lundi 28 décembre 2020

Jacques-Bénigne et Louis de Bourbon

 

Quand on lit un livre déjà relativement ancien, on en arrive parfois assez rapidement à perdre de vue cette ancienneté même. Par exemple, l'Histoire de Bossuet qui me tient depuis déjà quelque temps : j'oublie très facilement, vu son sujet, que le cardinal de Bausset l'a écrite il y a un peu plus de deux siècles : après tout, la vie de Bossuet n'a pas changé depuis lors… 

Mais voici que, soudain, au détour d'une page, je touche du doigt le gouffre qui me sépare du texte que je lis, le changement radical qui s'est produit entre son époque et la mienne. Ainsi, lorsque, parlant de l'oraison funèbre du Grand Condé, mon cardinal écrit ceci :

« C'est la première leçon d'éloquence française, par laquelle on essaie le goût et les dispositions des générations naissantes. Elle vient se graver d'elle-même dans la mémoire des jeunes gens, aussitôt que leur oreille se montre sensible à l'harmonie ; elle fait battre de jeunes cœurs étonnés d'une émotion qu'ils n'avaient point encore ressentie ; elle fait couler les premières larmes que la puissance du génie arrache à des âmes encore neuves. »

Ainsi donc, se dit le lecteur béant, il y eut réellement des temps, en France, où les lycéens prenaient leurs premières leçons d'éloquence chez Bossuet, au lieu de les recevoir de la bouillie verbale d'un François Hollande ou des postillonnages racistes d'un Lilian Thuram ?  Où ils découvraient l'harmonie de leur langue dans les majestueux drapés d'une oraison funèbre et non dans les martèlements simiesques d'un rap de cité sensible ? Où l'émotion neuve qui faisait battre leurs cœurs leur était donnée par la haute figure d'un prince du sang doublé d'un capitaine illustre plutôt que par un animateur télé ricanant ou une greluche cinématographique césarisée de frais ?

Le lecteur finit par refermer le livre pour tenter de digérer sa déprimante découverte. Pour essayer, comme on dit presque, de se faire une oraison.

mercredi 23 décembre 2020

Épluche si affinités

 

Comme il était facile de le prévoir en ces temps de débâcle culturelle généralisée, le soin de rédiger les sous-titres pour les films et séries étrangers est désormais confié à de parfaits analphabètes. S'il est possible – mais j'ai de forts doutes sur ce point – que ces baudets appointés aient encore quelques notions de la langue anglaise, il est certain qu'ils n'en ont plus aucune de la française. Nous marchons le plus souvent sur la crête de l'amphigouri, à l'extrême bord du charabia. Ce qui est souvent cause d'énervement mais permet parfois de rire un peu.

Ainsi hier soir. Nous regardions la cinquième et dernière saison de Damages, la scène se passait dans le bureau d'une avocate nouvellement embauchée, à qui, la veille, on avait confié plusieurs cartons de paperasse juridique à examiner attentivement. Sa patronne s'enquiert donc si le travail a été effectué, si tous les cartons ont bien été visités, les documents scrutés. La dame fait alors cette réponse, du moins d'après ses “adaptateurs” supposément francophones :

Je les ai tous épluchés au peigne fin !

On comprend dès lors la mine de fierté, presque de défi, qu'elle arborait disant cela. Quel exploit, en effet, que le sien ! Si certains parmi vous ont déjà tenté de se livrer à un épluchage au moyen d'un peigne, à plus forte raison un peigne fin, ils mesurent le tour de force accompli par cette vaillante attornette. À côté de ça, même le nettoyeur des écuries d'Augias passerait facilement pour un récurateur en situation d'anémie, un genre de Mr Propre entarlouzé.

Cela étant, si je suis le premier à m'incliner devant l'exploit de cette virtuose de l'épluchage au peigne, ce n'est pas demain que j'irai manger le pot-au-feu chez elle. Plat que mes sous-titriers transformeraient sans doute en poteau feu, voire en pote au feu, eux qui parlent déjà couramment de poteau rose quand ils s'imaginent l'avoir découvert.

lundi 21 décembre 2020

Renversement du domaine muselier

 

Lorsqu'un humain et son chien déambulent par les rues de la ville, il est désormais bien facile de discerner lequel des deux est l'animal : c'est celui qui ne porte pas de muselière.

mercredi 16 décembre 2020

Maquereau à la trace

 
Je m'étais préparé une boite de conserve dont je comptais faire mon déjeuner – Ce qu'effectivement fis. Mes yeux étant à sa hauteur, j'y lis cette affirmation triomphale, sonnant presque tel un défi lancé à la face de tout incrédule : Traçabilité garantie. J'ai bien sûr commencé par m'en réjouir en mon for, comme l'aurait fait à ma place tout citoyen éco-responsable. 

