samedi 31 décembre 2016

Le dit du brouillard




Le brouillard a quelque chose d'apaisant et d'autoritaire. Quand il refuse de se lever, qu'il reste étale durant des jours autour de l'endroit où vous vous trouvez vivre, il semble presque capable d'intimer au temps l'ordre de se taire, ou au moins de la mettre en sourdine, comme il fait avec les panaches des cheminées, qui sortent des bouches sans savoir où aller, avec des airs de petits nuages erratiques.

Le brouillard ne tolère aucun concurrent, et surtout pas le vent ; le brouillard n'est pas du côté de l'agitation. Le brouillard est quasiment le contraire de ces fats de nuages, qui prétendent cacher le soleil : le brouillard annule le soleil. Évidemment, il sait que le soleil gagnera, et très prochainement : le brouillard se sait éphémère. Mais, au moins, le temps qu'il règne, il ne s'offre pas le luxe de se battre contre ses prétendants : il sait qu'il règne, et le fait puissamment.

De son autorité naît l'apaisement des créatures agitées et mortelles, c'est-à-dire : nous. Il y eut, dit-on, des millions de millions d'années durant lesquels la Terre fut enveloppée dans cette ouate qui, ce soir, à un doigt d'un changement d'année,  s'appesantit sur toute chose, et fait se dresser les squelettes des arbres, comme s'ils avaient je ne sais quelle fierté à revendiquer, ayant à voir avec leur faculté de rester immobiles et leur longévité.

Sauf si vous êtes un malheureux insecte urbain, pris dans les lumières et le bruit artificiels, sortez de chez vous, poussez la porte, levez les yeux : le brouillard, terriblement silencieux, implacablement immatériel, va vous écraser d'éternité, c'est-à-dire vous faire croire que, pour vous, la vie va continuer comme elle a commencé. Tâchez de ne pas trop écouter ces fumées du silence.

jeudi 29 décembre 2016

Les spectres de l'automne


Parce qu'il est question d'un fantôme 
dans le journal de novembre

samedi 24 décembre 2016

Les trous noirs n'ont pas de chevelure

John Archibald Wheeler, 1911 – 2008

Nous parlions hier du côté farceur de Nathalie Sarraute : c'est un trait de caractère qu'elle partage avec certains physiciens, notamment ceux qui s'occupent de relativité générale, et en particulier l'un des plus fameux d'entre eux, John Archibald Wheeler, professeur à Princeton durant 40 ans et l'un des pères de la bombe atomique américaine avec Robert Oppenheimer. Dans les années soixante, plusieurs astrophysiciens, en Amérique, en Angleterre, mais aussi en Russie soviétique, se préoccupaient de déterminer la chose suivante : si une étoile affligée d'une protubérance quelconque se transforme en trou noir, celui-ci sera-t-il doté de la même protubérance, ou bien parfaitement sphérique ? Je vous passe les détails, mais enfin, il fut prouvé que tous les trous noirs devaient être rigoureusement sphériques, quelle qu'ait été la forme des étoiles leur ayant donné naissance. Ce que John Wheeler résuma en une formule : un trou noir n'a pas de chevelure.

En français, la phrase reste tout à fait innocente. Mais on sait qu'en anglais le mot hair désigne tout aussi bien les poils que les cheveux. (Une femme hairy n'arbore pas forcément une crinière de lionne : elle peut aussi être plus intimement nantie d'un superbe tablier de sapeur…) Par conséquent, les physiciens du monde entier – dont l'anglais est la langue commune – purent comprendre que les trous noirs n'ont pas de poils, et ils ne s'en privèrent pas. Ils s'en privèrent même si peu que, en 1969, Simon Pasternack, directeur de la Physical Review, publia une note péremptoire, pour prévenir qu'il refuserait tout article employant cette expression, ne pouvant admettre que de telles obscénités paraissent dans sa très digne revue. Devant le succès remporté par la formule de Wheeler, il dut pourtant finir par s'incliner, et admettre dans ses pages cette chevelure qui le défrisait.

(L'anecdote est tirée du livre de Kip S. Thorne – physicien qui fut l'élève de Wheeler –, intitulé Trous noirs et distorsions du temps. Il s'agit d'un volumineux ouvrage de vulgarisation (650 pages, caractères minuscules…), en tous points remarquable, clair, vivant, parfaitement écrit, accessible aux profanes complets et d'une très grande richesse.)

vendredi 23 décembre 2016

Les centenaires ratés, nouvel épisode


En voici encore une, qui a manqué de souffle au moment de grimper la dernière marche menant au podium : Nathalie Sarraute, 18 juillet 1900 – 19 octobre 1999. C'est ballot, ces neuf mois manquants, juste le temps d'une petite gestation de modèle courant. Cela dit, l'équité m'oblige à reconnaître que, chez les écrivains, les hommes ne sont pas moins ridicules que ces dames, en ce qui concerne le centenariat. Prenez Bernard Le Bouyer de Fontenelle, par exemple, dont les dates fatidiques donnent envie de rougir de honte à sa place : 11 février 1657 – 9 janvier 1757. Un mois et deux jours à tenir, palsambleu ! Il existe par ailleurs une autre différence entre ces deux-là, et c'est que je n'ai jamais, je crois, lu une ligne de M. de Fontenelle, alors que je connais l'œuvre de Mme Sarraute comme ma poche et que je l'aime beaucoup (je ne précise ce point que pour fournir à Michel Desgranges une occasion de se foutre un peu de moi…). À ceux qui seraient tentés d'y aller risquer un œil, je conseillerais volontiers  le roman intitulé Les Fruits d'or. Pour ceux que la lecture défrise, il reste la solution de télécharger Pour un oui ou pour un non, pièce assez courte, filmée par Jacques Doillon et splendidement interprétée par André Dussollier et Jean-Louis Trintignant. Pour terminer, on notera que, sous une apparence que l'on peut sans exagération qualifier d'austère, Mme Sarraute savait se montrer farceuse. Ainsi, alors que ses Œuvres complètes venaient de paraître dans la Pléiade, elle s'est empressée d'écrire et de publier l'année suivante, en 1997, un petit roman surnuméraire, de façon à faire mentir le titre de la prestigieuse bibliothèque. Si l'on veut mon avis, elle aurait mieux fait de conserver son énergie pour vivre neuf mois de plus.

lundi 19 décembre 2016

Dieu que les femmes peuvent être décevantes ! (Suite.)


Et qu'on ne vienne pas m'accuser de parti pris, encore moins de misogynie : je n'invente rien, je n'interprète pas, je me borne à constater. Comme ce blog s'en est fait l'écho à plusieurs reprises, ces dames semblent manquer de volonté – surtout vers la fin – au point de n'être jamais fichues de tenir jusqu'à cent ans, alors qu'il leur suffirait de raidir un peu leur volonté durant quelques semaines pour y parvenir. Dernière lâcheuse en date : Mme Zsa Zsa Gabor, qui vient de défunter à un mois et demi de son centième anniversaire, lequel aurait dû survenir le 6 février prochain : honte sur elle.

En face, chez les hommes, que voyons-nous ? Kirk Douglas ; qui, le 9 décembre dernier, a, dans l'honneur et la dignité, franchi le cap du siècle ; et qui, depuis ce jour, poursuit vaillamment sa route sans concasser l'appareil génito-urinaire de qui que ce soit en ce monde. Heureusement pour la gent féminine, Olivia de Havilland est là pour sauver l'honneur, mais c'est bien peu. De son côté, l'équipe gérontologique de ce blog s'engage avec solennité à surveiller scrupuleusement Mme Danielle Darrieux jusqu'au premier mai prochain.

dimanche 18 décembre 2016

Charles Darwin et les frères ennemis


Dans le domaine de la biologie, de la paléontologie, etc., les néodarwinistes dogmatiques et les créationnistes illuminés forment un duo de frères ennemis dont on ne voit pas comment on pourrait les séparer, chacun ayant tout intérêt à la survie de l'autre. Les créationnistes – c'est-à-dire ceux qui prétendent que Dieu a créé toutes les espèces d'un coup juste après avoir bricolé la Terre il y a quelques milliers d'années – sont indispensables aux néodarwinistes, en ce qu'ils leurs servent de repoussoir, d'épouvantail ; de même que, sur le plan politique, le Front national est nécessaire aux progressistes pour menacer et faire taire tous ceux qui auraient l'idée de remettre un tant soit peu en cause leurs innovations les plus asilaires (c'est le fameux “faire-le-jeu-du-FN”, brandi plusieurs fois par jour et à propos de tout). Tout scientifiques émettant des doutes sur tel aspect de l'évolution par la sélection naturelle, ou faisant remarquer que, au vu des dernières découvertes dans un domaine ou un autre, la théorie initiale a de plus en plus tendance à prendre l'eau, celui-là verra aussitôt surgir devant lui l'un des grands-prêtres assermentés du dogme (Richard Dawkins ou Daniel Dennett, le plus souvent), qui le désignera à la vindicte de la communauté scientifique en l'accusant de “fournir des armes aux créationnistes”, même si le malheureux fourvoyé est aussi athée que vous et moi. À partir de là, il lui deviendra nettement plus difficile de continuer à publier ses futurs articles dans les grandes revues “à référés”.

