mardi 30 octobre 2018

Du bon usage de la xénophobie


On nous répète à l'envi que se méfier a priori des étrangers, les tenir pour suspects et potentiellement dangereux tant qu'ils n'ont pas dûment donné la preuve de leur innocuité, on nous répète que c'est très mal, que cela fait de nous de patentés suppôts du nazisme, dont la nauséabonderie délétère devrait d'ailleurs suffire à faire fuir n'importe quel étranger aux narines tant soit peu délicates – mais passons.

Il est donc entendu que l'étranger est notre ami, qu'il ne vient vers nous que dans l'espoir de s'enrichir culturellement à notre contact ; le présupposé reste vrai même lorsque l'étranger est une demi-douzaine et que chacun tient négligemment à la main la chaîne de sa mobylette : la perspective d'un réel déplaisant ne doit en aucun cas faire pâlir l'image sainte que l'on nous somme d'adorer, ou au moins d'accueillir comme un autre nous-même, voire un nous-même amélioré.

C'est d'ailleurs ce qu'ont fait les Indiens des Indes occidentales lorsque les Colomb, les Cortès et autres Pizarro ont débarqué dans leurs îles puis sur leur continent : accueil bienveillant, ouverture à l'autre, curiosité interethnique, rien n'y manquait. On sait le résultat de cette largeur d'esprit : massacres, épidémies, réserves. Si ces braves emplumés avaient pu bénéficier des apports du fascisme, du repli sur soi, de la xénophobie agissante et des heures les plus sombres de toute histoire, qu'eussent-ils fait, voyant débarquer ces peu nombreux étrangers cuirassés et coiffés de casques ridicules ? Ils les auraient gaillardement massacrés jusqu'au dernier avant même qu'ils ouvrent la bouche, puis auraient envoyé caravelles et galions par le fond, tandis que les squaws auraient préparé un grand barbecue festif sur la plage pour arroser ça. Et ils étaient tranquilles pour au moins un siècle, à chasser le bison et scalper les voisins. Au lieu de ça, ils ont préféré jouer aux progressistes, aux multicul', aux vous-n'aurez-pas-ma-haine : c'est bien fait pour eux.

La règle sera donc la suivante, et elle est d'or : soyez xénophobes, mes frères, par principe et résolument ; cela peut vous sauver la vie, et accessoirement le pucelage de vos filles, comme l'histoire des hommes le montre d'abondance. Et ce n'est qu'une fois prouvée sa bénévolence que l'étranger pourra, très éventuellement, être convié à dîner à la maison. Mais on aura garde de ne mettre à sa disposition, à table, que des couteaux aussi peu affutés que possible. Parce que, tout de même : un étranger reste un étranger. Parole de Geronimo.

samedi 27 octobre 2018

Encore un drame de l'inculture contemporaine…


Voici le poulet qui est arrivé cette nuit dans ma boitamel :

Bonjour,

Suite à plusieurs menaces envoyées par l'auteur de GAUCHEDECOMBAT, nous cherchons à l'identifier. Vous aviez écrit le 30 septembre 2016 à 10:29 (!!):

"Je vous trouve bien cruel avec ce pauvre Adolfo Ramirez…
Pas de femme, pas de travail, un appartement lugubre dans une cité sinistre d'une petite ville pourrie : que voudriez-vous qu'il fît, à part la révolution du bout de ses petits doigts musclés ? "

Auriez-vous des informations plus précises? Adolfo Ramirez est-il son vrai nom?

Merci d'avance,

Denis

Mon cher Denis, je vais te répondre deux choses : 

1) Comment se fait-il qu'un grand garçon comme toi ne connaisse pas l'immortel Papy fait de la résistance et, à l'intérieur d'icelui, le savoureux personnage de collaborateur joué par Gérard Jugnot ? Il y a là un défaut de culture tout à fait dommageable, je t'assure.

2) Non, Adolfo Ramirez n'est donc pas le vrai nom du camarade Gauche de Combat. Le sien est beaucoup moins folklorique mais, comme je ne suis pas indicateur de police, ni délateur assermenté, contrairement à lui, je m'abstiendrai de te le communiquer.

Bon courage pour la suite de tes passionnantes recherches.

