui s'affrontent n'iront ensuite qu'en se multipliant et en s'approfondissant. Voici le premier passage, celui du camp (p. 14 de l'édition Robert Laffont) – le personnage dont il est question est un vieux bolchevik de la première génération, celle qui a connu les prisons tsaristes :

« (…) le problème était que des hommes comme Ossipov, Erchov, Goudz lui pesaient parfois, bien qu'ils fussent très proches. Son malheur était que bien des choses en lui-même lui étaient devenues étrangères. Plus d'une fois, retrouvant un vieil ami, il s'était aperçu malgré sa joie qu'ils étaient devenus étrangers l'un à l'autre.
« Mais comment faire quand une part de vous-même est étrangère au temps présent… On ne peut pas rompre avec soi-même.
« Au cours de ses discussions avec Ikonnikov [une sorte de “fol en Dieu”], il s'irritait, devenait grossier, se moquait de lui, le traitait de chiffe molle, de nouille, de moule. Mais, dans le même temps, il lui manquait quand il ne le voyait pas.
« C'était en cela principalement que sa situation actuelle différait de ses années de prison dans sa jeunesse.
« Quand il était jeune, tout, chez ses amis et camarade de Parti, lui était proche, compréhensible. Toute pensée, toute opinion chez ses ennemis lui semblait étrangère, monstrueuse.
« Maintenant, il retrouvait dans les pensées d'un étranger ce qui lui avait été proche dans les temps anciens, et à l'inverse il découvrait soudain des choses qui lui étaient étrangères dans les pensées de ses amis.
« “C'est parce que je vis depuis trop longtemps”, se disait Mostovskoï. »

Le second extrait parle moins de l'action du temps sur l'homme que de sa volatilité, de son aptitude à disparaître ; disparition dont on ne s'avise que rarement, mais que la pression brutale d'événements inconnus peut révéler soudain. Nous sommes donc, maintenant, dans un abri souterrain d'officiers soviétiques, littéralement enseveli sous les tirs de l'artillerie allemande (p. 32) :

« Le temps se coule dans l'homme, dans l'État, il s'y niche et puis le temps s'en va, disparaît, alors que l'homme, l'État restent… l'État-royaume est resté, mais son temps est parti… L'homme est là mais son temps s'est envolé…  Où est-il ? Voici un homme, il respire, il pense, il pleure, or ce temps unique, particulier, qui lui est propre et n'appartient qu'à lui, est parti, envolé, ce temps a disparu. Mais l'homme reste.
« Rien n'est plus dur que d'être orphelin du temps. Rien n'est plus dur que le sort du mal-aimé qui n'est pas de son temps. Les mal-aimés du temps se reconnaissent sur le champ, dans les services du personnel, dans les comités du parti, dans les sections politiques de l'armée, dans les rédactions des journaux, dans la rue… Le temps n'aime que ceux qu'il a enfantés, ses enfants, ses héros, ses travailleurs. Jamais, jamais, il n'aimera les enfants du temps passé, et les femmes n'aiment pas les héros du temps passé, et les mères n'aiment pas les enfants des autres.
« (…) Le temps, que le combat avait déchiqueté, sortait du violon en contreplaqué du coiffeur. Le violon disait aux uns que leur temps était venu, aux autres que leur temps était fini. »


(Je ne sais pas qui est la jeune femme de la photo : elle est apparue sur mon écran après que j'eus tapé “Vassili Grossman” dans Google Images… Quant à la phrase qui m'a servi de titre, c'est la première de Vie et Destin.)

lundi 24 décembre 2012

Noël du pauvre, my ass !

 À Elody-pleine-d'o…

Eh bien, puisqu'il paraît que je suis grincheux, grinchons ! D'ici une couple d'heures, les Héberto-Plessistes que nous sommes vont festoyer dignement et d'importance, comme tout un chacun ici-bas – sauf dans les pays-pas-vrai où il n'y a rien à becqueter. L'une des chaisières de la blogosphère (pas de lien pour les punaises de sacristie progressiste !), à l'occasion de ce réveillon, essaie de nous refourguer cette tarte à la crème hypocrite de la part du pauvre. Si, si, vous savez : au moment de dresser la table, on y pose ostensiblement une assiette supplémentaire, afin que si un mendigo puant et mal élevé vient à frapper à la porte entre les huîtres et la dinde, on puisse l'inviter à prendre place, avec des mines dégoulinantes de componction. Auparavant, la cuisinière a pris soin de prévoir un peu plus de bouffe que nécessaire, afin de pouvoir la lui emplir, son assiette, au pouilleux postillonnant (en réalité, c'est parce que cette feignasse espère ainsi n'avoir pas à se remettre aux fourneaux le lendemain et refourguer les restes à sa bande d'alcoolos en redescente sévère). Quant à la menace du va-nu-pied qui débarque, il va de soi qu'on a bien pris soin de mettre la musique suffisamment fort pour ne point risquer d'entendre la sonnette.

Eh bien, ici, je vous le dis tout net : pas d'assiette surnuméraire ni de verre en trop. Et si d'aventure un pauvre s'imaginait que sous prétexte de naissance divine il allait pouvoir se licher mon Chablis premier cru, je lui dis tout de suite qu'il se fourre son gros doigt crevassé dans son œil purulent : il n'aura rien ! Pas une goutte, pas une miette. Car cette année, comme concept, on a décidé de tenter le réveillon de gros cons égoïstes – je suis sûr que ça va être très bien, très fun.

dimanche 23 décembre 2012

Assis, les forçats de la terre !


Au Plessis-Hébert, la journée commence toujours de manière festive : Catherine et moi jouons à celui qui ne se lèvera pas le premier. Le vainqueur ne gagne rien, mais le perdant – moi, ce matin – voit fondre sur lui une cascade de tâches toutes plus urgentes et impératives les unes que les autres. Il faut d'abord, la porte de la salle à manger ouverte, subir les assauts enthousiastes d'Elstir, lequel tente de faire croire au primo-levant qu'il l'aime alors qu'il lui réclame simplement sa ration de croquettes matutinale. Il faut ensuite aller délivrer Swann et Bergotte du salon où ils dorment et les canaliser vers le jardin : déjà deux de moins.

Ensuite, débloquage de la porte de la cuisine et mise en route du café (j'ai tout préparé la veille au soir, il n'y a plus qu'à presser le bouton). Puis, ouverture de la porte de l'arrière-cuisine (dans laquelle le chat s'engouffre comme un crétin, environ deux matins sur trois), afin d'y prendre le sac de croquettes déjà mentionnées. Nourrissage de la bête. Pendant qu'Elstir engloutit à grand bruit (et en en foutant partout), délivrer le chat et le nourrir, ce qui se fait dans la salle de bain. Là, on peut s'autoriser un moment de détente, en poussant la porte des toilettes pour la miction inaugurale. 

Quand on ressort, Elstir a fini de manger, et il faut à son tour le mettre dehors, lui aussi pour sa miction. On profite de ce moment de calme pour gober avec un peu d'eau ses médicaments-de-vieux, qui doivent permettre de survivre jusqu'au lendemain, en principe. Puis, avant de faire rentrer les chiens qui vous regardent d'un air suppliant depuis la terrasse, vous n'oublierez pas d'aller “refaire leurs lits”, c'est-à-dire déchiffonner les tapis dans leurs paniers. Revenant dans la salle à manger, il vous faut encore désécuriser la pièce ; comprenez : défaire l'empilement de chaises que vous avez, la veille, disposé devant le meuble rouge contenant divers objets usuels, tels que boîte de mouchoirs en papier, téléphone portable, cigarettes, stylo, etc. Si vous avez oublié cette opération essentielle, il y a de bonnes chances pour que vous ayez, tout à l'heure, en vous levant, retrouvé tout cela au sol et déchiqueté par les mâchoires pleines d'allant du gars Elstir.

Normalement, quand vous avez accompli tout cela au pas de charge, le café a fini de passer ; vous vous en servez une tasse, que vous buvez debout dans la salle à manger, devant la porte entrouverte, afin d'évacuer dans le jardin la fumée de votre première cigarette. Dans l'intervalle, les trois chiens se sont recouchés. Après cela, enfin, il vous est loisible d'aller vous épandre dans votre fauteuil habituel, avec un soupir de satisfaction et un livre.