À l'inverse, les créationnistes ont tout autant besoin des néodarwiniens rigoristes. Les replâtrages, les colmatages et les acrobaties de plus en plus périlleuses que ces derniers sont contraints d'inventer, chaque fois qu'une nouvelle brèche apparaît dans leur arche miraculeuse, donnent davantage de poids aux attaques des premiers, qui les accusent volontiers de vouloir à tout prix camoufler les contradictions du darwinisme et de tenter d'étouffer toute remise en question, même quand elle provient d'un savant se réclamant lui-même du néodarwinisme ; ils finissent par les accuser d'avoir transformé  le darwinisme en une véritable secte ; ce qui, venant d'eux, ne manque pas de sel.

Pendant que se déroulent ces querelles de chiffonniers, des savants de plus en plus nombreux, et venant d'un peu tous les horizons mettent à jour des lézardes supplémentaires, ouvrent de nouvelles pistes de recherches, font appel aux modèles mathématiques, à la physique quantique, etc., en sachant qu'ils risquent à tout moment de se faire rejeter dans le camp des créationnistes, ou d'être récupérés directement par eux. Tout cela parce que, au fond, ni les “néo” – dont c'est le gagne-pain –, ni les “créa” – qui en ont besoin comme repoussoir de plus en plus facile à attaquer – n'ont intérêt à ce que l'évolution basée sur la sélection naturelle s'effondre un de ces jours, proche ou lointain, mais de plus en plus envisageable.

Du reste, ce verbe, “s'effondrer”, n'est pas forcément pertinent. Si, en effet, le système de représentation du monde mis en place par Ptolémée et ses successeurs est bel et bien tombé en poussière sous les coups portés par Copernic, Galilée et les suivants, il n'en a nullement été de même pour le système de Newton à l'apparition de la relativité générale d'Einstein : celle-ci n'a pas détruit celui-là, elle l'a en quelque sorte avalé. Mais les lois de Newton continuent d'être valables et utilisables, tant que l'on se cantonne à notre planète : c'est seulement quand on passe à l'échelle de la galaxie et du cosmos qu'elles cessent d'être pertinentes. À l'autre bout du champ, elles ne sont pas valables non plus lorsqu'on s'enfonce dans l'infiniment petit, qui est le domaine de la physique quantique. Peut-être en ira-t-il de même pour la théorie de Darwin, comme un certain nombre de savants tend à le dire de plus en plus ouvertement : l'évolution par la sélection naturelle demeurera sans doute un principe d'explication fiable pour ce qui concerne les micro-évolutions (mutations et sélection à l'intérieur des espèces), mais devra être remplacé par autre chose pour les macro-évolutions (naissance de nouvelles espèces). Quelle “autre chose” ? C'est tout l'enjeu, qui rend la question si passionnante. Apparemment des pistes commencent à se dessiner, des hommes et des femmes s'y sont engagés : certains se perdront en route, mais d'autres arriveront peut-être quelque part.

jeudi 15 décembre 2016

Le lecteur imprudent


On m'y reprendra, à suivre les conseils littéraires des astrophysiciens ! Parce que, dans son Destin de l'univers, Jean-Pierre Luminet parlait avec faveur du Voyageur imprudent de René Barjavel, comme de l'un des premiers romans à explorer le thème du paradoxe temporel, j'ai commandé le livre. Je viens de le terminer (au triple galop), et c'est une sombre déception. La seule chose indubitable qui se dégage de cette histoire est l'ennui. Ennui au présent, avec une historiette d'amour d'une harlequinesque niaiserie, sur fond de Seconde Guerre mondiale (le roman a été écrit entre 1942 et 1943). Ennui au futur, lorsque le héros-voyageur se projette jusque vers l'an 100 000 (à quelques mois près), pour nous décrire laborieusement, pesamment, une humanité totalement métamorphosée et asservie par une sorte de “devenir-fourmi” : mutations absolument impossibles en un temps aussi court, que Barjavel tente de faire passer par l'invention d'une mystérieuse “force”, dont on ne sait trop si elle est psychique ou arrivée d'ailleurs, et qu'il tire de son chapeau faute d'avoir trouvé mieux. Ennui, enfin, au passé, dans la troisième partie du roman, lorsque nous sommes propulsés en 1890 d'abord, puis en 1793 où se déroule le fameux paradoxe temporel dit “du grand-père”, auquel l'auteur ne parvient plus à nous intéresser, après les deux cents pages mornes qu'il vient de nous infliger. Et c'est avec une certaine satisfaction teintée de sadisme que le lecteur voit s'évanouir dans le néant ce héros inter-temporel qui, de toute façon, n'avait à aucun moment réussi à exister vraiment, à peine davantage que sa fiancée désespérément falote et d'une raideur comique sous son armure de vertus domestiques. Le seul véritable paradoxe, au bout du compte, est que ce roman médiocre ait pu acquérir le prestige qui semble être, encore aujourd'hui, le sien. À moins que sa raison d'être profonde fût de prouver l'absence complète de goût littéraire chez les lecteurs de science-fiction.

mercredi 14 décembre 2016

Et Dieu reconnaîtra les chiens

Otello dit Balbec, 1998 – 2006

Au fond, la nuit ayant passé, elle ne me convient guère, ma vision d'un paradis canin que j'exposais hier soir ; en ceci qu'elle implique un éden séparé pour nous autres (à moins de tous nous parquer à l'entrée d'une cuisine, sous une pluie régulière de peaux de saucisson, ce que je conçois mal). Or, si je n'ai rien contre l'idée d'un séjour paradisiaque à durée indéterminée – encore qu'il m'arrive de frémir en songeant à tous ceux que je risque d'y retrouver, au détour d'une sente de nuages –, il me déplairait fort que l'on n'y croisât ni cador ni greffier, ni même opossum ou scolopendre : une éternité sans bestioles, et pour peu que le havre divin soit sonorisé telle une vulgaire quinzaine commerciale sublunaire, voilà qui, à mes yeux morts, commencerait à ressembler foutrement à l'enfer. Et puis, enfin : vous imaginez l'humeur exécrable dans laquelle doit être Paul Léautaud, si jamais ses chiens et ses chats sont ad mortem confinés dans une zone inaccessible du jardin enchanté ? Il doit casser l'auréole de tout le monde depuis plus de soixante ans, l'animal ! Non décidément, et même si c'est là une solution bien peu satisfaisante, le plus prudent me paraît encore de rester en vie.

mardi 13 décembre 2016

Paradis pour tous, y compris les cons


« Mais enfin, Bergotte, pousse-toi : tu l'as eu tout à l'heure, ton poulet ! » Ainsi parlait Catherine il y a dix minutes, débarrassant son assiette vide, cependant que je lichais la mienne. En effet, une heure plus tôt, au sous-sol, la chienne s'était régalée (ça se voyait) de la peau de la volaille dont j'achevais de consommer la viande. 

Et je dis : « En fait, le paradis, dans un cerveau de chien, ce doit être d'être couché à l'entrée d'une cuisine, et que, régulièrement, toutes les cinq minutes, tombe dans sa gueule entrouverte une peau de poulet ou de saucisson, le gras du jambon, l'os de l'entrecôte, les miettes du gâteau, etc. à l'infini des temps. »

Alors Catherine, emplie d'admiration, me dit : « Oui, sans doute tu as raison, ô luminaire de toute mon existence ! »

Et bouillonnant de l'enthousiasme qu'ainsi elle m'insufflait, je poursuivis, tout en lui tendant mon assiette désormais vide : «  Au fond, ces braves camarades canins rêvent autant que nos frères musulmans, qui s'imaginent qu'un paquet indéterminé de vierges viendra compenser leurs frustrations terrestres, pour peu qu'ils aient auparavant déchiqueté un nombre conséquent d'infidèles festifs à la kalachnikov : cela ne leur arrivera jamais, ni à ceux-ci, ni à ceux-là, mais rend certainement leur pauvre vie plus supportable. »

Elle en fut frappée, en convint, et rendit grâce à ma sagesse, tandis que je bottais le cul du fucking clébard, qui trouve toujours le moyen d'être en plein milieu du passage, notamment quand on débarrasse la table.