P.S. : En revanche, je dois te préciser que Didier Goux, lui, n'est pas un personnage issu de Papy fait de la résistance, mais bel et bien le gars moi-même.

jeudi 25 octobre 2018

Les communistes sont des Jacobins comme les autres… et ils ne sont pas les seuls


Les premières pages que Taine, dans ses Origines de la France contemporaine, consacre aux Jacobins sont éblouissantes de style et d'une grande acuité de vision. Nonobstant qu'il est toujours délicat, et souvent vain, de rapprocher terme à terme les faits survenus à deux époques différentes, il devait être difficile, pour un lecteur du XXe siècle (et malheureusement encore pour un du suivant) de résister à la tentation, en certains paragraphes, de biffer le mot “Jacobin” pour le remplacer par celui de “communiste” : au prix de quelques rares et légères dissonances temporelles, le tableau reste parfait. Illustration :

« […] lorsqu'il s'agit de prendre d'assaut le pouvoir ou d'exercer arbitrairement la dictature, sa raideur mécanique le sert, au lieu de lui nuire. Il n'est pas ralenti et embarrassé, comme l'homme d'État, par l'obligation de s'enquérir, de tenir compte des précédents, de compulser les statistiques, de calculer et de suivre d'avance, en vingt directions, les contre-coups prochains et lointains de son œuvre, au contact des intérêts, des habitudes et des passions des diverses classes.  Tout cela est maintenant suranné, superflu : le Jacobin sait tout de suite quel est le gouvernement légitime et quelles sont les bonnes lois ; pour bâtir comme pour détruire, son procédé rectiligne est le plus prompt et le plus énergique.  Car, s'il faut de longues réflexions pour démêler ce qui convient aux vingt-six millions de Français vivants,  il ne faut qu'un coup d'œil pour savoir ce que veulent les hommes abstraits de la théorie. En effet la théorie les a tous taillés sur le même patron et n'a laissé en eux qu'une volonté élémentaire ; par définition, l'automate philosophique veut la liberté, l'égalité, la souveraineté du peuple, le maintien des Droits de l'homme, l'observation du Contrat social. Cela suffit :  désormais on connaît la volonté du peuple, et on la connaît d'avance ; par suite, on peut agir sans consulter les citoyens ; on n'est pas tenu d'attendre leur vote. En tout cas, leur ratification est certaine ; si par hasard elle manquait, ce serait de leur part ignorance, méprise ou malice, et alors leur réponse mériterait d'être considérée comme nulle ; aussi, par précaution et pour leur éviter la mauvaise, on fera bien de leur dicter la bonne.  – En cela, le Jacobin pourra être de très bonne foi : car les hommes dont il revendique les droits ne sont pas les Français de chair et d'os que l'on rencontre dans la campagne ou dans les rues, mais les hommes en général, tels qu'ils doivent être au sortir des mains de la Nature ou des enseignements de la Raison. Point de scrupule à l'endroit des premiers : ils sont infatués de préjugés, et leur opinion n'est qu'un radotage. À l'endroit des seconds, c'est l'inverse : pour les effigies vaines de sa théorie, pour les fantômes de sa cervelle raisonnante, le Jacobin est plein de respect, et toujours il s'inclinera devant la réponse qu'il leur prête ; à ses yeux, ils sont plus réels que les hommes vivants, et leur suffrage est le seul dont il tienne compte. Aussi bien, à mettre les choses au pis, il n'a contre lui que les répugnances momentanées d'une génération aveugle. En revanche, il a pour lui l'approbation de l'humanité prise en soi, de la postérité générée par ses actes, des hommes redevenus, grâce à lui, ce que jamais ils n'auraient dû cesser d'être. – C'est pourquoi, bien loin de se considérer comme un usurpateur et un tyran, il s'envisagera comme un libérateur, comme le mandataire naturel du véritable peuple, comme l'exécuteur autorisé de la volonté générale ; il marchera avec sécurité dans le cortège que lui fait ce peuple imaginaire ; les millions de volontés métaphysiques qu'il a fabriquées à l'image de la sienne le soutiendront de leur assentiment unanime, et il projettera dans le dehors, comme un chœur d'acclamations triomphales, l'écho intérieur de sa propre voix. »

Et lorsqu'on relit calmement, ligne à ligne, ce qui vient de l'être, on peut constater avec un certain accablement que, non seulement ce portrait du Jacobin est bien celui de notre communiste old fashion, mais que la lèpre a encore gagné en surface depuis le siècle passé, puisque cette surdité pleine de morgue est désormais aussi celle des bureaucrates bruxellois ou, sur un mode plus folklorique, d'un Emmanuel Macron.

dimanche 21 octobre 2018

Dans ce grand vide des intelligences…


De Taine encore ceci : « Dans ce grand vide des intelligences, les mots indéfinis de liberté, d'égalité, de souveraineté du peuple, […] tous les nouveaux axiomes flambent comme des charbons allumés, et dégagent une fumée chaude, une vapeur enivrante. La parole gigantesque et vague s'interpose entre l'esprit et les objets ; tous les contours sont brouillés et le vertige commence. Jamais les hommes n'ont perdu à ce point le sens des choses réelles. Jamais ils n'ont été à la fois plus aveugles et plus chimériques. Jamais leur vue troublée ne les a plus rassurés sur le danger véritable, et plus alarmés sur le danger imaginaire. »

Nous sommes dans les premiers mois de 1789.