Mais, sitôt après ce premier mouvement d'adhésion enthousiaste, une question s'est mise à me tarauder sournoisement : qui donc pourrait bien avoir l'envie, le projet, la volonté de tracer un filet de maquereau au vin blanc et aux aromates ? Une sardine à l'huile d'olive vierge, encore, je ne dis pas : la sardine incite naturellement au traçage, tout comme l'anchois à l'esquisse, le hareng au premier crayon… mais un filet de maquereau ? Qui peut avoir non seulement cette lubie, mais en outre le besoin qu'on lui garantisse la chose possible ?

Encore une interrogation qui ira rejoindre beaucoup d'autres, dans le vaste entrepôt des questions sans réponse.

mardi 15 décembre 2020

lundi 14 décembre 2020

Coupez !


Même chez les bons auteurs, et j'en fréquentais encore un ce matin, il est désormais de coutume d'utiliser faussement ces expressions symétriques que sont “coupe claire” et “coupe sombre”.  Faussement est encore trop peu dire : en réalité, la plupart des gens les emploient très scrupuleusement l'une à la place de l'autre – c'est à dire qu'ils disent “grand” quand ils croient dire “petit”, et “blanc” quand ils pensent “noir”.

Rappelons donc, sans nous lasser le moins, que ces deux expressions ressortissent au langage des bûcherons – ou des exploitants forestiers, si l'on tient à être absolument moderne. Pratiquer une “coupe claire”,  c'est laisser la forêt claire une fois la coupe achevée. Ce qui implique de lui avoir ôté beaucoup de ses arbres, pour que la lumière y pénètre, et donc d'avoir pratiqué une coupe lourde, ou sévère.

À l'inverse, une “coupe sombre” est celle qui laisse la forêt sombre, ce qui veut dire qu'on ne lui a enlevé que peu d'essences : on a donc pratiqué une coupe légère, ou bénigne.

Il résulte de cette inversion symétrique des significations que l'on ne peut plus guère employer l'une ou l'autre de ces expressions, car ce serait prendre le risque d'être compris tout au rebours. C'est-à-dire que la plupart des gens entendraient “blanc” quand ma bouche leur aurait dit “noir”. Par exemple, si j'écris que, depuis ma mise à la retraite, j'ai dû pratiquer des coupes sombres dans mon budget, quatre sur cinq de mes lecteurs vont m'imaginer à deux doigts de la misère, ceinture resserrée au maximum, alors que j'aurai simplement procédé à la suppression de deux ou trois superfluités, sans en souffrir plus que cela.

Cela étant dit, on discerne fort bien la raison de cette “inversion des pôles”, et l'on comprend du même coup qu'elle était sans doute inévitable et probablement irréversible. Elle tient en effet aux charges positive et négative de ces deux mots : claire et sombre. N'en déplaise à nos ami-e-s racisé-e-s, le sombre sera toujours plus inquiétant que le clair, tout au moins dans notre imaginaire linguistique. Et quand il doit associer sombre à léger d'un côté, ou clair à lourd de l'autre, l'esprit regimbe et rétablit sans y penser plus que ça un certain ordre des choses qui lui semble naturel, évident, allant-de-soi.

C'est pourquoi, sauf si l'on est coiffeur ou pilote de formule 1, on évitera désormais de parler de “coupes”, quel que puisse être leur aspect ou leur luminosité.