Nous conclûmes ensemble, tout en refermant le lave-vaisselle, que nous avions bien fait d'adopter un chien plutôt qu'un mahométan, et je me resservis un demi-verre de riesling, afin d'attendre l'heure de Breaking Bad. La vie pouvait être belle, tant que, sur trente millions d'amis, les quadrupèdes l'emportaient encore sur les enturbannés.

lundi 12 décembre 2016

Petite leçon d'astronomie, II


De ma lecture du remarquable – quoique assez ardu en certains de ses confins… – livre de Jean-Pierre Luminet, Le Destin de l'univers (deux volumes en collection Folio), je puis d'ores et déjà tirer une conclusion dont le caractère aporétique n'est qu'apparent ; je vous la livre :

Les trous noirs sont troublants.

samedi 10 décembre 2016

Ce qu'on ne veut pas voir ou La Leçon d'astronomie


Un certain matin de juillet, en l'année 1054, un astrologue chinois, Yang Wei-T'e, remarqua dans le ciel l'apparition d'un astre extraordinaire : précédant le Soleil de quelques minutes, l'étoile inconnue s'éleva au-dessus de l'horizon, beaucoup plus brillante que toute étoile jamais observée, et même que Vénus. Yang la baptisa illico Étoile invitée. La nouvelle venue resta apparente – y compris en plein jour – durant 23 jours, puis encore deux ans mais seulement de nuit ; après quoi, elle disparut. Sans bien entendu le savoir, ce brave astrologue extrême-oriental avait assisté à l'explosion d'une supernova, dont l'éclat équivalait à celui de 250 millions de soleils. Il ne fut d'ailleurs pas le seul à noter le phénomène, puisqu'on en retrouve des traces dans d'autres chroniques astrologiques, chinoises mais aussi japonaises.

En revanche, en Occident, rien. Pas la moindre trace de l'étoile invitée que, pourtant, les astrologues européens n'avaient pu manquer de repérer. Pourquoi un tel mutisme ? Étaient-ils tous devenus aveugles en même temps ? D'une certaine manière oui. L'Occident vivait alors sous un paradigme aristotélicien intangible, lequel affirmait que les cieux étaient immuables, et les étoiles accrochées à une “sphère des fixes” (les Orientaux d'alors, eux, admettaient les changements célestes). Par conséquent, une anomalie telle que cette invitée surprise étant à la lettre impensable, les astrologues de chez nous ne l'ont effectivement pas vue ; ou, s'ils l'ont vue, se sont empressés de se persuader qu'ils avaient été victimes d'une illusion de leurs sens ; et se sont bien gardés d'en faire état par écrit. 

Ce n'est qu'en 1731 que John Bevis, un astronome amateur anglais, découvrit une nébuleuse dans la constellation du Taureau, laquelle fut ensuite baptisée nébuleuse du Crabe : il s'agissait bien  du résidu gazeux engendré par l'explosion de la supernova immédiatement repérée par les astrologues orientaux, ainsi que l'établit avec certitude Edwin Hubble en 1928. (Immédiatement est une façon de parler : la nébuleuse du Crabe étant située à environ 6500 années-lumière de nous, l'explosion avait en réalité eu lieu vers 5400 avant Jésus-Christ.)

Il va de soi, je pense, que je n'ai raconté cette histoire qu'à seule fin d'inciter mes aimables commentateurs à en appliquer le principe, non seulement à d'autres domaines scientifiques que l'astronomie, mais également à des champs n'ayant rien à voir avec la science – la sociologie par exemple.. Au fond, cette cécité volontaire des astronomes médiévaux ne fait rien d'autre qu'illustrer la phrase de Proust, disant en substance que la raison n'a aucun pouvoir dans le monde où évoluent nos croyances, que ce n'est pas elle qui les a créées et qu'elle est tout autant incapable de les détruire. Ou bien, encore plus simplement, le diction populaire qui prétend que « il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ».

La “preuve” a contrario de ce phénomène existe, elle aussi fournie par l'observation du ciel. Le 11 novembre 1572, l'astronome danois Tycho Brahé repéra une étoile nouvelle dans la constellation de Cassiopée, qui resta durant plusieurs jours plus brillante que Vénus elle-même. Il s'agissait également de l'explosion d'une supernova ; sauf que, cette fois, tout occidental qu'il était, Tycho Brahé, soutenu par le roi du Danemark, se mit à étudier scientifiquement sa découverte, au lieu de la passer par profits et pertes comme ses devanciers de l'an mil. Pourquoi ? Parce que le paradigme aristotélicien (on pourrait dire aussi : ptoléméen) commençait à se fissurer et à prendre eau de toutes parts (Galilée et Kepler ne sont plus bien loin…) et qu'il devenait pensable de passer outre. L'œil était alors en pleine conquête de la permission de voir.

(Je comptais, au départ, poursuivre ce billet en développant un peu cette notion de “paradigme” à laquelle j'ai fait rapidement allusion, parce qu'elle me semble avoir une grande importance pour le monde actuel, et pas seulement dans le domaine des sciences. Mais cela le mettrait beaucoup trop long, si tant est qu'il ne le soit pas déjà. J'y reviendrai donc un de ces jours prochains. Sans doute…)

jeudi 8 décembre 2016

Petite illustration d'un effondrement culturel


« Créé il y a 60 ans par le dessinateur André Franquin, le personnage de Gaston Lagaffe est à l'honneur avec une grande exposition organisée à partir de mercredi par le Centre Pompidou à Paris, jusqu'au 10 avril 2017. » (Source.)
Après le Nobel de littérature à Bob Dylan,  il est parfaitement cohérent et logique que Mickey se retrouve au musée ; en attendant Salvatore Adamo à la Scala de Milan. Il paraît qu'il se trouve des gens combatifs pour vouloir sauver l'Occident : ils envisagent de sauver quoi, exactement ?

samedi 3 décembre 2016

Tragédie de la connerie


La tragédie a, entre autres, la caractéristique de ne laisser aucune place à cette notion que nous appelons faute de mieux le suspense. Elle procède de la fatalité, de l'anéantissement inéluctable par des forces supérieures : dieux, caractères ou passions. Pour s'exprimer en langage d'aujourd'hui : dès la première scène, le spectateur sait que « tout ça va mal finir ». Si, chez les Grecs anciens, les dieux jouaient le rôle prépondérant, c'est à Corneille qu'il revient d'avoir donner sa grandeur à la tragédie de caractères, avant que Racine ne vienne établir celle des passions. Mais c'est aux frères Coen que l'on doit d'avoir, sinon inventé, du moins superbement illustré ce que l'on pourrait appeler la tragédie de la connerie. Acte de naissance : Fargo, le film, en 1995.

Mais c'est de la série que je compte parler un peu. Si les scénaristes de la première saison se sont assez largement appuyés sur le film originel, ceux de la seconde ont créé une histoire entièrement originale, bien que liée organiquement à la première et se déroulant dans les mêmes lieux enneigés et plats, entre le Minnesota et les deux Dakota. Dans l'une comme dans l'autre, d'emblée, tout le monde comprend que la plupart des personnages qu'il découvre dès le premier épisode courent à la perte, et que c'est leur profonde bêtise qui va se charger de les y mener, souvent en s'exaspérant en une sorte de démence “à bas bruit”.  De fait, chaque réflexion qu'ils font, chaque mensonge qu'ils échafaudent, chaque initiative qu'ils prennent pour tenter de redresser leur situation ne font que les engluer un peu plus dans le marécage qui, à la fin, va les engloutir et les étouffer. La connerie les guide en même temps qu'elle les aveugle, et le phénomène est valable aussi bien pour les “gentils” que pour les “méchants” : la connerie, tout comme la mort, traite ses proies avec un louable sentiment d'égalité, voire d'équanimité. Du reste, et c'est l'une des caractéristiques de Fargo, les gentils ne le sont jamais autant qu'ils paraissent l'être de prime abord, ni les méchants ; sans doute, justement, parce que leur connerie commune a tendance à araser tout ce qui pourrait les différencier par ailleurs. Seuls les deux policiers faisant pivot (une femme dans la première saison, et son père, vingt-sept ans avant, dans la seconde) échappent à cette course à l'abîme ; non qu'ils soient beaucoup plus intelligents que leurs concitoyens, mais parce que, chez eux, la connerie naturelle est tenue en lisière, contrecarrée dans ses plans, par une obstination patiente les poussant vers la découverte de la vérité.

Doit-on préciser que l'histoire elle-même est parfaitement écrite, et que les réalisateurs tirent le meilleur parti de ces paysages presque uniformément blancs, où rien ne vient accrocher l'œil ni distraire l'attention ? Il résulte de ce décor que les personnages semblent jetés sur le terrain le plus neutre possible – presque comme s'ils jouaient devant un rideau de scène uniforme ou un “fond vert” de cinéma –, afin de laisser le champ parfaitement libre, au propre comme au figuré, à leur puissant moteur commun : la connerie. Mais il faut dire un mot de ces personnages et des comédiens qui les incarnent. Si les deux volets de la série, malgré l'action et les violences copieuses, peuvent parfois paraître un peu lents, c'est parce que les protagonistes ont tous, à des degrés divers, de grandes difficultés à s'exprimer, à traduire en mots ce qu'ils parviennent péniblement à penser et qui est presque toujours “à côté de la plaque” et provoquant d'irrésistibles effets d'ironie. On devrait, à leur sujet, retourner Boileau : Ce qui se conçoit mal s'énonce péniblement, Et les mots pour le dire viennent difficilement. Et c'est en quoi les acteurs choisis sont tous excellents, certains même prodigieux, qui ne sont pas forcément les “têtes d'affiche” (Billy Bob Thornton, Kirsten Dunst, Adam Goldberg, Keith Carradine, Ted Danson…) : ils parviennent à éteindre leurs regards, à donner de l'hébétude à leurs sourires, à blanchir leur voix, bref : à prendre cette apparence de poupée mécanique et impuissante que peuvent avoir les humains lorsqu'ils sont manipulés par une force incommensurable avec la leur, comme c'est le cas, par exemple, dans les grandes danses macabres des peintres médiévaux. 