Puisque vous êtes là, et que vous n'avez rien de mieux à faire, je vous livre les dernières lignes du chapitre dont j'ai tiré ce qui précède ; chapitre intitulé La Propagation de la doctrine. Taine en a successivement étudié et montré les effets dans l'aristocratie et le clergé, puis dans la frange aisée du tiers-état, se réservant le peuple pour le chapitre suivant. Voici donc :

« Ainsi descend et se propage la philosophie du dix-huitième siècle. – Au premier étage de la maison, dans les beaux appartements dorés, les idées n'ont été que des illuminations de soirée, des pétards de salon, des feux de Bengale amusants ; on a joué avec elles, on les a lancées en riant par les fenêtres. – Recueillies à l'entresol et au rez-de-chaussée, portées dans les boutiques, dans les magasins et dans les cabinets d'affaires, elles y ont trouvé des matériaux combustibles, des tas de bois accumulés depuis longtemps, et voici que de grands feux s'allument. Il semble même qu'il y ait un commencement d'incendie ; car les cheminées ronflent rudement, et une clarté rouge jaillit à travers les vitres. – “Non, disent les gens d'en haut, ils n'auraient garde de mettre le feu à la maison, ils y habitent comme nous. Ce sont là des feux de paille, tout au plus des feux de cheminée : mais, avec un seau d'eau froide, on les éteint ; et d'ailleurs ces petits accidents nettoient les cheminées, font tomber la vieille suie.” Prenez garde : dans les caves de la maison, sous les vastes et profondes voûtes qui la portent, il y a un magasin de poudre. »

Et nous approchons de 2019.

samedi 20 octobre 2018

Les vertus du préjugé


Lisant – en alternance avec les mémoires de Casanova – Les Origines de la France contemporaine de M. Taine, Hippolyte de son petit nom, je tombe tout à l'heure sur ceci, que je m'empresse de partager avec vous autres :

« […] les hommes, après une multitude de tâtonnements et d'essais, ont fini par éprouver que telle façon de vivre ou de penser était la seule accommodée à leur situation, la plus praticable de toutes, la plus bienfaisante, et le régime ou dogme qui aujourd'hui nous semble une convention arbitraire a d'abord été un expédient avéré de salut public. Souvent même il l'est encore ; à tout le moins, dans ses grands traits, il est indispensable, et l'on peut dire avec certitude que, si dans une société les principaux préjugés disparaissaient tout d'un coup, l'homme, privé du legs précieux que lui a transmis la sagesse des siècles, retomberait subitement à l'état sauvage et redeviendrait ce qu'il fut d'abord, je veux dire un loup inquiet, affamé, vagabond et poursuivi. »

Où l'on voit que ce bon Hippolyte, heureux homme, ignorait l'envoûtant pouvoir et la force non pareille des “j'vois pas pourquoi” et des “y a pas d'raison”, au nom de quoi on galope de l'avant en effaçant joyeusement la vénérable déposition des siècles, préalablement grimée en champ de tabous. Il n'empêche : « Un loup inquiet, affamé, vagabond et poursuivi. » Nos petits bougistes échevelés, recroquevillés sur le tas de cendres de leurs tabous, ne pourront pas venir pleurnicher qu'on ne les avait pas prévenus.

lundi 15 octobre 2018

Brève errance contrôlée en Camusie intérieure

Le chien Horla
Comme je me l'étais promis il y a peu de jours, en raison des quelques incursions que nous y fîmes à partir du Cantal, j'ai, de retour ici, relu Le Département de la Lozère ; je le qualifiais, dans mon journal, et me fiant à ce qu'il me reste de mémoire, d'admirable : il l'est, peut-être encore davantage que dans le souvenir que j'en gardais. Une lecture un peu distraite pourrait faire croire à un ouvrage écrit au fil de la plume et des impressions successives fournies par le voyage qui l'a suscité ; il n'en est rien : c'est au contraire un livre rigoureusement et très subtilement construit, étagé, sculpté même, pourrait-on dire. Et c'est cette construction, et sa rigueur, et la subtilité de ses correspondances, qui font que le lecteur a la sensation troublante de s'y perdre ; de s'y perdre avec délices, de s'y perdre doublement aussi : dans les méandres géographiques des vallées profondes et le dénuement des monts de plein ciel, mais tout autant dans les entrelacs du temps historique. 