Ai-je été assez sombre ?

jeudi 10 décembre 2020

Montaigne claquemuré


Ce matin, et avec plus de quatre siècles d'avance, excusez du peu, Michel de Montaigne me parlait de notre actuel claquemurage. Pour en dire ceci : « Encore vaudrait-il mieux souffrir un rhume que de perdre pour jamais, par désaccoutumance, le commerce de la vie commune, en action de si grand usage. » 

Un peu plus bas, filant son sujet, enfonçant le clou, remettant une couche, il prenait la peine de me citer quatre vers de Maximilien (mais de quel Maximilien se peut-il bien agir ? Ce que c'est que d'être inculte, tout de même !) :

On nous force à renoncer à nos habitude et,

Pour prolonger notre vie, à cesser de vivre…

Peut-on dire qu'ils vivent encore ceux à qui on rend

Insupportables l'air qu'ils respirent et la lumière qui les éclaire ?

Là-dessus, j'ai sauté en plein dans le siècle suivant, pour aller ratifier le traité de Nimègue au cul de Louis XIV : on n'est pas plus occupé que je le suis ces jours-ci.

 

lundi 7 décembre 2020

Les Roses blanches, seconde édition

 

 

Faut-il avoir l'âme assez basse pour souiller ainsi, fouler aux pieds, couvrir d'opprobre les plus précieux fleurons de notre génie lyrique, les plus émouvants bouquets assemblés par le génie même de notre peuple ! Nous ne prendrons même pas la peine de dire ce que nous inspirent les ricanantes contorsions d'un tel individu : laissons-le s'engluer dans ses boues fétides et, lui tournant résolument le dos, rétablissons plutôt la vérité en volant vers les cimes.

C’était un gamin, un gosse de Paris,
Pour famille il n’avait qu’ sa mère

Comme on le voit bien, ce gamin, ce gosse, cette fleur du pavé de Montmartre, remontant le nez en l'air et la frimousse curieuse, la rue Saint-Vincent ou celle des Saules ! Il doit avoir quelque chose comme dix ou onze ans, cet âge où le malheur n'est encore qu'une contrée lointaine et à peine réelle, seulement évoquée dans les contes de M. Perrault ou quelques chansons des rues et des cours. Protégé encore du malheur par son innocence, notre poulbot ne l'est pas de l'injustice des hommes. Qu'est-il donc arrivé à ce père absent, que, parfois, souvent, il voit sa mère pleurer en se cachant de lui, comme honteuse du secret qui l'oppresse ?

Les Roses blanches sont de 1928, on le sait. Sans doute conçu lors d'une de ses trop rares permissions, l'orphelin est né alors que son père, poilu par avance sacrifié à la voracité d'une clique militaro-industrielle tapie dans l'ombre des palais nationaux, était déjà remonté au front, le long du Chemin des Dames. Mais, s'il était un héros “certifié”, ce malheureux soldat, fauché par la mitraille en jaillissant de sa tranchée sous les ordres d'un officier de fer, pourquoi sa mère devrait-elle se cacher pour le pleurer ? Et pourquoi aucune photo du disparu dans les deux pièces en soupente où elle vit avec son enfant ? On le comprend sans qu'il soit besoin d'insister : le père du gamin a dû faire partie de ces courageux mutins de 1917, ceux qui ont osé se dresser et dire “non ! ” à la boucherie voulue par les forces bourgeoises. Il est tombé non pas face à l'ennemi, mais sous les balles d'autres Français, lié au poteau d'infamie.

L'absence ajoutée à la honte : il n'en faut pas plus pour détruire lentement mais sûrement la malheureuse ouvrière,

Une pauvre fille aux grands yeux rougis,
Par les chagrins et la misère

Qu'a-t-elle donc pour s'accrocher encore à la vie ? Son enfant. Ce vivant souvenir du disparu, qui revit un peu en lui, qui a son regard tour à tour pensif et malicieux, et aussi cette façon de repousser de deux doigts la mèche qui lui balaie le front. Son enfant et les quelques roses blanches qu'il lui apporte le dimanche, comme le faisait son fiancé au début de leur amour ! Une habitude que le gosse a reprise, sans se douter qu'elle lui venait de ce père dont il n'entend jamais parler. Et c'est pour ces quelques fleurs dominicales que le gosse n'hésite pas à braver la nuit et les froidures humides de l'hiver parisien, pour aller vendre par les rues les journaux aux odeurs d'encre fraîche, labeur qui lui rapportera les quelques sous nécessaires à l'achat des fleurs tant attendues par sa mère, laquelle profite de son seul jour de repos pour astiquer de fond en comble le sombre réduit qui leur sert de tanière.