Série recommandable, donc ? Oui, hautement. Aussi bien la saison seconde que la première. Et ce peut être l'occasion de revoir le film initial des frères Coen, remarquable lui aussi : une véritable trilogie de notre sainte mère la connerie.

jeudi 1 décembre 2016

Encore un…


Boulou, décembre 2001 – décembre 2016

mardi 29 novembre 2016

Bouge ta guérite, que je voie le port


C'est à la fin d'octobre que je suis rentré au garage…

dimanche 27 novembre 2016

Les cocus de babord


Depuis lundi matin, tout comme vous, je lis avec un intérêt teinté d'amusement les blogs des grands stratèges de la gauche, qui échafaudent de fort subtiles constructions, à propos du vote de ce jour, et appellent à y participer massivement. En gros, il me semble qu'ils se partagent en deux groupes d'importance à peu près égale : les optimistes d'un côté, les pessimistes (ou réalistes…) de l'autre. Chez les premiers, on appelle tous les progressistes à voter en faveur de François Fillon, au prétexte que, héraut de la droite, il serait un adversaire plus facile pour François Hollande – lequel n'est même pas encore candidat à sa propre primaire, mais passons. Chez les seconds, partant de la constatation que le futur champion socialiste a autant de chances de se retrouver au second tour que moi de chanter les bienfaits du vivre-ensemble, on préconise de voter pour Alain Juppé, arguant du fait qu'il ne fera guère plus, une fois à l'Élysée, que récupérer la très-fameuse boîte à outils de l'actuel président, pour en faire un usage tout aussi infinitésimal. Ces deux groupes étant apparemment à peu près égaux en nombre, il va résulter de ce “noyautage” satanique des primaires nauséabondes qu'ils n'en feront pas bouger le résultat d'un iota, mais que, en revanche, ils auront bien contribué à remplir la caisse du futur candidat de la droite, qui pourra ainsi, grâce à leurs piécettes accumulées, organiser tout un tas de petits meeting rigolos, avec drapeaux tricolores et musique de merde. Le moindre des savoir-vivre, je pense, serait d'aller à notre tour voter en lourdes cohortes à leur primaire à eux autres, afin de tirer leur porte-étendard d'une gêne financière qui, au bout du compte, serait embarrassante pour tout le monde.

vendredi 25 novembre 2016

Ne lâche pas la rampe, Zébulon !


Mon cher Ali Zébulon (on est entre nous, n'est-ce pas ?), on dirait bien que tu as réalisé pleinement ton vœu le plus ardent, ta plus essentielle aspiration, à savoir te faire aimer de la gauche ; et tu dois être bien aise d'entendre les sanglots et les bêlements désespérés de tous les progressistes à nœud rose, depuis ta gamelle d'anthologie de dimanche dernier, face au redoutable Adolf qui nous menace de son goupillon giclant l'acide sulfurique par tous ses petits trous bénits. C'est toi qu'ils voulaient comme président, et certainement pas l'autre gestapiste en costume sur mesure ! Du coup, te voilà bien désolé de ne pouvoir sans doute pas leur accorder cette légitime satisfaction. Mais tout n'est pas perdu, tu peux encore rebondir.

Pour accéder à l'Élysée, il te reste l'itinéraire de délestage : la primaire de la gauche. Je fais le pari que si tu viens frapper à leur porte, NKM roulée sous le bras, les camarades vont t'accueillir comme le Messie (oh ! pardon…), comme la grosse bouée dont ils ont besoin pour se sortir du marasme gluant dans lequel ils s'enfoncent de manière inexorable en glapissant et agitant leurs petits bras, tels des sémaphores-en-gueule. Et je suis bien certain que tu triompheras dès le premier tour de la bande de marionnettes effilochées qui auront été assez téméraires pour oser l'affronter. Le meilleur d'entre nous sera devenu le meilleur d'entre eux, et ainsi sera lavé l'affront de la primaire à droite, dans laquelle tu es allé te fourvoyer d'une manière qui me reste inexplicable ; mais il est vrai que je n'entends pas grand-chose à la haute politique.

mercredi 23 novembre 2016

Les pédés sont-ils des cons ?


Personnellement, jusqu'à ces jours derniers, j'aurais, à la question de mon titre, répondu “non” sans barguigner ; d'abord parce que je le pense, et ensuite parce que je ne veux pas d'ennuis avec la bigoterie ambiante. Mais depuis la dernière campagne de prévention du sida, lancée par le ministère de la Santé – donc par nous, en quelque sorte, ou au moins en notre nom –, je me pose des questions, forcément. Il me souvient fort bien que, dès l'apparition de ce mal mystérieux dont on cache le nom, comme chantait l'autre, c'est-à-dire au début des années quatre-vingt, les homosexuels se sont retrouvés les premiers sur la ligne de départ. À ce titre peu enviable, voilà donc plus de trente ans qu'ils sont informés et surinformés, de manière fort précise, sur les risques qu'ils encourent et la façon simple de les contourner. La plupart des jeunes homosexuels d'aujourd'hui n'ont même jamais connu un monde sans sida, on pourrait presque dire qu'ils sont nés avec déjà un préservatif déroulé le long de leur problématique appendice. Néanmoins, pour Mme Touraine (Marisol En Si, pour les intimes), il est plus que jamais nécessaire d'informer ces braves déviants qu'il sévit en nos murs une maladie nommée sida et que, ô étrange découverte ! il existe un petit ustensile appelé préservatif qui, comme son nom l'indique, permet de s'en préserver ; ce que ces bas du front ignoraient bien évidemment, ou alors ils avaient oubliés (on connaît la puérile insouciance de ces gens-là, n'est-ce pas ?). 

En revanche, Mme Marisol En Si n'a pas jugé bon de rappeler aux hétérosexuels qu'ils étaient exposés aux mêmes dangers exactement : chez ceux-là, les retardataires devront tâcher de s'informer tout seuls. Il est vrai que couvrir tous les abribus de photos montrant des blondes alanguies ou des brunes volcaniques se faisant peloter les seins juste avant d'aller à la saillie, voilà qui aurait donné une image honteusement dégradée de la femme. Alors que la même chose avec deux barbus pâmés et multiraciaux, c'est vrai, c'est frais, c'est fun. Au point que l'on se demande bien quelle mouche a pu piquer le maire d'Aulnay-sur-Bois, pour qu'il aille s'indigner de si vivifiants tableautins. Et qu'on ne tente pas de me faire croire que sa colère aurait pu être motivée par le fait que les populations résolument bigarrées représentant une part grandissante de sa commune ont tendance, elles, à ne trouver ces pratiques ni très fraîches ni très fun, comme elles le prouvent sans la moindre ambiguïté dans tous les pays où elles ont les moyens de les réprimer ! Je ne mange pas de ce pain-là.

samedi 19 novembre 2016

Va voter et remonte du pain !


Et si on allait y voter, à leur bon sang de primaire ? L'idée a point lorsque je me suis aperçu, entre poire et fromage, que nous disposions d'un bureau idoine à Pacy-sur-Eure, où il fallait bien descendre chercher une baguette fraîche ; la décision fut prise, pour ainsi dire dans la foulée. Comme nous sommes un couple uni, nous voterons évidemment pour le même primate. Lequel ? À vous de deviner.

jeudi 17 novembre 2016

La Pente et l'Abîme

Passionnantes et admirables sont les Choses vues de Victor Hugo, au moins dans leur première moitié (à compter du départ pour l'exil, les séjours à Jersey puis Guernesey ne lui donnent plus que de fort rares choses à voir, et, donc, l'intérêt des notes s'en ressent fâcheusement). Quand il s'abstient de poser au visionnaire – ce Hugo qui plaît tant aux progressistes d'aujourd'hui – et de buriner sa propre statue, il fait preuve d'une acuité de regard étonnante et, bien entendu, d'une formidable capacité de restitution, une fois la plume en main. Les images sont à la fois précises et évocatrices – ce qui, du reste, est le propre d'une image bien trouvée –, comme lorsqu'il dit, de deux médiocres statues descendues de leurs piédestaux et abandonnées dans l'herbe à l'aplomb d'un mur, qu'elles ont un faux air de tragédies sifflées.

