Je viens de tirer d'une très longue léthargie le premier tome des Mémoires
du duc de Saint-Simon, Louis de Rouvroy pour les intimes : voilà une grosse quarantaine d'années qu'il est
en ma possession, et il ne… Mais je sens qu'il me faut reprendre toute l'affaire depuis le début.
En
1975, tricentenaire de la naissance du vidame de Chartres et futur duc de Saint-Simon, une édition reprenant celle de Boislisle — elle-même mise en chantier peu après le bicentenaire de la dite naissance — avait été
proposée à la convoitise des saint-simoniens frustrés ; au nombre
desquels je n'avais encore jamais songé à me compter. Édition en 25
très beaux volumes et limitée à 3000 collections, acquérables par
souscription.
C'est
monsieur Pain, le démiurge de la librairie “Variétés” de Neuilly, qui me
proposa un jour, au début des années quatre-vingt, de devenir l'un de
ces trois mille. Il me suffirait pour cela, me fit-il miroiter, d'acheter le premier volume, de payer en
même temps les deux derniers, à titre de garantie, puis d'acquérir les 22
volumes intermédiaires à raison d'un par mois. Comme la proposition était parfaitement déraisonnable, notamment à cause du prix relativement élevé de
ces livres — surtout en regard de mon salaire de l'époque —, je
souscrivis sans hésiter et me retrouvai ainsi l'heureux possesseur,
largement virtuel encore, de la collection n° 705. Le mois suivant,
j'achetai le second tome, puis le troisième trente jours plus tard, puis le quatrième, puis...
Puis
plus rien. Je me suis arrêté là. Pourquoi ? Disons, pour faire bref : par imbécilité de
jeunesse ; ou par inconséquence d'ivrogne ; ou l'inverse. J'ai d'abord laissé passer un mois, pour cause de situation financière
vraiment épineuse ; puis un deuxième, vu que je n'avais rien fait pour
redresser entre-temps les comptes de la nation, puis encore un autre... et comme
cela jusqu'à la fermeture définitive des “Variétés” de M. Pain. Sur le
moment, je crois n'en avoir eu aucun regret, même pas celui des tomes 24
et 25 que j'avais payés d'avance et que je n'ai jamais eus. Ce n'est que beaucoup plus tard, tout
récemment même, que, racontant cela à Michel Desgranges, il m'a fait
sentir, sans même me dire rien, combien j'avais été léger et inconséquent et sot en cette
affaire. Surtout lorsqu'il m'a renseigné sur les prix qu'atteignent
aujourd'hui les collections complètes de cette édition du
tricentenaire...
Cela
dit, pourquoi regretter mon non-achat, dans la mesure où je n'ai même
jamais lu les quatre volumes en ma possession, me contentant au fil des années de quelques
“coups de sonde” assez paresseux dans ces fameux mémoires que,
finalement je ne connais pas, ou si peu, ou si mal ? Même si, de chacune de ces plongées brèves, je ressortais ébloui par cette langue sancta-simonienne, tressautante, vibrante, obscure parfois mais crépitante d'éclairs ; une langue ne ressemblant à rien qu'à elle-même, et comme tombée d'une planète non encore découverte. Il n'empêche que, chaque fois, j'abandonnais très vite ce pauvre duc fertois.
Mais alors, mais alors… pourquoi en avoir rouvert le tome premier tout à l'heure ?
Je serais infoutu de le dire. Ça fait partie, sans doute, de ces envies fugacissimes qui nous traversent régulièrement le cerveau sans s'y arrêter — mais qui parfois s'y arrêtent, la preuve.
Il
reste maintenant à espérer, pour les finances conjugales, que je ne me
prenne pas d'une passion aussi dévorante que sénile pour Saint-Simon. Car
alors, parvenu au bout des quatre volumes qui dorment dans la Case, il
faudra bien que j'achète le reste. Oh ! Pas dans l'édition Boislisles du
tricentenaire, non ! Je ne suis pas, ou plus, auto-munificent à ce point. Mais même en “simples” volumes de la Pléiade, ça
risque de me coûter chaud...
Quel crétin il a été, quand j'y repense, ce jeune Didier Goux de 1982 ou 3 ! Il aurait pu penser à moi, quand même…