Ces roses, souvent un peu défraîchies car l'enfant n'a guère les moyens d'entrer chez les fleuristes de luxe et doit bien souvent se contenter des fleurs du marché, celles dont aucun client n'a voulu et qui, sans lui, partiraient sans doute au ruisseau, ces fleurs sont le seul rayon de lumière qui éclaire encore ces deux êtres que le malheur a élus. Mais c'est encore trop :

Un matin d’avril parmi les promeneurs
N’ayant plus un sous dans sa poche
Sur un marché tout tremblant le pauvre mioche,
Furtivement vola des fleurs

Peut-on le condamner pour ce geste ? Non, pas plus qu'on aurait dû envoyer au bagne un Valjean voleur de pain ! Et la brave fleuriste ne s'y trompe pas qui, avec cette générosité innée du petit peuple et cette compréhension du prochain que confère la pauvreté commune, offre avec simplicité les roses que le gamin vient de lui voler. Peut-on imaginer sa joie à ce moment-là ? Se figurer le bonheur qui l'inonde en découvrant ce qu'il y a de bonté dans l'homme ? Joie et bonheur aussi vite anéantis que jaillis :

Puis à l’hôpital il vint en courant,
Pour offrir les fleurs à sa mère
Mais en le voyant, une infirmière,
Tout bas lui dit "Tu n’as plus de maman"

La chanson va-t-elle se terminer là, sombrer irrémédiablement dans la noirceur et le désespoir ? Non ! Car l'enfant puise dans cet anéantissement la force de se projeter à la fois vers l'avant, vers cette vie d'homme qu'il entrevoit désormais, et vers le haut, vers ce Ciel où, les bras chargés de roses blanches, sa pauvre mère est devenue bienheureuse, retrouvant en paradis celui qu'elle a tant aimé, le père de son fils, répudié par les hommes mais réhabilité en gloire par le Très-Haut, le Créateur des fleurs blanches et des enfants aimants.


mardi 1 décembre 2020

Dûment Dumas

 

On n'a pas mal ferraillé, au Plessis, en novembre


lundi 30 novembre 2020

Chanson à la moulinette


 J'ai plusieurs fois, par le passé, tenté d'alerter le peuple insouciant sur le danger de certaines chansonnettes qui, sous leurs anodines ritournelles, cachent en réalité de puissants acides destinés à corroder la morale commune et à dissoudre les vertus les mieux trempées. Je pense que, grâce à mes efforts, nul ne peut plus écouter les Grands Boulevards de Montand ou le Trousse-chemise d'Aznavour, pour ne citer que deux exemples, sans tressauter d'une juste indignation. 

Je me devais à moi-même de poursuivre cette tâche sacrée. C'est pourquoi, aujourd'hui, nous allons nous attaquer à une œuvre particulièrement pernicieuse et passer à la moulinette Les Roses blanches de Mme Berthe Sylva. Commençons par le commencement :

C’était un gamin, un gosse de Paris,
Pour famille il n’avait qu’ sa mère

D'entrée, le ton est donné, l'ambiance misérable dessinée : nous sommes confrontés à une famille mono-parentale, cette abomination des temps modernes. Et l'on imagine sans peine, mais avec chagrin, les pressions morales que l'innocent rejeton a dû subir, depuis sa naissance ou quasi, les récriminations d'une mère aigrie contre les hommes, faisant retomber le poids de ses frustrations infinies sur la tête de son enfant. Il y a là, en germe, de quoi dégoûter à tout jamais un gosse des amours ordinaires : on ne serait pas surpris de le voir se métamorphoser plus tard en fiote amateur de gay prides. Cette mère abusive, qui est-elle ?

Une pauvre fille aux grands yeux rougis,
Par les chagrins et la misère

Ah ! ils ont bon dos, les chagrins et la misère ! Ces “yeux rougis”, on se doute bien qu'ils ont d'autres causes moins avouables : des nuits passées à se saouler de mauvaises gnôles et à rouler entre les bras de quelques apaches des barrières, afin de noyer doublement, dans l'alcool et le stupre, les remords que devraient lui causer les échecs successifs de sa lamentable existence. Un indice de cette vie dissolue qu'on lui entrevoit ?