Le 16 mai 1841, Hugo note cette remarque que vient de lui faire Émile de Girardin : « Ce qui est le plus dangereux et qu'il faut le plus craindre, ce n'est pas l'abîme, c'est la pente. » Les esprits lucides de notre temps verront tout de suite à quel point l'observation est juste. Et les plus désabusés d'entre ceux-là ajouteront peut-être, mais à voix basse, comme pour eux-mêmes, sachant l'inutilité de leur prédiction, que les deux ne sont pas inconciliables et que certaines pentes, raidement descendantes, déboucheront finalement sur l'abîme.

mardi 15 novembre 2016

Nino Ferrer et Paul Morand

Le verve burlesque n'est pas, quand on se plonge dans l'œuvre de Paul Morand, ce qui frappe d'abord ; pourtant, elle existe bien. Pour la trouver, il faut ouvrir le roman qu'il écrivit en 1933 et qui s'intitule France-la-Doulce, lequel a fait beaucoup pour asseoir à notre époque sa nauséabonde réputation. De quoi s'agit-il ? D'une satire, on pourrait presque parler de “pochade”, se déroulant dans le milieu cinématographique parisien de ce début des années trente. Morand sait de quoi il parle puisque, l'année précédente, il a travaillé à une adaptation de Don Quichotte, que devait tourner le grand cinéaste allemand Pabst, et qui lui a valu un certain nombre de frustrations, agacements et déboires. Dans le roman, un petit groupe de producteurs, évidemment désargentés mais furieusement cosmopolites, se met en tête de tourner une adaptation de La Chanson de Roland. Le but n'est évidemment pas de faire œuvre artistique, mais simplement  de renouveler les traites des films précédents. Et l'on va suivre, durant 150 pages, les tribulations de ce film – de ce bateau ivre, devrais-je dire –, depuis le lancement de l'idée jusqu'à la première aux Champs-Élysées, en présence du président du Conseil.

Pourquoi France-la-Doulce a-t-il valu et vaut encore à Morand de subir les foudres des habituels foutriquets tonnants (les foudriquets) ? Parce que les producteurs du film, douteux chevaliers d'industrie, sont presque tous des Juifs d'Europe de l'Est, lesquels ne cessent d'affluer à Paris depuis que, à Berlin, un certain Adolf Hitler a été nommé chancelier. Que Paul Morand ait été antisémite, cela ne fait guère de doute. Mais son roman l'est-il ? Ma réponse est : non. D'abord, tous les financiers gentiment crapuleux qu'il fait s'agiter ne sont pas juifs : il y a aussi un Grec, un Roumain, deux trois Arméniens, etc. Sans parler des acteurs et des techniciens du film qui, eux, sont irréprochablement “de souche” et n'en sont pas moins fort bien assaisonnés. Ensuite, qui viendra nier que, à cette époque, aussi bien en France que du côté de Hollywood, les Juifs étaient particulièrement présents, et féconds, dans le monde du cinéma ? Enfin, même si l'on se focalise sur notre petit groupe de producteurs sémites, il convient de noter qu'ils sont extrêmement drôles et, au bout du compte, très attachants, car animés par un féroce appétit de vivre et un optimisme jamais pris en défaut : par moment, le lecteur a l'impression de voir évoluer les cousins (ayant plutôt mal tourné, je vous l'accorde) des Valeureux d'Albert Cohen, qui naissent à la même époque. Des caricatures ? Oui, certes. Mais tout le roman, j'y insiste, est une satire, une bouffonnerie, et on serait mal avisé, je crois, de s'appuyer sur lui pour établir l'antijudaïsme de Morand : Mangeclous fait-il de Cohen un antisémite ? Taxe-t-on Alfred Jarry d'antiroyalisme sous prétexte qu'il a donné vie au Père Ubu ?

Reste une question, dont je vois bien que l'on brûle de me la poser : que signifie l'intrusion de Nino Ferrer dans cette histoire ? Elle vient d'une réplique trouvée à la page 433 des œuvres romanesques de Morand dans la Pléiade. Elle est dite par Hermeticos, le producteur grec qui, à l'instar du baron de Nucingen et de Schmucke, le fidèle ami du cousin Pons, est affligé d'un fort accent typographique ; lequel lui fait donc dire ceci : « Je son, je son au téléphon, mais person ne répon ! » D'où ma déduction, un peu hasardeuse, que Nino Ferrer avait dû lire Paul Morand, ou bien que, comme on l'assure, il arrive aux esprits taquins de se rencontrer.

vendredi 11 novembre 2016

Paradoxes et sottises de nos petits politiciens


Les politiciens n'ont nul besoin d'attendre d'accéder aux plus hautes responsabilités pour se montrer nuisibles et sots : même lorsqu'ils se contentent de grenouiller dans le marécage municipal, ils savent déjà faire la preuve de leur nullité pompeuse. Témoin celui-ci, homme de Progrès (de Lyon) bien évidemment, qui prend prétexte du jour où nous sommes pour jouer les esprits forts et, ce faisant, s'enduire d'un ridicule qui, rassurons-nous, ne le tuera pas. 

La sottise, ou la mauvaise foi, est en place dès le titre : Non aux fêtes du 11 novembre, vestige d'une guerre civile européenne. Difficile d'accumuler autant d'erreurs en si peu de mots. D'abord, aucune fête n'a jamais eu lieu le 11 novembre, mais des commémorations. (Je passe sur ce “vestige” au singulier, dont on ne sait pas à quoi exactement il se rattache.) Ensuite, il y a cette étrange guerre civile européenne, qui est un non-sens complet. Une guerre civile, nul ne l'ignore, est un conflit se déroulant à l'intérieur d'un État, ou de toute autre entité politique reconnue. On ne voit donc pas comment la guerre de 14 – 18 pourrait être à la fois civile et mondiale. En revanche, on comprend bien le “raisonnement” de M. Blachier, qui non seulement considère que l'Union européenne est d'ores et déjà une entité de ce type, mais qui, en outre, l'applique rétrospectivement à l'Europe de 1914. À ce compte, toute guerre pourra désormais être dite civile, si l'on prend pour repère le jour lointain et hasardeux où toute la terre sera unifiée politiquement. Par exemple, en Irak, les Américains ont donc mené une guerre civile mondiale.

Autre lambeau de phrase : Bien sûr je me rends aux célébrations du 8 Mai, pour célébrer celle qui fut réellement la der des der et la victoire contre le nazisme […]. Pourquoi “bien sûr” ? Mais voyons : parce que M. Blachier, en inoxydable progressiste qu'il est, reste tout entier dressé contre le nazisme, et qu'il ne peut même pas imaginer que l'on en doute. Et comme, de plus, il a vu dans sa boule de cristal aux reflets roses que cette guerre fut réellement la der des der, nous n'avons plus qu'à nous incliner. 

Du reste, M. Blachier fait preuve d'une cohérence intellectuelle que l'on devrait lui envier. Ainsi : […] évidemment je suis partisan de maintenir le souvenir, la mémoire. Mais je trouve aujourd’hui que commémorer solennellement la guerre de 14-18 est obsolète. Maintenir la mémoire sans commémorer, n'est-ce pas… 

Et pourquoi une telle commémoration est-elle “obsolète” ? Pour ceci : Déjà plus  un poilu n’est encore vivant. On s'étonne, les sans-culottes ayant sans exception trépassé depuis longtemps, que M. Blachier ne jette pas toutes ses forces citoyennes dans la lutte pour la suppression du 14 juillet. Ensuite, on revient aux errances du titre : Mais si la seconde guerre mondiale fut une victoire contre le nazisme, 14-18 fut un conflit entre nations européennes, une guerre civile entre européens. La grande cohérence intellectuelle de M. Blachier, la même qui lui faisait dire qu'il convenait de maintenir la mémoire sans commémorer, lui fait donc poser comme rigoureusement équivalents un conflit entre nations et une guerre civile. 

Et quand bien même la Première Guerre serait ce qu'en dit M. Blachier ? Il semble lui avoir tout à fait échappé que, le 11 novembre, cela n'a jamais été la guerre qu'il était question de célébrer, mais au contraire sa fin. À ce titre, il n'y a pas de différence essentielle entre le 11 novembre et le 8 mai. Lequel 8 mai ne fut qu'accessoirement une victoire contre le nazisme, et avant tout contre l'Allemagne et ses alliés (dont le Japon, qui n'était pas nazi).

Je ne résiste pas au plaisir de citer les trois dernières lignes de ce billet, dont la misère conceptuelle n'a d'égale que sa richesse d'involontaire cocasserie ; les voici : Je voudrais, qu’à la place de ce qui est pour moi une tragique guerre civile européenne [c'est bon, vieux, on a compris…], on célèbre sérieusement le 9 mai, fête de l’Europe, fête de notre nation à venir, vraie fête de notre futur à construire en ces temps incertains.

Commémorer ce qui reste à naître, fêter ce qui est à venir : s'il est un endroit où je n'aimerais pas habiter, c'est bien la tête de M. Blachier.

jeudi 10 novembre 2016

Il faut laver cet affront, mes sœurs !