Mais ça, c'est dans les moments creux. Là, depuis quelques jours, à l'instant de la récompense, ma conscience professionnelle opère un certain nombre de dérivations neuronales dans mon cerveau, opération dont le but est de m'empêcher de lire pour ne plus me faire penser qu'à Madame Piaf qui m'attend dans la Case, afin d'y être mise en mots et habillée de phrases. Vous avez beau tenter de ruser, de résister à ce diktat, il n'y a rien à faire : si vous vous obstiniez, même un roman de Mme Angot deviendrait incompréhensible ; il ne vous reste qu'à venir vous installer ici, devant l'ordinateur un brin goguenard de vous voir apparaître si tôt, et à vous réenchaîner à votre boulet – votre seule lueur d'espoir, scintillant là-bas, très loin devant, étant l'apéritif que les puissances terrestres vous autoriseront ce soir, si vous vous êtes acquitté des quinze mille signes qui, pour l'instant, vous attendent en vrac, et exigent d'être mis en ordre de bataille.

La journée sera longue et pleine…

samedi 22 décembre 2012

Bravo, Monsieur le Président, essayez de continuer comme ça !


Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de tresser des couronnes à l'actuel président de la République ; et comme ça risque de ne pas se reproduire de longtemps, mieux vaut y aller tout de suite. Les compliments ayant déjà été faits par d'autres, je me contente de reproduire :

Le parti de l’In-nocence se félicite que le président de la République, en visite officielle en Algérie, se soit refusé à poursuivre dans la voie de la repentance et à présenter des excuses pour la colonisation. Il approuve les déclarations du chef de l'État en faveur d’une quête de la vérité, nécessairement complexe et contrastée. Il déplore néanmoins que M. François Hollande ait mentionné seulement les crimes dont notre pays a pu se rendre coupable, et la brutalité de la conquête, sans faire référence aux motifs de cette conquête, à la séculaire nocence barbaresque en Méditerranée, aux enlèvements de chrétiens et à leur réduction en esclavage, non plus, dans un autre registre, qu’aux indubitables aspects positifs des cent trente-deux années de présence française en Algérie, à la très efficace action médicale, au formidable développement démographique, aux débuts de l’instruction publique, à la mise sur pied des infrastructures qui soutiennent aujourd’hui encore l’Algérie moderne, malgré le délabrement où elles sont laissées. Y a-t-il bien lieu de mettre en cause encore et toujours la colonisation alors que l’“indépendance” n’a amené jusqu’à présent qu’un demi-siècle de dictature et de gabegie, et la mise en coupe réglée, par quelques-uns, d'un État que ses ressources naturelles auraient dû placer parmi les plus riches du monde ? La démocratie française doit-elle indéfiniment s’incliner devant une tyrannie prévaricatrice dont les avatars successifs n’ont signifié que ruine, incurie et répression ? Et comment prendre au sérieux les doléances éternelles d'un peuple anciennement colonisé qui paraît n’avoir d’autre ambition et d’autre espérance que de traverser la mer pour aller se placer sous l’administration de son ancien colonisateur tant vilipendé, quitte à le coloniser à son tour ? 

Finalement, à la relecture, je me demande s'il n'y aurait pas tout de même un filet de vinaigre, dans tout ce miel…

vendredi 21 décembre 2012

Mais puisque j'vous dis que j'suis pas folle !

Les Blouses blanches, chanson écrite par Michel Rivgauche et Marguerite Monnot en 1960, m'a toujours paru absolument impossible à chanter sans sombrer dans le ridicule ; sauf bien entendu par sa créatrice, Piaf – mais c'est là affaire de goût et d'appétence : on peut très bien considérer que même elle y tombe, dans ce ridicule. Du reste, je lisais hier ou avant-hier qu'elle avait failli renoncer à la mettre au programme de sa rentrée à l'Olympia parce que, disait-elle, elle n'y arrivait pas. 

Eh bien, j'ai eu la surprise d'en découvrir aujourd'hui une version récente, interprétée par une Martha Wainwright dont, bien entendu, j'ignorais l'existence jusqu'à ce jour. Et il m'a semblé qu'elle s'en tirait plus qu'honorablement. Je vous laisse juge.

(Je sais bien que j'avais promis de ne plus emmerder personne avec Piaf, mais dites, hein : je passe mes journées avec elle depuis pratiquement deux semaines, y pensant du matin au soir et alignant les feuillets comme une machine à pondre. Donc, il n'y a pas de raison pour que je sois seul à me débattre…)


jeudi 20 décembre 2012

Un Vassal et pas de suzerain

Hugues Vassal et mézigue, dans une cave voûtée du vieux Tours, en plein exercice de piafologie appliquée.

mercredi 19 décembre 2012

Dans la tronche du Torreton, façon boomerang

L'écrivain Christian Combaz s'est amusé à refaire la méchante bafouille postillonnée hier ou avant-hier par le soi-disant comédien Philippe Torreton. Ça donne ceci :

« Cher Gérard,

« Un usurpateur ayant cru intelligent de t'adresser une lettre publique en mon nom, je voulais au contraire te remercier d'avoir, en quarante années de carrière, consenti à financer par tes impôts les myriades de comédiens qui se produisent trois mois par an dans des collèges de banlieue, dans des spectacles de rue, des productions à la noix financées par le conseil général du Puy-de-Dôme, des travaux en tout genre, sur le Corps, sur l'Autre, sur la notion de vivre ensemble, sur la ville, l'acteur et son double, le rapport au lieu, le rapport au temps, le rapport au rapport, enfin toutes ces sottises que débitent les comédiens quand ils parlent de ce qu'ils voudraient faire, alors que toi, tu n'as jamais ennuyé personne en expliquant ce que tu faisais. Tu as contribué à nous permettre de gagner un salaire toute l'année sur moins de six mois d'activité réelle, tu nous as divertis par des frasques somme toute moins sinistres que celles de Gainsbourg, tu es devenu l'emblème du pays partout dans le monde et tu m'as permis de passer pour un intellectuel en endossant, avec obligeance, à la place de mes amis du théâtre Français, et de tous les comédiens en général qui se prennent le chou, façon Arditi ou Giraudeau, la défroque de l'acteur à la Michel Simon, à la Galabru, qui tourne n'importe quoi pour payer ses impôts, tandis que nous, quand nous tournons, c'est pour dépenser ce que tu verses à l'État, en participant à des productions vouées à la trappe dès le mercredi midi. Alors, sois gentil, continue de verser tout cet argent, où le gouvernement, le ministre de la Culture et le théâtre subventionné puisent de quoi rendre hommage à Peter Brooks, en te tournant le dos avec dégoût le soir des Molières. Je connais quelqu'un au gouvernement qui t'aurait trouvé quelque chose pour payer un peu moins, mais essaie de payer quand même, pour le principe, comme ça, par solidarité avec les vrais acteurs qui te méprisent parce qu'ils ne peuvent pas s'en empêcher, allez montre-leur que tu es plus intelligent et reviens, avec le sourire, sans rancune, te faire insulter par ta vraie famille, celle du cinéma et du théâtre français.