Elle aimait les fleurs, les roses surtout,

Non, pénible garce, non : on n'aime pas les fleurs, et encore moins les roses, quand on est une honnête ouvrière, s'acharnant par son seul travail à faire vivre son enfant sans père ! Du reste, on commence à le comprendre, ce père, probablement un brave et simple travailleur, horrifié et s'enfuyant à toutes jambes en découvrant le fond de vice de celle dont il avait d'abord rêvé de faire sa chaste épouse. Il a bien fait car elle n'aurait sans doute pas mis grand temps à le corrompre, tout comme elle a commencé à corrompre le fils qu'il lui a laissé. En effet :

Et le bambin tous les dimanche
Lui apportait de belles roses blanches,
Au lieu d’acheter des joujoux

On nous a dit que sa mère était dans la misère, n'est-ce pas ? Alors je formule la question que tout le monde se pose déjà : où diable le “bambin” trouve-t-il l'argent pour acheter des roses, fleurs dispendieuses s'il en est ? Même sans aller jusqu'à imaginer le pire – il ne manque pas de messieurs dépravés, autour des fortifs, pour apprécier le charme interdit des bambins… –, on se doute bien qu'il ne se procure pas ses bouquets par des moyens honnêtes. Et d'ailleurs :

Un matin d’avril parmi les promeneurs
N’ayant plus un sous dans sa poche
Sur un marché tout tremblant le pauvre mioche,
Furtivement vola des fleurs

Voilà où  mènent l'exemple d'une fille-mère et l'éducation qu'elle peut donner ! Et comme dit si bien la sagesse populaire : « Qui ce jour vole une rose / vole bientôt autre chose. » On le retrouvera donc très vite, devenu adulte, occupé à détrousser les bourgeois sur les boulevards, s'il ne se transforme pas en un répugnant julot-casse-croûte, contraignant aux bordels de Pigalle ou au tapin de la Madeleine de pauvres filles qu'il aura séduites en leur payant des cocktails opiacés et leur offrant des cigarettes à bout doré – bref : des portraits vivants et plus jeunes de sa mère, cette mère qui, dès les langes, lui a indiqué la voie de la dépravation comme on ouvre une voie royale.

Certes, la morale semble sauve in extremis, puisque la mère du futur maquereau va très logiquement finir ses jours à l'hôpital, probablement d'une cirrhose en phase terminale ou d'une bléno mal soignée. Mais ce n'est là qu'apparence. Car enfin, qui est-ce qui va le payer, ce séjour hospitalier ? Certainement pas elle, qui n'est riche que de ses chagrins et de sa misère, ni son monomaniaque de fils qui ne pense qu'à ses putains de fleurs.

Eh oui, on l'aura compris : c'est encore nous qui allons y être de notre poche.


mercredi 25 novembre 2020

Terreur festive à la cantine


 Je me suis bien sûr, comme chacun, trouvé plusieurs fois en situation d'être, ou au moins de me sentir ridicule. Je crois l'avoir assez bien supporté, ne pas y avoir, même sur le moment, attaché une grande importance et n'en avoir senti aucune “cuisson” de l'amour-propre qui ne fût aussitôt cautérisée. 

En revanche, j'ai nettement plus de mal à supporter le ridicule chez les autres, en particulier lorsque ces autres n'ont pas conscience de ce ridicule que je discerne, moi, fort bien. C'est ainsi que, même enfant, je n'ai jamais aimé ce type d'émissions de télévision qui s'est d'abord appelé “caméra invisible” avant de devenir “caméra cachée”. Et je me souviens d'une anecdote, j'y ai repensé tout à l'heure en souhaitant sa fête à Catherine. 

C'était un 25 novembre, donc, dans les années quatre-vingt. Nous autres, gens du rewriting, avions accoutumé de descendre ensemble à la mangeoire d'entreprise du groupe Hachette, sis à l'époque au 6 de la rue Ancelle, à Neuilly. C'est ce que nous faisons donc, ce jour-là comme les autres. La première chose qui me saute aux yeux, en pénétrant dans cette grande cantine en sous-sol, c'est que les serveuses et les caissières, du moins les célibataires d'entre elles, ont “coiffé Sainte-Catherine”.  