Je comprends la double déception des féministes (nos “petites sœurs de parité”, disait Muray), et aussi leur amertume. Première désillusion : elles s'attendaient à voir l'une des leurs entrer à la Maison-Blanche en janvier prochain, une ère toute de caresses et de lingettes hypoallergéniques allait s'ouvrir. Une femme dans le bureau ovale, c'était l'assurance d'une politique maternante, ouatée de rose, avec tout plein de petites lumières clignotantes autour, ainsi que l'ont déjà amplement démontré dès qu'elles en ont eu l'occasion Mmes Golda Meir, Indira Gandhi, Margaret Thatcher, Benazir Bhutto, Angela Merkel et une poignée d'autres. Au lieu de ce rêve pur sucre, seconde déception, corollaire de la première : c'est une brute, un monstre, un incube antédiluvien, dont elles vont devoir, durant quatre ans et plus si affinités, supporter les saillies patriarcales et l'humour de cro-magnon.

Heureusement, je connais le moyen de leur faire relever le menton et d'accrocher de nouveau un sourire fier à leurs frimousses enchafouinées. Non, mes sœurs de combat, mes chères walkyries du partage des tâches, voir un mâle obtus et méprisant accéder aux plus hautes responsabilités des États n'est pas une fatalité. Prenez votre destin en main, relevez les robes longues et faites un beau plongeon synchronisé dans l'avenir gorgé de futur : en avril et mai prochain, dites un grand “non” à tous ces porteurs de gonades en breloques et envoyez massivement Marine Le Pen à l'Élysée. Ainsi, et ainsi seulement, pourra être, à grande eau brune, lavé l'affront américain.

mercredi 9 novembre 2016

La catastrophe américaine : graves dommages collatéraux


À peine élu, pas encore en fonction, et voici que, déjà, les dommages collatéraux tombent comme à Gravelotte, suite à l'arrivée en fanfare dans l'histoire du monde du rubicond Gremlin. C'est ainsi que, au saut du lit ou quasi, sans la moindre préparation psychologique, j'apprenais tout à l'heure qu'un quarteron de brillants intellectuels français étaient en passe de ne pas digérer leur croissant auroral, deux ou trois auraient même repoussé leur ligne de coke réveille-matin, ce qui est assez dire peur profond désarroi. Il s'agit de MM. Hanouna Cyril, Beaugrand Christophe, Minne Olivier, Cymes Michel et Starr Joey, tous penseurs appointés de la télévision française, ainsi que La Fressange Inès de, ex-portemanteau de luxe. Ne serait-ce que pas sollicitude pour ces grands sensibles, il me semble que les électeurs américains, ces brutes, auraient pu faire un petit effort.

samedi 5 novembre 2016

Au déplaisir de l'homme



Au plaisir de Dieu, donc. J'en ai lu avec beaucoup de plaisir les cinquante premières pages : je trouvais que d'Ormesson avait une façon très agréable de planter le décor du roman qui allait venir, d'en dresser le cadre, un peu comme le fait magnifiquement Balzac dans nombre de ses romans des Scènes de la vie de province. Passé la centième, il m'a semblé que, pour un roman de six cents pages, l'exposition commençait à devenir un peu large. Et j'ai finalement compris que ce que j'attendais, la mise en branle de personnages, leurs interactions, ce qui allait leur arriver, etc., j'ai compris que tout cela ne se produirait jamais. Pour la raison que d'Ormesson n'a pas écrit un roman (au sens où je l'entends, au moins), mais construit une sorte de théâtre de marionnettes, ou d'ombres chinoises, qui ne sont là que pour illustrer sommairement ce que raconte la voix off – et qui est d'ailleurs loin d'être inintéressant. En fait, pour donner une idée encore plus précise de ce livre, je dirais que son équivalent moderne le plus proche serait le “docu-fiction”, ce genre d'émissions de télévision didactiques, le plus souvent à caractère historique, où l'on illustre le propos du narrateur invisible au moyen de courtes saynètes sommairement interprétées par des figurant en costumes et muets. Encore une fois, ce n'est pas que ce que raconte d'Ormesson soit dépourvu d'intérêt, bien au contraire ; et c'est en outre écrit dans une langue agréable, quoique sans trace de génie. Mais c'est que, au bout de trois cents pages, ce déroulé de trottoir mécanique devient un tantinet ennuyeux, que le spectateur a envie de quitter son fauteuil, de sauter sur la scène, d'arracher le rideau, de pénétrer dans les coulisses,  de secouer ombres et marionnettes, d'écouter résonner les éclats de voix, les pleurs, les cris, les larmes, les grincements de dents, bref : d'entrer dans un roman ; désir dont on sent qu'il sera insatisfait jusqu'au bout. Et, du coup, ayant atteint la gage 350, on referme le livre, en se résignant d'autant mieux à n'en pas connaître la fin que, d'une certaine manière, on en est encore à attendre le début. 

mercredi 2 novembre 2016

Jacasser en attendant l'égorgement


Je crois pouvoir affirmer qu'aucune télévision du monde occidental n'avait accouché d'une série aussi ennuyeuse depuis Derrick, voire L'Homme du Picardie. Dans The walking dead, même les zombis ont l'air abasourdis d'être coincés là, et on s'attendrait presque, lorsqu'ils surgissent enfin, à les entendre s'excuser de l'ennui qu'ils contribuent à nous infliger – malheureusement, ils ne sont pas doués de la parole.

J'eusse été mieux inspiré d'écrire : « Heureusement, ils ne sont pas affligés de la parole. » Car tous les autres personnages, eux, le sont dramatiquement. Accroché aux bras de son fauteuil, le pauvre spectateur se met à ruisseler d'angoisse chaque fois que deux de ces fâcheux s'approchent l'un de l'autre : il sait que, n'ayant rien d'essentiel à se dire, ils vont passer d'interminables minutes à s'entretenir de la vie, de Dieu, de l'amour, du remords ou du prix de l'essence dans le monde d'avant. Et, quand ils en auront terminé de leurs filandreuses considérations, deux autres prendront aussitôt le relais : la véritable dimension horrifique de la série est là. Je ne sais si le scénariste est pédé ou impuissant ou misogyne ou un peu tout cela, mais les personnages féminins sont particulièrement éprouvants, qui ne cessent de récriminer que pour se mettre à pleurnicher. C'est au point qu'on se demande pourquoi les tristes mâles que le hasard leur a attribués pour compagnon d'errance ne vont pas d'eux-mêmes se précipiter entre les mâchoires des morts-qui-marchent, plutôt que de continuer à subir leur larmoyante et âcre présence.

Les zombis, eux, sont vraiment réussis, on ne remerciera jamais assez les maquilleurs et les bidouilleurs d'effets spéciaux, pour nous sauver de la léthargie totale. De même les scènes gore, dès que ces sympathiques affamés interviennent dans le non-récit. Seulement, ils n'interviennent que fort peu : en général deux fois cinq minutes par épisode. Le reste du temps, on attend comme dans une pièce de Beckett, on s'interroge longuement pour savoir si on devrait faire plutôt ceci que cela, et en général on ne fait rien, sauf entamer une nouvelle discussion sur un autre sujet essentiel, comme par exemple de déterminer si les armes à feu doivent être réservées aux plus de 18 ans ou si on peut apprendre au gamin à s'en servir, des fois que ça lui sauverait la vie un de ces jours. Et tout ce petit monde continue de jacasser en couronne.

Pendant ce temps, il ne se passe rien, ou si peu. Dès que le scénariste imagine une péripétie, il se dépêche de l'étaler sur une demi-saison, sachant bien que, sauf miracle, il n'en trouvera pas d'autre. Je n'exagère pas : au milieu du premier épisode de la saison 2, une gamine se perd dans la forêt qui borde l'autoroute (ce qui va permettre à sa mère de chouiner durant des heures et des heures). Déjà, l'incident n'est guère palpitant en soi. Mais la véritable épouvante, c'est que, à la fin du sixième épisode, soit au juste milieu de la saison, les autres andouilles ne l'ont toujours pas retrouvée, alors qu'il ne s'est passé à peu près rien d'autre que sa recherche. 

Du reste, on se fout grandement de savoir s'ils vont la retrouver ou non, ni dans quel état, dans la mesure où, bien que fort bavards, les personnages sont d'un solide inintérêt : personnellement, les zombis pourraient bien venir s'en becqueter une demi-douzaine pendant que j'ai la paupière en berne, il n'est pas certain que je m'aviserais de leur disparition au sortir de somnolence.