« Je reste, cher Gérard, ton obligé

Philippe »

Pour l'amiral Woland, je réédite Piaf

Deux chansons pour le prix d'une : Non, je ne regrette rien, suivi de Mon Dieu ! Et, en prime, une version public de la seconde, avec Charles Dumont au piano du riche…


mardi 18 décembre 2012

lundi 17 décembre 2012

Mauvaises nouvelles en rafales pour le camp du Bien


Quand ça veut pas, ça veut pas. Après l'affligeant spectacle offert ces derniers jours par les progressistes de toutes obédiences, courant comme des perdus le long de la frontière belge pour tenter de retenir les évadés fiscaux cinématographiques avec leurs petits bras tendus et leurs doigts crocheteurs, voici que, ce matin, il prend fantaisie à la terre de ne plus se réchauffer ; ou de ne pas se réchauffer suffisamment ; ou pas pour les bonnes raisons, qu'on lui a pourtant signifiées clairement depuis des années. C'est le toujours excellent Hashtable qui soulève le lièvre sur son blog. En introduction il écrit :

« Il y avait longtemps qu’on n’avait pas parlé des climastrologues et des escrologistes de combat qui nous vendent non pas du rêve mais de la catastrophe planétaire à longueur d’année pour mieux pousser leur agenda interventionniste, décroissant et malthusien. Heureusement, une récente fuite d’un avant-projet du prochain rapport du GIEC nous aide à nous les rappeler à notre bon souvenir. Surprise (légère) : les dogmes climatologistes s’effritent un à un. »

Lisez la suite : c'est aussi réjouissant qu'instructif.

dimanche 16 décembre 2012

Adieu, veau, vache, cochon, couvée, Depardieu…


Grâce soit rendue à Gérard Depardieu, nom d'un évadé fiscal ! Ce n'est tout de même pas donné à tout le monde d'afficher sa liberté avec une aussi belle insolence, de décocher un bras d'honneur qui, depuis quelques jours, fait baver de fureur impuissante tout ce que la gauche compte de bas envieux hâtivement grimés en patriotes de la vingt-cinquième heure. Se faire donner des leçons de patriotisme par un ramassis de blogueurs qui passe son temps à bêler en faveur de l'universel, à couiner contre l'État-nation qui est si méchant qu'il provoque des guerre, à sangloter de tendresse pour tous ces gens qui quittent leurs pays afin de venir s'installer clandestinement dans d'autres pour de simples questions de bien-être matériel : il doit bien rire, le gros Depardieu, d'avoir provoqué le barouf à lui tout seul ; je l'espère, en tout cas. Moi, dans mon petit coin, j'en profite jusqu'à satiété : quel bonheur de les voir tomber le masque les uns après les autres, sans même qu'ils s'en avisent ! Ils croient sincèrement afficher le noble visage de l'intégrité, de la solidarité, de la citoyenneté en acier chromé, alors que ce sont les pustules de l'aigreur qui éclatent sur leurs faces tordues de rictus haineux – car haineux ils sont, mais fort heureusement tout à fait chétifs et stériles. Et ça trépigne, ça Madame, voyez comme ça trépigne ! S'ils pouvaient le lyncher comme un pauvre nègre de l'Alabama, on sent bien qu'ils auraient du mal à résister à leurs petites pulsions purificatrices. Mais rien à faire : hors d'atteinte, le Gérard. Alors, ils lynchent dans le symbolique et l'imprécatoire ; celui-ci parle de déchoir le monstre de sa nationalité (cette nationalité qui, d'ordinaire, est l'objet de tous leurs mépris d'oiseaux sans tête) ; celui-là clame très fort un mépris que personne n'entend ; cet autre exige qu'on lui ratisse tout ce qu'il a avant qu'il ne soit définitivement hors de portée des petites mains de l'État socialiste et redistributeur.

Oui, décidément, tout cela est bien divertissant. Mais je me demande si le plus comique n'est pas justement cette expression d'évadé fiscal. Car tout de même, de quoi s'évade-t-on d'ordinaire, si ce n'est d'une prison ? D'un cul de basse fosse ? À la rigueur d'un bagne, si on a le culte du passé ? Employer le mot fait comprendre qu'ils admettent, au fond, le caractère carcéral de ce système de spoliation vertueuse. Ce qu'ils veulent, ce n'est évidemment pas la liberté, cette notion de droite, pouah ! Non, leur idéal c'est qu'on les nomme gardiens de l'établissement, avec casquette sur la tête et trousseau de clé à la ceinture : telle est leur ambition.

Et surtout, surtout, que l'on fasse tout ce qui est humainement possible pour rattraper ceux qui ont eu l'audace et l'ingéniosité de tenter la belle.

L'excellente nouvelle du week-end


On apprend que les ventes du torchon institutionnel auraient baissé de 30 % en seulement un mois. Après les quotidiens gratuits, on va peut-être découvrir très vite une nouvelle forme de presse, innovante de partout et bien dans l'air du moment : le journal zombi.

Information trouvée ici.

samedi 15 décembre 2012

Mais vous pleurez, Milord ?

Belle journée, passée hier avec cet homme-là. (Journée néanmoins pénible, en son commencement et sa fin, puisque j'ai dû parcourir – aller et retour – environ 480 km entre chez moi et la ville de Tours pour l'y rencontrer, et que ce trajet fut parcouru sous une pluie battante…)

Néanmoins, journée agréable, en son milieu, ces presque quatre heures de rencontre avec Hugues Vassal, cet octogénaire servant d'illustration à ce billet. Le sujet de notre rencontre : Édith Piaf, dont on commémorera le cinquantième anniversaire de la mort dès l'année qui s'annonce. Vassal, jeune photographe stagiaire à FD en 1957, se voit envoyer en catastrophe à Dijon pour assister à un récital de Piaf ; il y va. D'une certaine manière, il tombe amoureux de Piaf, et elle de lui. Durant les cinq ans qui séparent ce moment de la mort de la chanteuse, en 1963, il va devenir l'un de ses intimes, l'un des habitués du 67bis boulevard Lannes. Il est là, ce soir de 1960 où Piaf est à la ramasse, presque morte déjà, incapable de redevenir elle-même, mais où arrive Michel Vaucaire – auteur piafesque déjà confirmé – accompagné d'un jeune compositeur dont elle ne veut pas entendre parler : Charles Dumont. Elle accepte néanmoins de l'entendre. Il s'installe au piano trônant dans le salon ; et c'est Non, je ne regrette rien. Édith Piaf renaît ; pas très longtemps ; assez pourtant pour parfaire la légende.

Hugues Vassal parle superbement de tout cela, de cette femme étrange et exceptionnelle qui ne l'a jamais quitté, d'une certaine manière. Quand je lui dis qu'elle est, au fond, la femme de sa vie, il me répond “oui”, et c'est une évidence simple.

On prend quatre heures de notre vie pour parler d'Édith Piaf. Ça ne le change pas beaucoup, lui, puisqu'il ne cesse depuis cinquante ans de parler d'elle et, d'une certaine manière, avec elle. Ça me change à peine moins, dans la mesure où, à 19 ou 20 ans, quand mes petits camarades générationnels se shootaient aux Rolling Stones ou à Grateful Dead, moi les larmes me coulaient en écoutant L'Accordéoniste et Marie la Française, ou, remontant plus loin encore dans le temps, Elle fréquentait la rue Pigalle. J'étais déjà, sans doute, ce réactionnaire qui s'ignorait et plongeait dans un passé qui ne lui appartenait pas.

Sinon, le filet bœuf que j'ai mangé ce midi-là était parfait – et les frites “maison”. Et tout ça arrosé à l'eau minérale, s'il vous plaît !

La fugue de la mort (coda)


Dans la conclusion générale de ses Terres de sang, Timothy Snyder revient sur les représentations que nous avons de l'Holocauste, le plus souvent faussées par la place qu'occupe désormais Auschwitz dans l'imaginaire européen, ou plus exactement occidental. Il commence par rappeler que la concentration et l'extermination sont deux choses de nature différentes, montrant que la première n'était en général pas une simple étape dans un processus de tuerie, mais une méthode visant à mettre des gens au travail forcé. Sous le régime allemand, les camps de concentration et ceux d'extermination opéraient sous des principes différents : les premiers n'étaient pas faits pour tuer, même s'ils tuèrent beaucoup, principalement à la fin de la guerre. Le brouillage entre ces deux notions vient peut-être de ce qu'on utilise malencontreusement le mot camp pour l'une comme pour l'autre : sans doute serait-il préférable de parler de camps de concentration et de centres d'extermination, afin de mieux séparer les deux choses. C'est bien ce que semble penser Snyder, lorsqu'il souligne que l'immense majorité des Juifs tués durant le régime nazi ne vit jamais un camp de concentration.  