Bien entendu, comme elles sont toutes affublées du même couvre-chef hautement grotesque et mal seyant, on comprend tout de suite que, en fait, c'est leur direction qui les a contraintes, dans un but festif, à se déguiser de la sorte. Les deux caissières, le visage aussi morose qu'à l'ordinaire, sont particulièrement pitoyables, tant est grand justement le décalage entre leur mine et la coiffure qu'elles arborent, qui se veut joyeuse. 

« Non, là, je ne vais pas pouvoir… dis-je à mes habituels commensaux. Passer devant ces pauvres filles… Je crois que je vais aller me chercher un casse-dalle aux Sablons. » Yves Josso, notre chef à tous, me répond alors : « Mais elles doivent en être ravies, de leur chapeau ! C'est leur grand jour en quelque sorte… » Il pensait sans doute, disant cela, me faire changer d'avis, sa remarque eut l'effet inverse, le ridicule de l'accoutrement redoubla d'un coup à mes yeux. Et je m'enfuis.  

Au bistrot des Sablons, tout était normal, aucune catherinette n'était repérable parmi le personnel. Et leurs sandwichs étaient à peu près propres à la consommation.

 

samedi 21 novembre 2020

De l'avenir de la pédale


Donc, pour satisfaire aux exigences rétrogrades d'une bande d'auto-proclamés “écologistes” frisant la maladie mentale, notre gouvernement d'écouillés ferme docilement, une à une, ces centrales nucléaires que le monde entier nous enviait. Conséquence attendue : de prochaines coupures sauvages d'électricité, comme dans n'importe quelle pétaudière tiers-mondiale. 

Par voie himmelienne, un mien ami me faisait remarquer ce matin que cela risquait de contrarier quelque peu la saine propagation du télétravail, remède miracle au petit Chinois ainsi que chacun le sait. Je lui ai fait observer qu'au contraire ces pannes aléatoires allaient nécessairement avoir une influence très-bénéfique sur l'emploi, dans la mesure où chaque télé-travailleur devra bientôt embaucher un manœuvre non qualifié, mais bien musclé des mollets, qui sera chargé de pédaler avec le plus de régularité possible, de neuf heures à midi puis de deux à six heures, de façon à faire fonctionner la dynamo qui aura été préalablement reliée à l'ordinateur de son employeur, occupé à sauver l'économie française sans bouger de son gourbi – les deux partenaires ayant évidemment pris soin, avant de s'atteler à leurs bécanes respectives, de s'enturbanner le groin des muselières agréées.

 

vendredi 20 novembre 2020

Notre flamboyante jeunesse rebêle


D'après un sondage Odoxa (j'ignore absolument ce que peut être cette officine parasitaire), 65 % des 15 – 30 ans approuvent le claquemurage. C'est bien, c'est très bien : leur existence commence tout juste, entre acné et premier boulot à temps partiel, que les voilà déjà dociles et impeccablement dressés. Et si jamais, suite à un improbable court-circuit dans le disque mou, certains se prenaient à renâcler un peu, pas de problème, le cas est prévu, l'éventualité parfaitement circonscrite : les cellules de soutien sont restées ouvertes ; et, derrière leurs muselières à élastiques auriculaires, les psys de toutes obédiences sourient à pleines dents sur le pas des portes.

 

samedi 14 novembre 2020

Laissez parler les petits papiers

 


J'ai donc repris ce matin la biographie que M. Pierre Chevallier a consacré au roi Louis XIII. Le “donc” de la phrase précédente, je le reconnais, peut présenter un aspect quelque peu saugrenu ; il le conservera tant que l'on n'aura pas pris connaissance de mon journal de ce mois, et notamment de l'entrée du 14. Le livre somnolait sur son étagère depuis des temps plus ou moins immémoriaux à notre fragile échelle humaine.  

J'ai ressenti une sorte de pincement dans la région sub-costale lorsque, manipulant le volume, j'ai vu s'en échapper un petit papier, a priori une page arrachée à son calepin natal. Elle portait, de mon incertaine écriture, le nom de Jean-Philippe Chatrier, suivi de son numéro de téléphone. Celui-ci commençait par 01 47, ce qui est bien, on pourra vérifier, l'indicatif de Neuilly-sur-Seine, ville que ce grand garçon flegmatique et drôle habitait en effet.