Il me semble superflu d'annoncer que je n'achèterai pas la troisième saison.

vendredi 28 octobre 2016

lundi 24 octobre 2016

Je fume d'une main et vous emmerde de l'autre


Amusante surprise, tout-à-l'heure, chez le buraliste de Pacy, auquel je venais de commander deux cartouches de mes habituels clous de cercueil : les paquets nouveaux étaient arrivés. Marque presque indétectable et grande photographie, au recto comme au verso, promettant au salaud de consommateur une mort certaine et dans les plus atroces souffrances. Aimablement, ce brave échoppier me fit cadeau de deux petits étuis en carton, festivement baptisés Cach'Cash et destinés à masquer les horreurs promises. Je me suis juré dans la seconde de n'en jamais faire usage, contrairement à Catherine qui s'est ruée dessus, pour la simple raison que camoufler l'objet du délit serait admettre, aussi faiblement que ce soit, l'effet produit sur moi par ces dispositions aussi stupides qu'inutiles. Et puis quoi : chaque fois que j'allume la télévision, c'est pour m'affronter avec des hordes de zombis, vampires, démons, goules et autres succubes. Et l'on prétendrait m'impressionner avec la photo d'une petite trachéotomie ? Je vous en prie, un peu de sérieux, Messieurs les guignols !

dimanche 23 octobre 2016

À propos des morts qui marchent


Cinq ou six ans après tout le monde, je me suis enfin décidé à jeter un coup d'œil à la saison première de The walking dead, dont j'ai regardé hier après-midi, volets bien clos, les deux premiers épisodes. Le second se déroule entièrement dans Atlanta désert (Son nom de zombi dans Atlanta désert, comme aurait titré Marguerite, cette writing dead célèbre), hormis quelques scènes champêtres nous montrant un campement de fortune où survivent une dizaine de personnes. Deux questions me sont, coup sur coup, sautées à l'esprit ; je les livre à la sagacité des promeneurs :

1) Comment se fait-il que tous les zombis, même lorsqu'ils sont fort nombreux, soient toujours fringués en semi-clochards ? Pourquoi ne voit-on pas de zombis-cadres en costume-cravate, de zombies-fashion victims, nippées comme dans Elle, de zombis-rappeurs, de zombies en boubou, etc. ? 

2) Chez les survivants, pour quelle raison les mâles cessent-ils de se raser, tandis que les femelles arborent toutes des aisselles impeccablement lisses ? Ça leur boufferait le foie, à ces salopes, de prêter leurs rasoirs à leurs hommes ? La solidarité par temps de zombisme devrait pourtant être sans faille.

Cela posé, j'ai beaucoup aimé la scène où le héros (au centre de la photo ci-dessus) et le petit Chinois malin s'enduisent des boyaux d'un cadavre fraîchement dépecé, de façon à sentir la mort et à pouvoir ainsi traverser sans trop d'encombres la foule des zombis renifleurs : c'est d'une imagination délicate.

samedi 22 octobre 2016

Les tiroirs de l'inconnu


Il arrive que ce soit les doigts, plus que l'esprit ou même le regard, qui vous fassent choisir un livre, parmi tous ceux qui se proposent silencieusement à vous dès que vous entrez dans la pièce où ils se tiennent rangés. Les miens, hier, se sont posés sur ce roman-ci plutôt que sur un autre ; et je l'ai relu. Le finissant, il m'a semblé que je pourrais inciter quelques-uns de vous à sa découverte, par le truchement d'un petit billet hâtivement troussé. C'est alors que, fouillant les entrailles impalpables du grand cadavre à la renverse – en un mot : ce blog –, je me suis aperçu que le billet en question avait déjà été écrit, en 2012, et même qu'il avait eu les honneurs du Salon animé par le Père Joseph. Comme je m'apprêtais à dire à peu près la même chose que ce qu'il contient, le revoici, sans y changer mot :

« Le dernier roman publié par Marcel Aymé l'a été en 1960, sept ans avant la mort de l'écrivain. Il porte un titre étrange mais très aymable : Les Tiroirs de l'inconnu. Comme je me sens d'humeur joueuse, je ne vous dirai pas pourquoi il s'appelle comme cela, ni ne vous mettrai de lien pour vous faciliter la tâche. De toute façon, sous la signification immédiate, clairement indiquée en quatrième de couverture de l'édition folio, s'en dissimule évidemment une autre, probablement plus essentielle puisqu'elle touche à l'amour ou, plus précisément, aux stratégies amoureuses entre les hommes et les femmes.

» (Évidemment entre les hommes et les femmes ! Nous sommes en 1960, rappelons-le. Marcel Aymé semble tout ignorer de la trans-genritude et, s'il est bien au courant de l'existence des homosexuels (qu'il appelle sans la moindre trace d'animosité ni de mépris des “pédales” : on sent qu'on est encore dans la pré-post-histoire), il semble se soucier comme d'une cerise de leurs éventuelles manœuvres à visées coïtales.)

» Donc, l'inconnu est là, il s'appelle l'amour, et il va s'agir d'en entrouvrir les tiroirs. Non pas tant pour regarder ce qu'il y a dedans – colifichets, lettres enrubannées, grands serments dénoués, flacons de parfums éventés, pièges à mâchoires, etc... – que pour tenter de lire ce qui pourrait être écrit dessous, sur cette surface plus ou moins secrète, plus ou moins invisible que possède tout tiroir qui se respecte. Et on va y lire beaucoup de choses, à l'envers de ces tiroirs que le narrateur – assassin de son voisin de palier, tout juste sorti de prison – va déchiffrer pour nous.

» Parmi les personnages qui circulent d'un tiroir à l'autre – et s'y coincent parfois –, il y a l'étrange Porteur, le frère du narrateur. Ce prénommé Michel, parasite total et assumé, a vaguement essayé d'une carrière de comédien quelques années plus tôt, sous le nom de scène de Porteur, donc ; il y a presque tout de suite renoncé. Mais, depuis, son nom circule de proche en proche ; d'abord infime noyau, ses admirateurs sont de plus en plus nombreux, se constituent en chapelles excluantes ; on se reconnaît entre initiés à un simple sourire. D'une idée ou d'une phrase, ou d'un rien, on murmure avec extase : "C'est bien une idée à la Porteur..."

» Or, Porteur (le personnage réel, le frère, Michel) ne dit jamais rien, ne fait aucune déclaration en public, ne publie pas de livres, fuit ses admirateurs. Il n'empêche : sa renommée et la ferveur qu'il suscite ne cessent de croître. Certains jeunes gens ont même de retentissants succès féminins simplement parce qu'il se chuchote qu'un soir, à Saint-Germain, ils ont rencontrés Porteur. Encore n'est-ce jamais sûr...

» À son frère qui, un soir, lui demande ce qui à son avis peut bien susciter un tel engouement, Michel commence par répondre qu'il n'en sait vraiment rien, avant de hasarder cette tentative d'explication : « Je ne sais pas, j'essaie de comprendre. J'ai pensé que peut-être les gens étaient saturés de publicité, écœurés par tous ces noms d'artistes, d'écrivains, de footballeurs, de ministres, célébrés par les journaux, les magazines, la télé, la radio, les disques, le cinéma, les affiches, et qu'ils avaient besoin d'admirer quelqu'un d'obscur, de murmurer un nom encore imprégné de mystère. »

» Quarante ans plus tard allait naître la télé-réalité, avec ses héros inconnus tellement anonymes, encore tellement plus obscurs que Porteur qu'ils n'auraient plus droit, eux, qu'à un simple prénom – avant de réintégrer les tiroirs dont ils seraient à peine sortis.

» Il faudrait maintenant parler de la grande peur qui saisit les patrons capitalistes du roman, douloureusement conscients – mais sur un mode à la fois odieux et burlesque – qu'une certaine société est en train de se dérober sous leurs pas et que leurs enfants vivront dans un monde totalement nouveau ; ce qui, avec huit ans d'avance, est une étonnante prescience de ce qui adviendra après mai 68. Il faudrait, mais je suis un peu las ; et l'heure de l'apéro approche à une vitesse… »

J'ajouterai, ce qui semble ne m'avoir pas frappé il y a quatre ans, que deux des personnages du roman, qui sortent en volutes de ces fameux tiroirs de l'inconnu dont j'ai pris soin de ne rien dire, se livrent à des actes répréhensibles dans un état d'esprit qui, avec presque quinze ans d'avance, les fait étrangement ressembler aux deux pénibles crétins que l'on voit évoluer dans Les Valseuses de Blier le Jeune ; avec moins de complaisance chez l'auteur toutefois.

dimanche 16 octobre 2016

Petit musée des horreurs victoriennes


C'est un concentré ; ou un bouquet, comme on voudra : c'est Penny Dreadful, une série anglaise que je ne peux que recommander chaudement, ainsi qu'elle me l'a été naguère, à tous ceux qui aiment les ambiances horrifico-mystérieuses, le surnaturel, le frisson, un soupçon de gore et un certain baroquisme ; à ceux surtout qui aiment être traités en adultes et en ont assez de l'épouvante sucrée pour adolescents bienpensants (on frise le pléonasme), du type True blood ou encore In the flesh.