Le brouillage vient aussi, et peut-être principalement, d'Auschwitz, qui semble désormais destiné à demeurer le symbole le plus puissant de l'horreur nazie, et tend même à devenir son symbole unique. Car là (comme à Majdanek), les deux choses coexistaient : un centre de mise à mort (Birkenau) et un camp de travail (Monowitz), plus le camp “souche”, appelé souvent Auschwitz I et dont le portail s'ornait de la célèbre maxime : Arbeit macht frei. Voici ce que Snyder dit d'Auschwitz :

« Auschwitz fut bien un site majeur de l'Holocauste : c'est là que près d'une victime juive sur six trouva la mort. Mais quoique l'usine de la mort d'Auschwitz fût la dernière installation à fonctionner, elle ne marqua pas l'apogée de la technologie de la mort : les pelotons d'exécution les plus efficaces tuaient plus vite, les sites d'affamement tuaient plus vite, et Treblinka tuait plus vite. Auschwitz ne fut pas non plus le principal centre d'extermination des deux plus grandes communautés juives d'Europe, les Polonais et les Soviétiques. Quand Auschwitz devint la grande usine de la mort, la plupart des Juifs soviétiques et polonais sous occupation allemande avaient déjà été assassinés. À l'époque où les chambres à gaz et les crématoires de Birkenau entrèrent en activité au printemps de 1943, plus des trois quarts des Juifs victimes de l'Holocauste étaient déjà morts. En fait, l'écrasante majorité de ceux qui allaient être délibérément tués par les régimes soviétique et nazi, bien plus de 90 %, avaient déjà été tués quand ces chambres à gaz de Birkenau commencèrent leur travail meurtrier. Auschwitz est la coda de la fugue de la mort. » (pp. 578-579.)


Par ailleurs, je signale que le texte essentiel de Vassili Grossman – qui assista en tant que correspondant de guerre à la découverte du camp par l'Armée rouge – intitulé L'Enfer de Treblinka est disponible sur internet à cette adresse.

jeudi 13 décembre 2012

Des Oradours comme s'il en pleuvait

Vue générale de Varsovie en 1944 : reconstitution en 3D.

Presque terminé Terres de sang, de Timothy Snyder. Me voilà rendu aux nettoyages ethniques – Juifs compris – auxquels Staline s'est livré à partir de 1945 dans les territoires tombés sous sa coupe. Il est tout de même terrible d'en arriver à se dire que, par comparaison, la guerre et l'occupation ont été, pour les Français, les Belges, les Hollandais, les Danois… quelque chose qui, aux yeux des Ukrainiens, des Biélorusses ou des Polonais de l'époque aurait fait passer ces pays pour des centres de vacances aux règles un peu strictes ; et c'est pour ne rien dire des populations juives de ces contrées, bien entendu. Voilà des gens que l'on ferait sourire de pitié condescendante avec notre petit et unique Oradour-sur-Glane, ainsi qu'avec nos rutabagas et nos topinambours arrosés d'ersatz de café. Comme disaient nos grands-mères : y a plus malheureux qu'nous.

mercredi 12 décembre 2012

Quand les libertins passent à table… puis au lit


Dans Juliette ou les prospérités du vice, l'ogre Minski, pour son repas, se fait servir “huit ou dix boudins faits avec du sang de pucelle et deux pâtés aux couilles”. Afin de n'en être point trop encombré, il s'accorde quelques glaces à l'odeur vomitive. Lorsqu'il prie la belle Juliette d'y bien vouloir goûter, celle-ci a une réponse fort diplomatique (ce qui est sagesse, vu la férocité du personnage) : « Il faut beaucoup d'habitude pour ces mets-là. »

En effet. Pour sa part, lorsqu'il n'avait pas la plume en main, le marquis de Sade faisait montre de goûts plus conventionnels, si l'on ose dire. Embastillé, il fait parvenir à son épouse la liste de ses exigences culinaires : un pain de pâte de guimauve, un pâté d'anguilles, les premières fraises, un pâté de thon et un gâteau au chocolat (“qu'il soit noir en dedans à force de chocolat, comme le cul du diable l'est à force de fumée”). L'ordinaire des prisons n'est plus ce qu'il a été, dirait-on.

Autre grand queutard devant l'Éternel, Casanova ne crache pas non plus sur les plaisirs de bouche, toujours si l'on peut dire : « J'ai aimé les mets au haut goût, écrit-il en préambule de son Histoire de ma vie : le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l'ogliapotrida, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j'ai toujours trouvé que celle que j'aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave. »

Comme écrivait l'autre au panache blanc : « Ma mie, cessez de vous laver : j'arrive ! » Quant à ce bon Marcel Jouhandeau, il faisait dans ses Chroniques maritales cette observation d'une logique sans faille (c'est l'esprit et non la lettre) : « Lorsqu'on a pris le parti de ne plus se laver, il arrive un moment où l'on ne se salit plus. » Il est à noter que si l'homme de Chaminadour avait, un temps, pris cette décision curieuse, c'était à seule fin d'importuner et d'incommoder par ses odeurs sui generis sa femme, Élise.

mardi 11 décembre 2012

Oud


Il n'est déjà pas facile de parler de la musique occidentale quand on en ignore à peu près tout, quand on se rend bien compte qu'on ne comprend pas “comment ça marche”. Alors, les musiques des autres… Pourtant, parfois, lorsqu'on vient de passer environ une heure et demie à écouter Munir Bachir (1930 – 1997), musicien irakien, improviser sur son luth, lors d'un concert donné à Paris en 1987, il peut vous venir l'envie de le faire tout de même, en sachant que cela sera impossible – mais parce que l'envie de partager, de faire entendre est plus forte que le ridicule qui vous retient. Vous savez bien que chaque mot qui viendra sera une sorte de mine anti-personnel qui va vous arracher bras et jambes si jamais vous l'écrivez ; que ces impressions de nonchalance millénaire à laquelle se joint une sorte d'austérité dédaigneuse vous viennent surtout de l'origine géographique de cette musique, et non d'elle-même ; que des visions touristiques s'interposent bruyamment entre ce que vous écoutez et les sentiments que les accords – parfois brutaux – vous inspirent ou vous dictent. Peut-être d'ailleurs faudrait-il se laisser dicter, sans plus chercher à résister ; et si des images attendues de terres arides et de caravanes lentes surgissent, eh bien, qu'elles viennent et s'installent, ici, dans ce salon ! Après tout… 

Mais on aimerait tout de même en dire autre chose, ne serait-ce que pour inciter le lecteur passant à y aller voir, à y aller entendre. Cela reste impossible, parce qu'on se corsète ; qu'on s'interdit par exemple d'écrire le mot “soleil”, car ce serait trop facile, trop attendu ; pareil pour l'adjectif “immobile”, entre autres. On a pourtant des visions d'hommes isolés, drapés comme des mages, droits comme des ancêtres, tentant de se transformer en statues de sel. Mais on ne le dit pas, à cause du côté chromo de l'image, de la vision ; néanmoins, elle est bien là, cette vision, avec même son cortège d'odeurs et de sons naturels, elle revient vous chatouiller l'oreille, à chaque rupture de rythme, qui n'est jamais tout à fait une rupture – c'est fascinant. On reste muet.

Lorsque le disque s'achève, ce disque, il ne peut être question d'écouter autre chose, en tout cas de changer de monde. Alors, parce qu'on est un peu bête, pas mal du XXe siècle (je vous laisse celui en cours), indécrottablement occidental, on se dit que, par bonheur, du luth arabe, du oud, on en a encore, et même deux : Alla, musicien algérien, encore vivant (j'espère pour lui en tout cas). Et, sottement, on range Bachir dans son étui et on pose Alla sur la platine.

Eh bien non, ça ne va pas. Pas ce soir. Soudain, l'occidental s'aperçoit qu'on ne passe pas aussi facilement d'un musicien à un  autre, même quand ils sont “arabes” tous les deux et jouent du même instrument. Dans un monde où l'on tente de nous faire croire que chacun est le frère de son frère de son frère de son frère (ad lib.), Bachir et Alla le sont peut-être, frères, mais lorsqu'on a plongé les oreilles dans l'univers de l'un, on ne passe pas, comme ça, d'un coup de pouce sur la zapette auditive, dans le monde l'autre.

J'ai fait taire Alla, et j'ai récouté le récital de Munir Bachir.