Étant parvenu au bout du volume, et à celui des gorges du Tarn conjointement, je ne voulais pas quitter Renaud Camus aussi abruptement, dans un cas comme dans l'autre, et j'ai relu aussitôt la Vie du chien Horla. Le choix, par hasard (mais y a-t-il des hasards ?), fut heureux, puisque, au sein de ce second livre, il est donné au lecteur de retourner en Lozère, mais arpentée cette fois d'un point de vue canin, si j'ose dire, dans la mesure où Horla et son demi-frère Hapax faisaient partie de ce périple entre mont Lozère et mont Mouchet, d'Aubrac à Margeride. À cette différence que, dans le premier livre, ils se faisaient si discrets à l'arrière du véhicule que le lecteur ne pouvait pas même deviner leur présence ; tandis qu'ils occupent dans celui-ci toute la place. Il y avait assez longtemps – hors les volumes successifs du Journal – que je ne m'étais pas offert ce plaisir d'une errance contrôlée en Camusie intérieure : je ne regrette pas celle-ci.

dimanche 14 octobre 2018

Pour votre prochaine cure minceur… pensez Cantal !


Comme nul n'en ignore, nous venons de passer une semaine complète en Haute-Auvergne, autrement nommée Cantal. Bien décidés à bafouer toutes les règles de la diététique couramment admise, à en suspendre les rites et blasphémer les dogmes, nous nous sommes érigé un temple gastronomique provisoire, reposant essentiellement sur trois piliers de séculaire tradition :

Fromages
Vins
Cochonnailles

Cela en sachant que la facture, au retour, serait salée, aussi riche en kilogrammes surnuméraires que le furent nos repas en cholestérol, de préférence mauvais (à quoi cela rimerait-il de n'ingérer que du bon cholestérol, ce truc de fiotes ?). Du reste, hier, à mesure que les kilomètres défilaient, que s'accumulaient les tours de roues nous rapprochant du Plessis, Catherine et moi faisions de moins en moins les fiérots : la sentence était déjà presque audible ; la potence, au bout de la route.

Et puis, ce matin, embellie d'autant plus délicieuse qu'imméritée : Madame avait, durant ces agapes, perdu cinq cents grammes ; et votre serviteur, exactement le double. Vous savez ce qui vous restera à faire, si jamais l'envie vous saisit de vous affiner la silhouette.

samedi 6 octobre 2018

Nous sommes là…


 C'est-à-dire que, si vous lisez ce billet aujourd'hui, samedi, et matinalement, nous sommes en route pour là. Là, c'est-à-dire Saint-Flour, fière cité cantalienne que le monde entier serait bien avisé de nous envier, s'il était moins con. En réalité, nous ne passerons pas la semaine à Saint-Flour même (mais nous y serons reçus avec tous les égards dus à nos éminences…) : une partie de notre temps se déroulera entre les murs de la maison ci-dessous présentée.

Pour le reste, c'est comme d'habitude : les commentaires seront validés dans la mesure où nous bénéficierons bien de la connexion promise ; et, durant ce temps, les cambrioleurs normands auront toute latitude pour vider la maison du Plessis, aucun piège à rats humains n'ayant été disposé dans le jardin. Qu'ils sachent néanmoins que nous sommes nantis d'un voisin armé et perspicace.


mardi 2 octobre 2018

Hier encore, j'avais 4 ans



Nous découvrons l'enfant dans la pièce principale du petit logement où il vit avec ses parents et son frère tout juste né, rue Saint-Éloi à Châlons-sur-Marne ; ce même appartement qui, 55 ans plus tard et transporté à Montcosson, servira de tanière transitoire à Evremond. L'enfant a entre 4 et 5 ans, c'est le soir, probablement un vendredi ; son père rentre de la base aérienne de Reims – ville, pour l'enfant, incroyablement éloignée  ; il rentre, le père, avec un électrophone, celui qu'un ami lui a prêté pour la durée du week-end : les parents de l'enfant, bien que tous deux travaillant, n'ont pas encore eu les moyens, en cinq ans de mariage, de s'offrir ce luxe. 