Nous sommes à Londres dans les années quatre-vingt-dix du XIXe siècle (mais la série a été tournée à Dublin…), c'est-à-dire à l'époque où un certain public – la classe ouvrière essentiellement – se ruait chaque semaine sur ces fascicules qui racontaient des histoires horribles, si possible sanglantes, et étaient vendus un penny le numéro, d'où leur nom. De fait, la série réunit tous les personnages les plus connus de ce que l'on pourrait appeler l'horreur victorienne, tant cette époque fut propice à leur éclosion quasi simultanée. Au fil des épisodes de Penny Dreadful vont apparaître, et se rencontrer, Jack l'Éventreur, Dorian Gray, le Dr Frankenstein et sa créature, le couple Jonathan et Mina Harker, (créé par Bram Stoker dans Dracula et immortalisé à l'écran par Murnau dans son Nosferatu), le loup-garou de Londres, plus quelques sorcières au service de Lucifer déchu et des vampires qui ont tout l'air de remonter à la plus haute antiquité égyptienne. On y cite Milton, Wordsworth et Keats, on étudie des manuscrits de la vallée du Nil, on invoque Shakespeare ; on s'y égorge aussi pas mal.


 Même si la série est résolument “chorale”, Vanessa Ives en est tout de même le personnage central, jeune fille d'excellente famille, mais habitée par des forces obscures et puissantes, qui vont se révéler à elle progressivement (à nous par la même occasion), et convoitée par le diable en personne qui, si j'ai bien compris, a en projet de culbuter la belle et de lui faire un enfant pour semer la désolation, la pestilence et la mort sur toute la surface de la terre : du classique, en somme. Le personnage est interprété par Éva Green, actrice dont je ne soupçonnais pas le talent, et qui réussit à être à la fois fort séduisante et très inquiétante. Du reste, comme souvent dans les séries anglo-américaines, tous les comédiens sont excellents, à commencer par Timothy Dalton et Josh Hartnett, ce dernier interprétant un personnage de cowboy de cirque fraîchement débarqué de son Nouveau-Mexique natal.


Il va presque de soi que l'histoire, faite de plusieurs récits entrelacés, est totalement maîtrisée, sans longueurs, avec une science parfaite du crescendo dramatique, non seulement à l'intérieur de chaque épisode de 52 minutes, mas également sur l'ensemble de chaque saison (il y en a trois et je suis rendu au milieu de la seconde). Les décors, tant intérieurs qu'extérieurs, sont superbes et magnifiquement filmés. Et il y a même, ça et là, quand les vampires se reposent, des traits d'humour tout à fait bienvenus. Remarquable en tous points, Penny Dreadful reste néanmoins déconseillée – au moins par moi – aux estomacs par trop sensibles, car les ventres s'y ouvrent volontiers et les têtes y explosent assez facilement : Catherine, par exemple, a jeté l'éponge après les deux premiers épisodes.



samedi 15 octobre 2016

Parlez-vous petit-lyonnais ?

Il y a  un certain temps que n'avais pas plongé tête en avant dans le grand marécage de la blogoboule, où s'ébattent les principaux penseurs politiques de notre temps, avec une insouciance langagière qui fait plaisir à voir. J'ai pu constater, sans en être autrement surpris, que la créolisation de notre langue – qui fut commune – y allait bon train. Mais, après tout, l'exemple vient de loin à ces impeccables jeunes gens, puisque même le pidgin élyséen n'entretient plus que des rapports assez souples avec le français tel qu'on l'enseignait naguère. Pour éviter les babéliennes confusions, je propose d'ailleurs que l'on cesse de parler de “français”, et que l'on baptise ce blogocréole : le petit-lyonnais ; dont voici tout de suite un premier exemple

« Dans un décor de téléréalité, TF1 avait réuni jeudi dernier des convives pour une joute verbale. Au menu, une vielle recette déjà sur la carte (politique). Un « diner de cons »? Peut-être, bien qu’il n’était pas question de désigner le « François Pignon » de la soirée, quoi que. »

Que tente de dire l'auteur de ce début de billet ? On ne sait ; que dit-il réellement ? Rien. Mais quelques-unes des caractéristiques du petit-lyonnais se donnent déjà à voir dans ces trois lignes : utilisation aléatoire de l'italique, des guillemets et de la parenthèse ; “bien que” rétrogradé du subjonctif à l'indicatif ; “quoique” faisant sécession, tel un vulgaire Pakistan se séparant de son Bangladesh ; mots employés au petit bonheur, comme ce “téléréalité” qui ne correspond nullement à ce que chacun a pu voir sur son écran de télévision. Cela étant, il ne faudrait pas s'imaginer que le petit-lyonnais n'est pratiqué que par les sympathiques habitants de l'ancienne capitale des Gaules : il sévit également aux marches de Lorraine. Preuve :

« Je tiens à saluer ici personnellement la probité exceptionnelle de ces cabinets d’expertise qui exercent à leur manière leur devoir d’alerte. Chacun(e) pourra en effet juger par lui-même de l’extrême-gravité des faits qu’ils ont constatés, et à quel point, contrairement aux discours dominants en la matière qui cherchent de manière systémique à rejeter la cause des suicides dans le cercle privé des victimes,  l’organisation du travail est bien l’origine essentielle de ces suicides. Pour être réellement prévenus, cette structuration pathologique doit être modifiée de toute urgence. »

Là encore, on notera la propension du petit-lyonnais à remplacer un mot par un autre qui lui ressemble vaguement (“systémique” prenant la place de “systématique”), à en glisser d'autres de manière inutile (“l'origine essentielle des suicides” ou le fait de saluer personnellement), à former des attelages incertains (“le cercle privé des victimes” ou cette étonnante “structuration pathologique”, qui, en effet, mériterait bien d'être “modifiée de toute urgence”) ; tout cela englué dans la mélasse de phrases dont, à l'instar de certains animaux, on serait bien en peine de déterminer où se trouve la tête et où, la queue. À moins que le petit-lyonnais n'ait été forgé que dans le but de donner un semblant d'existence à des propos n'ayant justement ni queue ni tête : cette possibilité étant encore à l'étude, nous y reviendrons dès que les cabinets d'expertise auront rendu leurs devoirs d'alerte.

jeudi 13 octobre 2016

Notre contemporaine antiquité tardive


Ouvrir un livre dont le sujet est ce que l'on appelle l'Antiquité tardive n'est plus seulement l'expérience dépaysante, mais somme toute assez tranquille, qu'elle a dû représenter pour des lecteurs du XIXe siècle ou même du suivant. Certes, le dépaysement est toujours là, mais il vient s'y mêler, au tournant de nombreuses pages, des résonances qui paraissent d'abord saugrenues, avant de devenir vaguement angoissantes, ou au moins attristantes ; elles se produisent chaque fois que, croyant plonger dans un passé fort lointain et absolument révolu, le lecteur se retrouve soudain face à un miroir. J'avais déjà vaguement évoqué ce phénomène au moment où je lisais le livre de Michel de Jaeghere, Les Derniers Jours, consacré à la fin de l'empire romain d'Occident. 

Cet effet de brouillage des époques, ou de répétition inexorable, se produit aussi dans La Vie de saint Augustin que l'on doit au grand historien de cette période, Peter Brown, et que j'ai commencée ce matin, juste après avoir vidé le lave-vaisselle et ramassé les merdes de Bergotte dans le jardin (un peu de réalité triviale pour donner de la chair à ce billet…). Dès la page 28, je suis tombé sur ce début de paragraphe, où l'auteur évoque le troisième quart du IVe siècle, temps de la jeunesse du futur évêque d'Hippone : 

« Et cependant, comme il arrive si souvent, ce monde au bord de la dissolution s'était installé dans la croyance d'une durée éternelle. Ce n'est qu'au temps de la vieillesse d'Augustin [premier tiers du siècle suivant] que se feront entendre les Jérémie du déclin de l'Empire romain. Dans sa jeunesse au contraire il ne peut qu'être frappé de l'optimisme qui règne autour de lui. Les inscriptions d'Afrique parlent de “l'âge d'or partout instauré” ou de “la jeune vigueur du nom romain”. Tel évêque chrétien considère comme coextensifs christianisme et civilisation romaine : comme si la vertu chrétienne pouvait exister au milieu des barbares ! »

Deux pages plus loin, Peter Brown cite saint Jérôme, contemporain d'Augustin, dans la rapide évocation qu'il fait d'une enfant tout juste venue au monde : « Voilà l'époque où Pacatula est née, tels sont les jouets parmi lesquels se déroule son premier âge : elle va connaître les larmes avant le rire, les pleurs avant la joie… Elle ignore le passé, fuit le présent, désire l'avenir. »

La dernière phrase, rapportée aux nourrissons de notre siècle, me paraît un portrait d'une parfaite justesse et d'une actualité effrayante. Comme si, soudain, alors qu'on la croyait paisiblement endormie sous l'épaisseur des siècles, la petite Pacatula resurgissait parmi nous, pour devenir l'enfant naturel et inexorable de Modernœud et de Ségolène Royal.