La morale victimaire manichéenne

« L'espérance d'une libération totale de l'humain, à titre d'espèce, en route vers l'horizon du post-humain, suffisamment sûre d'elle-même pour pulvériser toute réalité, est source d'une nouvelle morale qui opère le renversement de l'éthique classique de la démocratie. Celle-ci prônait le sacrifice de soi (de l'individu privé, notamment) sur l'autel du bien public, de la “nation”. Cette éthique compensait en fait la concession de “droits” sans exigence de devoirs. Le citoyen demandait l'abnégation de l'homme et ce dernier – concrètement, les individus – fut épisodiquement appelé à se sacrifier pour la patrie, à l'occasion des guerres nationales ou impériales, ou d'une urgence économique. Les hécatombes de la Première Guerre mondiale, la Shoah, les génocides contribuèrent au déclin de cette éthique dont l'accent sacrificiel s'est déplacé, dans le post-modernisme, du sacrifice de soi (l'homme sacrifié au citoyen) aux sacrifiés d'entre les hommes, victimes des “citoyens” des États-nations. La légitimité éthique va désormais à l'homme, non plus en tant qu'il se sacrifie pour le citoyen, mais en tant qu'il a été sacrifié par le citoyen qui, de ce fait, est a priori d'essence coupable.

« Cette culpabilité semble devenue héréditaire, car les descendants des “victimes” – et non les victimes réelles – demandent réparation tandis que les descendants des “bourreaux” (les États-nations) se sentent responsables des fautes des générations précédentes. La morale de la démocratie participative est ainsi nécessairement “victimaire”, dans le sens où la condition de victime est la seule source de légitimité pour la “minorité” (ce n'est plus le suffrage universel). La “victimitude”, néanmoins, n'est pas liée à des circonstances mais assignée à une origine (religion, ethnicité, etc.) spécifique : de façon exclusive, extra-occidentale. Par principe, les descendants des victimes ne peuvent pas être coupables et pour l'éternité. La condition de victime n'est pas uniquement le résultat d'une action contemporaine, mais un état de faits permanent que ne contredisent pas la violence et l'amoralité éventuelles de ses titulaires. Par conséquent, dans la morale post-moderniste, le monde est divisé entre bons et méchants, opprimés et oppresseurs. L'opprimé désigne une condition indépendante de la réalité, de sorte que derrière l'apologie de la multiplicité, de la multitude, de l'Alliance, de la compassion, se terre en fait une division binaire et manichéenne de l'humanité qui n'est pas supposée pouvoir changer et qui donc réinstaure une hiérarchie fondée sur la souffrance et la victimitude des ancêtres, c'est-à-dire indirectement sur la race, la religion, la chair et l'origine. »

Shmuel Trigano, La Nouvelle Idéologie dominante – le post-modernisme, éditions Hermann, pp. 69-71. 

lundi 10 décembre 2012

Délirante ou parano, l'armée française ? Les deux, mon général !


« L’armée française, qui se prépare à la guerre des cités, a construit spécialement à Sissonne, dans l’Aisne, une cité fantôme grande pour 5000 habitants, pour entraîner ses soldats.

« Le budget pour ce programme de guérilla des banlieues, nommé Scorpion, est de 400 millions d’euros par an pendant 10 ans, et il faut convaincre les décideurs politiques de son bien fondé.

« Les combats de demain ne seront pas ceux d’hier, et l’armée se battra en ville » disent-ils, c’est à dire dans les banlieues de non droit, les barres de HLM aux mains des dealers, des bandes rivales et des islamistes.

« En ville, un combat est souvent source de pièges et d’enlisement. Il y est quasiment impossible d’y développer une manœuvre sans risque de perte importante en matériels et en personnels », explique un officier supérieur du camp militaire.

«Pour cela, il faut s’adapter avec du matériel performant et du personnel bien formé. C’est tout le sens des manœuvres organisées voilà quelques jours sur ce camp, en présence du général Bertrand Ract-Madoux, chef d’état-major de l’armée de terre. »

(…)

dimanche 9 décembre 2012

Terres de sang : et en plus il a pas fait beau


Les Terres de sang de Timothy Snyder sont un livre extrêmement attirant – ce qui est une façon de parler, compte tenu des horreurs et des abominations qui y sont décrites et expliquées. Ce que l'historien appelle ainsi, les terres de sang (Bloodlands), c'est cette portion d'Europe orientale comprise entre les États baltes et la mer Noire, englobant, outre les trois États déjà cités, la Pologne dans sa moitié orientale, la Biélorussie et l'Ukraine : terres où les communistes et les nazis ont tués environ 14 millions de personnes entre 1933 et 1945. Le chapitre consacré à la grande famine sciemment voulue, organisée, planifiée et réalisée par Staline dans les campagne ukrainiennes en 1932-1933 est absolument terrifiant, avec ses scènes d'anthropophagie, souvent perpétrée au sein d'une même famille, les parents tuant et rôtissant l'un de leurs enfants pour nourrir les autres, la mère agonisante recommandant à ses enfants de la manger lorsqu'elle sera morte, etc. Et, au milieu de cette horreur déshumanisée, pourtant, certains qui refusent obstinément de se livrer au cannibalisme – et ce sont eux, bien entendu, qui meurent les premiers. Il est malaisé, apparemment, de se faire une idée précise du nombre de victimes de ce génocide ukrainien, mais les historiens semblent tomber d'accord pour dire qu'elles furent entre trois et quatre millions. Huit ans plus tard, après le déclenchement de la guerre germano-soviétique, sur cette même terre d'Ukraine, Hitler fera mourir de faim à peu près autant de prisonniers russes. À quoi bien sûr, il faut rajouter les innombrables déportations opérées par Staline dans les années trente, puis les massacres de juifs ordonnés par Hitler ; tout cela ayant eu lieu quasi exclusivement à l'intérieur du périmètre de ces terres de sang, qui fournissent à Snyder l'occasion de repenser totalement l'histoire européenne du XXe siècle, en étudiant précisément les modalités et les conséquences du choc qui y eut lieu entre les deux terreurs, nazie et communiste. De plus, ce gros livre (650 p.) est écrit dans une langue fluide, plutôt élégante, claire, ce qui ne gâte rien. Mais cela reste une lecture particulièrement éprouvante, même lorsque l'on n'a pas encore, comme c'est mon cas, atteint la 150ème page.

Lorsque l'on tape “famine Ukraine” dans Google images, on aboutit à des horreurs, que je n'ai pas voulu vous imposer un dimanche matin, de peur de vous bloquer la digestion du foie gras de midi. J'ai donc choisi pour illustration ce qu'il y avait à peu près de plus bisounours.

Rajout de deux heures et quart : On peut écouter avec beaucoup de profit l'émission Répliques que Finkielkraut a consacrée au livre de Timothy Snyder et à l'auteur lui-même, invité principal (et parlant français…) – Merci à Cherea de me l'avoir signalée.

samedi 8 décembre 2012

Les penchants asilaires de Vladimir Illitch


Au fond, l'objectif qui se dessina, en 1921, une fois la guerre terminée, devant Lénine et ses sbires bolcheviks était à la fois clair et aberrant : pour que se réalisent les prédictions révolutionnaires de Karl Marx, il importait de commencer par construire une société industrielle dans un pays essentiellement paysan. Dit autrement, il fallait fabriquer des ouvriers pour pouvoir les libérer ensuite. 

Énoncée comme cela, on comprend que la chose ait totalement foiré.

vendredi 7 décembre 2012

Les hommes, des zéros à l'infini


Les phrases qui suivent ne sont pas prononcées par Vassili Grossman lui-même, mais par Anna Sergueievna, l'un des personnages de Tout passe. Pendant que je tiens le micro, je dois préciser que la photo ci-dessus n'illustre pas la famine organisée par Staline dans l'Ukraine au début de 1933, et qui fait plusieurs millions de morts, mais celle orchestrée par Lénine dès 1922, un petit peu moins efficace : il va être, après ça, délicat d'expliquer à ces enfants que le stalinisme est un dévoiement du communisme, quand il n'en est que la continuation logique, au moins dans ses effets visibles. Enfin bref, voici :


« Qui a ordonné ce massacre général ? Je pense souvent à cela. Est-il possible que ce soit Staline ? Je crois que, depuis que la Russie existe, jamais un tel ordre n'avait été donné. Non seulement le tsar mais même les Tatars, même l'occupant allemand n'ont pas donné d'ordre tel : l'ordre de tuer les paysans par la famine – en Ukraine, sur le Don, au Kouban –, de les tuer eux et leurs enfants. On donna aussi l'ordre de saisir tout le fonds de semences. On cherchait partout le grain comme si ce n'était pas du blé mais des bombes, ou des mitrailleuses. On faisait des trous dans la terre avec des baïonnettes, avec des baguettes de fusil, on creusait le sol des caves, on brisait les planchers, on fouillait les potagers. On cherchait le grain jusque dans les pots et les lessiveuses. Un jour, on a trouvé du pain chez une femme, on l'a chargée aussitôt sur un camion et expédiée au district. Les chariots grinçaient jour et nuit, un nuage de poussière s'élevait au-dessus de la terre, comme il n'y avait pas de silos, on déversait le grain à même le sol sous l'œil vigilant des sentinelles. Le grain avait été trempé par la pluie d'automne. Quand vint l'hiver, il était presque pourri. Le pouvoir soviétique n'avait pas assez de bâches pour abriter le grain des moujiks.