Mais ils possèdent des disques ; peu, et uniquement des “45 tours” (deux chansons par face) : avec un sens inné de l'économie ménagère et une vision ordonnée de l'avenir, la mère a décidé qu'il convenait d'acheter deux disques chaque mois – un seul dans les périodes budgétairement plus épineuses. Ainsi disposera-t-on d'une quantité suffisante pour ne pas s'en écœurer, au jour supposé lointain où l'on pourra faire l'acquisition de l'appareil justifiant leur existence – jour qui devait arriver plus vite que prévu, mais on n'en savait encore rien.

Donc, voici le père, de retour du monde très vaste. Son plus urgent travail a consisté à “se mettre en civil”, comme il le sera chaque soir de sa vie militaire. Ensuite, bien sûr, on pose le premier disque, jamais écouté encore, sur l'électrophone. Il y a neuf chances sur dix pour qu'il soit de Charles Aznavour. Le père de l'enfant a été un “fan de la première heure”, comme on dira dans les années suivantes. En 1954, un an avant son mariage, il est allé passer une soirée à l'Olympia ; non pour Sydney Bechet qui y fait alors un triomphe, mais pour cet Arménien qui chante quelques chansons en première partie ; pas en “lever de torchon” mais pas loin. Et il racontera souvent, plus tard, comment, à la sortie du music-hall des Capucines, ils n'étaient pas plus de quatre ou cinq à attendre Aznavour, lequel, après avoir signé ces quelques autographes, était parti à pied dans la nuit, tout seul. Peut-être même pleuvait-il légèrement.

Cinq ans plus tard, Aznavour truste la chiche discothèque de la rue Saint-Éloi, et c'est lui qui a les honneurs de l'électrophone en transit. L'enfant en reçoit une véritable commotion. Il n'en gardera pas le souvenir, mais l'épisode est dûment signalé dans la saga familiale. Il y est dit que l'enfant passera l'essentiel du samedi, puis du dimanche, assis par terre, tout près de l'appareil posé à même le sol, près de la prise électrique à quoi on l'a raccordé. La légende veut même que, si l'enfant s'en éloignait parfois, lorsque chantait Patachou ou Marcel Amont, la voix d'Aznavour le ramenait invinciblement vers l'appareil : l'histoire a peut-être été enjolivée.

Il reste vrai que, six ou sept années plus tard, alors que l'appartement familial, allemand désormais, est doté de tout le confort auditorial, l'enfant connaît par cœur plusieurs dizaines de chansons d'Aznavour, qu'il interprète en boucle sur le siège arrière de la Panhard, puis de l'Opel, à chaque voyage un peu long que la famille entreprend ; cela ne suffit pas à dégoûter les parents d'Aznavour, qui continuent à acheter ses disques, mais toujours sous forme de 45 tours, sans doute par l'entraînement de l'habitude, bien que la situation financière, en franchissant le Rhin, se soit nettement améliorée.

Puis, fatalement, l'enfant grandit ; il devient, pour un temps, un adolescent de modèle courant, à la bêtise péremptoire, qui s'empresse d'oublier et la rue Saint-Éloi, et l'électrophone de fin de semaine, et surtout Aznavour. Il ne l'oublie pas, c'est pire : il le piétine, il en ricane, il en fait le sabre en caoutchouc de sa rébellion acnoïde. Les parents haussent les épaules et continuent d'acheter des disques, et toujours des 45 tours – mais il n'y a plus qu'une seule chanson par face, maintenant.

Au crépuscule de toute chose, l'ancien enfant écoute de nouveau Aznavour, depuis quelques années. Toujours lorsqu'il est seul et qu'il fait grand nuit. Et en choisissant avec une sorte de crainte révérencieuse les chansons des 45 tours, jamais d'autres, jamais de plus récentes. Alors, si le whisky a été correctement dosé, il s'imagine que son père est là, en retrait de son fauteuil, debout, sagement immobile, attendant sous la pluie fine la sortie des artistes de l'Olympia.

lundi 1 octobre 2018

Le Roi Soleil a frôlé l'éclipse


Il avait commencé à chanter en 1946 et n'avait plus arrêté depuis – ou alors juste le temps de changer de costume. J'en connais un qui doit mieux respirer aujourd'hui, et c'est Louis XIV : ses 72 ans de règne (1643 – 1715) ont certes été égalés par le King Charles, mais pas battus. L'Olympe n'a pas cédé devant l'Olympia.

Quel est ce barbu qui s'avance, bu qui s'avance ?


Eh oui, c'est bien lui, c'est Émile, c'est Zola ! 
Qui a passé l'essentiel de septembre à la maison.