« Lorsqu'on a emporté le grain des villages,  la poussière s'est élevée alentour, tout était dans la fumée : le bourg, le champ, la lune quand il faisait nuit. Un paysan est devenu fou. Il criait qu'il brûlait, que le ciel brûlait, que la terre brûlait. Non, le ciel ne brûlait pas, c'est la vie qui brûlait.

« C'est alors que j'ai compris : ce qui compte, avant tout, pour le pouvoir soviétique, c'est le plan. Réalise le plan ! Obéis aux réquisitions ! L'essentiel, c'est l'État. L'État est semblable au chiffre 1, les hommes sont le zéro qui le décuple. »

Vassili Grossman, Tout passe, Robert Laffont, pp. 949, 950.


Je rappelle, à toutes fins utiles, qu'il existe encore aujourd'hui, par chez nous, des gens pour se réclamer du communisme. Si d'aventure vous en croisez une, de ces innocentes crapules, soyez assez aimables pour lui péter les deux genoux de ma part, et plus si affinités – merci.

jeudi 6 décembre 2012

Aux antipodes de l'horreur


J'aime beaucoup la Nouvelle-Zélande, notamment par la vertu des cinéastes locaux, qui sont passés maîtres dans cet art si délicat : le “gore décalé”, ainsi que j'ai pu le vérifier une fois de plus hier, tard dans la soirée. Depuis plusieurs années, je conservais un souvenir ému et admiratif du film Brain Dead, vu au cinéma à l'époque où j'allais encore au cinéma. Aussi, voyant que l'une des chaînes dont je dispose programmait Black Sheep (cliquez pour la bande-annonce...), ne me tenais-je plus de jubilation impatiente. Je n'ai pas été déçu. Rien que le pitch, comme on dit en français d'aujourd'hui, vaut son pesant de tripes – au point qu'il se suffit presque à lui-même : un jeune homme ayant une peur panique des moutons doit affronter un troupeau d'ovins mutants, devenus carnivores à la suite de manipulations génétiques. Ça donne envie, non ? Rien vu de plus alléchant depuis L'Attaque des tomates tueuses et le déjà cité Brain Dead, c'est dire.

Le film est à la hauteur de ses prétentions, et va même au-delà. Il s'agit d'une véritable thébaïde, dans la mesure où deux frères s'y affrontent jusqu'à la mort : l'aîné, méchant, cupide, monstre froid, responsable des manipulations génétiques sus-évoquées ; et son cadet, le gentil héros ovinophobe. S'y ajoute un couple de militants écolos dont la fille ne jure que par ses chakras et son feng-shui, et, pour se calmer, doit s'imaginer qu'elle est un arbre poussant ses racines dans la terre. Je recommande tout particulièrement la scène où le méchant, mordu par le militant écolo déjà infecté, donc en voie de bélierisation, se plante devant son miroir et s'adresse avec hargne à son reflet comme s'il s'agissait de son frère détesté. Sa diatribe se termine par un “poor little bêêêstard !” du plus bel effet. Ou cette autre scène où, à court d'armes conventionnelles, le gentil héros balance à la tronche du mouton carnivore une bouteille de sauce à la menthe, laquelle a sur le mérinos le même effet qu'un rayon de soleil sur l'épiderme d'un vampire. Ou encore celle où le gentil héros surprend son méchant frère, sans pantalon, sourire embarrassé, en compagnie d'une adorable brebis d'un blanc virginal...

Et les bestioles, alors ? Eh bien, pour revenir à nos moutons, ils tiennent le milieu d'un triangle dont les pointes seraient le vampire, le zombi et le loup-garou. Ce sont des moutons-garous (j'ai hésité entre ce terme et celui de lycovins, mais je trouve le premier plus gentil). Toute personne mordue par un MGM (mouton génétiquement modifié) se transforme rapidement en mouton à son tour – généralement, ça commence par les mains ou les pieds : c'est très joli –, à moins qu'elle ne se fasse proprement dépecer et dévorer. Car, comme dans tous les films de ce genre, on ne lésine pas sur la tripaille ni les éviscérations.

Bien entendu, parce qu'il doit absolument combattre cet ennemi féroce et en protéger la jeune militante écolo, le gentil héros va parvenir à surmonter son ovinophobie. Mais en déduire que pour vaincre une phobie il suffit d'attaquer son objet à coups de tronçonneuse serait très incorrect politiquement – on s'en gardera donc.

À la fin, tout rentre dans l'ordre, on ne sait pas trop pourquoi ni comment, mais on s'en fout, on a bien ri – et même pas peur.

mercredi 5 décembre 2012

Some like it hotte


La semaine prochaine, en l'auditorium Jean-Prouvost, légitime fierté de l'entreprise qui m'emploie, le magazine Elle organisera un Marché de Noël solidaire. Évidemment, en recevant le choc de cette information,  la première question qui vient aux dernières personnes encore à peu près saines d'esprit est : comment un marché peut-il être solidaire ? La seconde, qui suit immédiatement, est plus intéressante : de qui ce marché entend-il se montrer solidaire ? Du Monoprix de la place Pompidou ? De l'épicerie arabe de la rue Anatole-France ? De l'échoppe à sandwichs de l'avenue de l'Europe ? Du restaurant d'entreprise qui se trouve au bout du hall ? Et, une fois acquise, comment cette solidarité va-t-elle se manifester ? Par un échange de bonnets rouges doublés de fourrure entre ces différents commerces de proximité ? Une location de traîneaux commune afin de casser les prix ? Un grand méchoui de renne autour d'un feu citoyen ? Rien de tout cela n'est bien sûr précisé sur l'affichette apposée dans tous les ascenseurs (qui eux-mêmes ont récemment introduit en haut lieu une requête afin d'être promus ascenseurs sociaux) : ces demoiselles d'Elle ne font rien, mais alors là rien, tu vois, pour apaiser les âmes inquiètes ni tempérer les esprits en surchauffe.

mardi 4 décembre 2012

Mécanique de la terreur, flottement de la culpabilité

« Dans un camp à régime spécial, Ivan Grigorievitch avait rencontré un adolescent, un écolier, Boris Romachkine, qui avait été condamné à dix ans de détention : il avait réellement rédigé des tracts accusant l'État de condamner des innocents, il les avait réellement tapés à la machine, il les avait réellement collés la nuit sur les murs de certaines maisons de Moscou. Boris avait raconté à Ivan Grigorievitch que des dizaines d'employés du ministère de la Sureté nationale (au nombre desquels figuraient plusieurs généraux) étaient venus le voir, le regarder : qu'un jeune garçon ait été arrêté pour avoir fait réellement quelque chose, cela les intéressait tous. Boris était célèbre dans le camp, tout le monde le connaissait, des détenus des camps voisins s'informaient de lui. Quand Ivan Grigorievitch avait été envoyé dans un nouveau camp situé à huit cents kilomètres du précédent, il avait entendu parler de Boris Romachkine dès le premier soir. Sa renommée courait dans toute la région de Kolyma.

« Mais l'étonnant, c'est que tous les hommes condamnés pour avoir fait quelque chose, pour avoir réellement lutté contre le pouvoir soviétique, estimaient que tous les détenus politiques, tous les zeks, étaient innocents, que tous sans exception méritaient d'être remis en liberté. Tandis que ceux qui avaient été arrêtés “pour des prunes”, pour des actions imaginaires, ceux dont les dossiers avaient été fabriqués – et ils étaient des millions dans ce cas – avaient tendance à n'amnistier qu'eux-mêmes et s'efforçaient de démontrer la culpabilité des faux espions, des faux koulaks, des faux saboteurs, de justifier la férocité de l'État. »

Vassili Grossman, Tout passe, Robert Laffont, p. 927.

Livre admirable, essentiel, que celui dont je viens de tirer cet extrait, et dont tout ou presque serait à citer. Dernier livre écrit par Grossman avant de mourir, livre testament (jamais publié de son vivant, est-il besoin de le préciser ?), il constitue néanmoins une excellente porte d'accès au chef-d'œuvre de l'auteur, écrit juste avant, et lui non plus jamais publié avant le début des années quatre-vingts, Vie et Destin, monumental chef-d'œuvre des lettres russes du XXe siècle, dont l'architecture procède de Tolstoï, celui de La Guerre et la Paix, mais qui est plus intimement innervé par l'esprit de Tchékhov, en raison du regard que porte Grossman sur les petites gens et de la bonté vue comme l'un des moteurs essentiels et indispensables pour qui veut protéger et développer son humanité – la bonté, alors, s'opposant résolument à toute doctrine du bien, voire du Bien : « Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule. » (Vie et Destin)

lundi 3 décembre 2012

La comédie des horreurs (reloaded)


C'est un (double) billet dont j'avais tout à fait oublié l'existence ; le relisant, il m'a fait sourire. Par conséquent, comme il a déjà trois ans d'âge, et que le blogo-peuple, à mon instar, est oublieux par nature, je vous le remets – et en une seule fois, parce qu'il ne faut pas abuser non plus.


Y a-t-il humain plus stupide, plus niais, plus inconséquent qu'un personnage de film d'horreur hollywoodien ? Poser la question est y répondre : non. Déjà, le PF2H (Personnage de Film d'Horreur Hollywoodien) est généralement jeune, ce qui ne plaide guère en sa faveur – et en plus il est américain. Mais ne nous égarons pas, nous sommes réunis ce soir pour sociologuer à donf.

Il convient peut-être de distinguer d'emblée le PF2H que l'on dira «de plein air» de son homologue urbain : bien que la distinction soit peu pertinente du point de vue de leurs stupidité, niaiserie et inconséquence, elle permettra de clarifier le débat. Nous commencerons si vous le voulez bien par le premier.

Le PF2H de plein air est en général quatre ou cinq : trois filles et deux garçons ou l'inverse. Il y faut un couple établi, un qui espère concrétiser durant le week-end et un électron libre. Notons tout de suite que le sort le plus enviable est presque toujours celui de l'électron en question : c'est en général lui qui, à la fin, réussit à rejoindre la route goudronnée, en compagnie de l'unique survivante qui, bien qu'ils soient tous deux couverts de sang, de glaires et autres humeurs moins ragoutantes, ne va pas manquer de lui tomber dans les bras.

Les PF2H de plein air, comme leur appellation l'indique, choissisent toujours d'aller se faire massacrer en pleine forêt, si possible dans une cabane en rondins abandonnée. Ils sont étudiants et fêtent ainsi la réussite à leurs examens. Le spectateur de F2H peut sans dommage somnoler (ou aller se soulager, rechercher une bière dans le frigo, faire une politesse à Madame, etc.) durant les vingt premières minutes : c'est le moment où le pick up roule sur une route impertubablement droite. À l'intérieur, les cinq crétins ricanent bêtement pour un rien, on se pelote vaguement à l'arrière, tandis que l'électron libre, à la place du mort, constate, retournant la carte dans tous les sens, qu'ils sont paumés. La seule péripétie notable consiste généralement en un arrêt dans une station-service datant de la fin du XVIIIe siècle, dont le pompiste est invariablement invisible. Les garçons le cherchent en braillant toutes les cinq secondes : "Il y a quelqu'un ?", tandis que les filles vont pisser – au moins une, en tout cas.

Lorsque le pompiste apparaît brusquement (pour faire peur), on constate sans surprise qu'il a une tronche de débile profond et on se demande qui a bien pu avoir l'idée de lui confier la station-service. S'il tient correctement sa partie, il se doit de bredouiller quelques lambeaux de phrases imbitables, d'où il ressort néanmoins que nos cinq PF2H feraient mieux de retourner passer leur week-end en ville, à vider les réserves d'alcool de leurs parents. Mais ils s'en foutent parce qu'ils sont des esprits forts, et repartent sans avoir cessé un instant de ricaner, afin de pallier l'absence de dialogue.

À partir de là, deux écoles : soit ils trouvent la cabane en rondins (ou l'un d'entre eux venait quand il était môme) ; soit ils se perdent complètement, et arrivent à la même cabane en rondins. Là, on s'est déjà fait chier pendant vingt minutes. Dans le quart d'heure suivant, nos PF2H vont, dans l'ordre :
- choisir leurs lits,
- préparer à bouffer,
- ricaner,
- une des filles devra obligatoirement prendre une douche pour qu'on la voie à poil,
- un des garçon rapporte la caisse de bière du pick up,
- l'autre fille flippe parce que l'endroit l'angoisse,
- tous constatent, la dernière bouchée avalée, qu'il s'est mis à pleuvoir et que le vent fait battre un volet quelque part.

C'est au moment où ils attaquent leur troisième bière que l'un des PF2H trouve le livre ; il est ancien et poussiéreux, si possible nanti d'un fermoir en acier travaillé. Il y a toujours un gros livre de ce genre dans les cabanes en rondins désertes. Ce n'est évidemment ni un recueil de recettes forestières, ni un guide des randonnées pédestres du coin.

C'est un livre d'incantations, écrites dans une langue de sauvages, avec des dessins qui collent aux filles une venette biblique, comme dirait Flaubert. Pour que l'action démarre enfin, il est nécessaire que l'un des garçons (de préférence celui qui est déjà en couple – ne me demandez pas pourquoi) se dévoue pour les lire à haute voix, dans le but de faire marrer ses potes.

C'est à ce moment-là, comme il aurait été facile de le deviner, que les antiques démons sumériens se réveillent de leur sieste millénaire, pas contents du tout. Les forêts américaines sont bourrées de démons sumériens, il vaut mieux le savoir, et spécialement aux abords des cabanes en rondins.

Simultanément, dehors, le pick up coule une bielle tout seul, ou paume une bougie exprès, ou se fait hara-kiri du delco, bref : il refusera de démarrer jusqu'à la fin du film. Et c'est heureux car, s'il démarrait, les démons sumériens seraient fourrés princesse et le movie barrerait en sucette.

À partir de là, nos PF2H vont se mettre à avoir des réactions totalement incompréhensibles, ou en tout cas incomparables avec celles d'étudiants normaux, restés en ville. Par exemple, si une fille de modèle courant est brusquement tirée de son sommeil par un long hululement bestial venant du dehors, que fait-elle ? Elle se retourne de l'autre côté et tâche de se rendormir ; après s'être éventuellement accordé un rapide solo de mandoline pour se calmer les nerfs. La PF2H, pas du tout : elle va se lever, sortir de la cabane en rondins, si possible pieds nus et en petite culotte, puis s'enfoncer à couvert des arbres en demandant s'il y a quelqu'un. Qu'est-ce que ça peut lui foutre, qu'il y ait quelqu'un ou non ?

C'est évidemment ce qu'attendait le démon sumérien pour tenter de lui sauter sur le paletot afin de posséder son esprit et de lui couvrir le visage de pustules de toutes les couleurs. Par parenthèse, on se demande ce qui peut bien pousser un démon sumérien, ayant plus de cinq mille ans d'expérience, à posséder des esprits tels que ceux qui nous ont été donnés à voir depuis le début du film – mais c'est leurs oignons.

La fille se met à courir, si possible dans la direction opposée à la cabane en rondins. Elle prend bien soin de ne pas crier, afin de ne pas réveiller ses potes qui risqueraient alors de lui porter assistance. Non, elle court. En repérant soigneusement toutes les branches basses susceptibles de lui fouetter méchamment le visage. Et voyez le miracle : elle qui, une heure plus tôt, était encore une adolescente en pleine santé, solide sur ses mollets, saine et sportive, la voilà qui se vautre dans les feuilles mortes tous les trois pas. Et quand elle se remet à courir, elle prend bien soin de ralentir régulièrement, afin de regarder derrière, sans doute pour vérifier qu'on la suit toujours et qu'elle ne galope pas pour rien.

En effet, on la suit. Le démon sumérien, évidemment invisible, siffle à travers les arbres et progresse à la vitesse d'un bobsleigh sur une piste olympique. Cela ne l'empêchera pas de mettre un bon cinq minutes pour rattraper l'autre greluche qui s'étale tous les dix pas. Enfin, il y parvient et, sur un cri d'horreur muet de la donzelle, se niche confortablement dans son cerveau – où l'on a bien compris qu'ils pourraient largement se loger à plusieurs, vu l'espace vacant : le PF2H possède généralement un cerveau "offrant de très beaux volumes".

Ensuite, c'est affaire de pure routine : la jeune possédée n'a plus qu'à rentrer à la cabane en rondins (bizarrement, elle ne trébuche plus et les branches basses lui foutent une paix royale), et à contaminer tout le monde, sauf l'électron libre et celle qui a pris sa douche à poil tout à l'heure. Pour occuper le temps, l'électron va dégoter une hache (ou une scie à métaux, un sécateur, un trombone géant...) et ventiler ses potes pustuleux façon puzzle. Nul ne s'étonnera qu'un bras arraché continue de vaquer à ses occupations ou qu'une tête tranchée et posée sur le poêle à bois parvienne encore à parler le sumérien sans fautes d'accord.

Pour les cinq dernières minutes, deux options : soit le pick up retrouve miraculeusement sa bougie perdue et consent à démarrer, soit les deux survivants parviennent à travers bois et à pied à rejoindre la route, où justement passent Mr & Mrs Smith, qui rentrent de leur soirée loto du samedi, à Hebertstown.

Le dernier plan sera pour la cabane en rondins. Il ne pleut plus, le vent s'est apaisé, c'est le matin, un pâle soleil se glisse dans le casting ; et l'on voit un gentil petit écureuil ramasser une pomme de pin, commencer à la grignoter, avant de s'immobiliser brusquement et de relever vers la caméra ses deux yeux d'un vert violemment fluo – preuve que les scénaristes préparent déjà une suite et que la cabane en rondins n'est pas près de désemplir.

La semaine prochaine, nous étudierons le cas non moins intéressant des PF2H urbains, qui s'obstinent à toujours louer, pour une bouchée de donut, de somptueuses maisons bâties sur d'anciens cimetières indiens.


*****

On croyait avoir touché le fond avec les PF2H de plein air, on avait tort : la vie du PF2H urbain est beaucoup plus difficile, ne serait-ce qu'en raison des escaliers qu'on passe son temps à monter et à descendre. Oh certes, oh certes ! vous allez me dire : mais, quoi, il n'y a que deux étages (plus le grenier où tout le monde meurt, tout de même...) ! C'est vrai. Seulement, dans les F2H, un escalier n'est pas un simple assemblage de marches inertes – ce serait un peu trop facile.

Mais reprenons depuis le début. En commençant par établir aussi précisément que possible les différences entre les PF2H de plein air et leurs collègues urbains. Ceux qui nous intéressent aujourd'hui ne sont nullement étudiants ; du coup, ils ne ricanent à peu près pas, ce qui est toujours ça de gagné durant les vingt premières minutes. En général, ils ont 35 ans, exercent un très bon boulot et ont quitté New York parce que le mari a un grave problème psychologique (je ne me casse pas le cul à préciser lequel, en général on s'en fout). Il a une femme qui l'aime et qui est blonde (c'est indispensable) ; elle est généralement conne comme un blogueur z'influent, mais comme elle est amoureuse de l'autre déséquilibré, on l'absout dès le départ.

Là où ça se gâte, c'est qu'ils ont deux enfants : une fille et un garçon ; toujours. C'est la fille l'aînée, elle est au bord de la puberté, on la sent prête à succomber à la première bite qui passera à sa portée ; mais il n'en passera aucune – vous pouvez regarder avec vos enfants –, car les films d'horreur sont toujours d'une stricte correction sexuelle. Le garçon a entre sept et onze ans, c'est obligé, il est blond, son visage est inexpressif et donc inquiétant. On s'inquiète, on reprend une mousse.

Les parents sont des cons indubitables (ce qui les rapproche des PF2H de plein air) : on leur a proposé une somptueuse maison de quinze pièces immenses (je vous rappelle qu'ils sont quatre), avec un terrain magnifique autour, à trente minutes de Manhattan en voiture, pour le prix d'une fermette dans le Perche : ils n'ont absolument pas trouvé ça bizarre. Non plus qu'ils ne se sont étonnés de la tronche terrifiée de la permanentée de l'agence immobilière, qui se carapate à peine les signatures apposées au contrat. Elle partie, on s'installe. Et c'est là que le festival commence.

Comme leurs petits camarades de plein air, les PF2H urbains se mettent à avoir des réactions incompréhensibles, dès lors que le scénariste sort de sa léthargie alcoolique. La gentille maman trouve normal que son fiston se balade sur le faîte du toit (les bras écartés en forme de croix christique, si possible) en pleine nuit (alors qu'il souffle un vent à décorner les boeufs) ; le père prend un ton de voix rassurant pour persuader sa pré-pubère de fille que la liane friponne qui lui est rentrée dans la chatte n'est rien d'autre qu'une plaisanterie de la nature à laquelle elle devra s'habituer, pour peu que le vent continue à souffler – les pommettes rouges, elle acquiesce.

Là-dessus, tout le monde retourne se coucher, et s'endort, même si le petit garçon voit dans le miroir de sa chambre deux petits crétins immobiles et couverts de sang, et si la greluche se demande si la liane a l'intention de l'épouser, ou si elle a eu tort de céder dès le premier rendez-vous.

Le lendemain, petit-déj, on a oublié les terreurs de cette première nuit. Sauf, en général, le petit garçon, qui ne peut pas faire un pas dans cette baraque sans voir surgir devant lui les deux petits cons qui ont été massacrés à la hache d'incendie trente ans plus tôt (ce qui explique le prix ridiculement bas du loyer). Et qui ont été massacrés où ? Au grenier, évidemment. À près de 53 ans, je ne comprends toujours pas comment on peut avoir l'idée de grimper au grenier d'une maison nouvellement achetée, notamment quand on est affligé d'une fille pré-pubère et d'un petit garçon blond au visage inexpressif.

L'escalier lui-même devrait les avertir, du reste. Une volée de marches que l'on met dix minutes à monter, avec les yeux écarquillés d'épouvante, alors que, cinq minutes plus tard, on la redégringolera sur le cul et en hurlant, ça devrait tout de même vous mettre la puce à l'oreille, il me semble. Mais, là, non.

Au bout de deux nuits (dont une où il a vainement tenté de sabrer Madame, histoire de justifier l'interdiction aux moins de douze ans), le père, lui, se casse en ville, parce qu'il est censé bosser. En fait, il ne bosse pas : il rencontre, au choix : 1) le vieux curé local, 2) le libraire spécialisé dans l'ésotérisme. Rôles peu enviables : ils sont l'un et l'autre assurés de mourir de mort violente, à dix minutes de la fin, lorsqu'ils viendront prévenir nos quatre connards qu'il y a chez eux : 1) les fantômes de la famille précédente, trucidée par le fils aîné et réfugiée au grenier depuis 75 ans ; 2) un vieux cimetière indien sous la maison, comme je vous le disais hier.

Normalement, si le scénariste a bien fait son boulot, tout le monde devrait s'en tirer et repartir pour New York, après une nuit d'enfer (je ne précise pas qu'il pleut, que l'orage gronde, que le vent souffle : ça va de soi). Éventuellement, si le studio est optimiste et pense qu'une suite pourrait être rentable, la future pétasse blonde (celle qui a été violée par une liane, ou par le tuyau de douche, ou une branche basse (rescapée du film d'hier)) se retournera au moment de monter dans la voiture familiale, et ses yeux deviendront vert fluo comme ceux de l'écureuil – mais sans la pomme de pin.

Dernier plan : la maison, impavide, prête à resservir. Éventuellement, une petite lueur rougeâtre dans l'œil-de-bœuf du grenier, histoire de causer.