Je suis donc, ce papier dormant le dit, resté assez longtemps sans m'intéresser à la vie de Louis XIII, puisque Jean-Philippe est mort voilà dix ans et quelques mois, ainsi qu'en fait foi ce billet que je lui avais alors consacré : on peut en toute confiance faire fond sur lui et sa date de publication, car je n'ai encore jamais pratiqué, à ce jour, le billet nécrologique préventif.

Je me suis retrouvé silencieux et un brin crispé, dans une main un gros volume de près de sept cents pages bourrées de mots formant des phrases, dans l'autre ce petit papier ne portant qu'un nom et dix chiffres. On aura peut-être du mal à me croire, mais le volume s'est tu, et c'est le petit papier qui s'est mis à parler.


vendredi 13 novembre 2020

Islamogauchiste : enfin la définition officielle !


 L'autre matin, sur son blog, le Professeur Cingal affirmait assez péremptoirement, en tout cas un peu vite, que le terme “islamogauchiste” ne correspondait à aucune réalité identifiable, que c'était un non sens. Je suis bien navré de devoir le contredire – et, ce faisant, impressionné de me lever seul contre l'Université tout entière –, mais je dois le proclamer : non seulement le mot recouvre une réalité, parfois même une réalité explosive,  mais il est en outre permis d'en donner la définition précise, ce que je fais ici pour la première fois, non sans une certaine émotion :


Un islamogauchiste est un type particulier de communiste 

qui milite activement pour l'avènement de 

la dictature du proléchariat.

 

Comme, n'étant pas de gauche, je demeure insensible aux miroitements trompeurs de la richesse, le mot que je viens de créer restera entièrement libre de droits jusqu'à la consommation des siècles.


mercredi 11 novembre 2020

Soyons hanséatiques !

 

C'est très bien, Wodehouse, et fort drôles sont les mésaventures mettant aux prises ce jeune crétin de Bertie Wooster et son génial butler, l'illustre Jeeves, vraiment très bien. Mais l'humour à ce point anglais et à ce point toujours égal à lui-même, voilà qui finit par lasser un peu. Et quand on veut se déshumoriser, le plus simple, le mieux et le plus radical est encore de se tourner vers l'Allemagne, pays qui, comme on le sait, est peuplé d'Allemands, dont certains écrivent de gros livres implacablement sérieux.

C'est pourquoi je n'ai pas hésité, hier entre déjeuner et dîner, à tirer de leur rayonnage germanique Les Buddenbrook, premier roman de Thomas Mann, écrivain assuré de ses moyens et talent et qui n'a pas peur de se montrer un peu ennuyeux lorsque cela lui paraît nécessaire. Mais, personnellement, l'ennui ne m'ennuie pas, ce n'est donc pas lui qui me fera reculer. De toute façon, elle reste passionnante et dense, cette histoire d'une opulente famille d'une ville de la Hanse – Lübeck apparemment, mais je n'en jurerais pas – confrontée, sur trois ou quatre générations, à une inexorable décadence.

Quoi qu'il en soit, c'est sans importance : si je suis venu raconter cela qui ne présente pas le moindre intérêt, c'est surtout pour faire plaisir à M. Fredi Maque, dont la vue et la délicatesse étaient offensées par la photographie des quatre répugnants pitres en phase civilisationnelle terminale qui, depuis trois longs jours, s'étalait en ouverture de ce blog, pourtant si digne d'habitude.

Il faut bien reconnaître que, de ce point de vue, Herr Mann correspond davantage à l'idée que les impénitents traditionalistes persistent à se faire de l'homme. Ce qui, au vu de son nom, est bien la moindre des choses.


dimanche 8 novembre 2020

On covid et on s'en va


Les vieillards ont toujours adoré parler de leurs maladies, réelles ou supposées, déclarées ou seulement menaçantes, discourir sans fin sur leurs symptômes, leurs effets, les moyens de s'en prémunir ou de les vaincre, etc., à perte de vue et de salive. Dans ma jeunesse, cette manie était l'occasion de moqueries plutôt affectueuses. 

Il est intéressant de constater que, depuis l'arrivée du petit Chinois, un pays entier ne parle plus que de maladie, et ce dans toutes les tranches d'âges, tous les milieux, toutes les classes. Comme si, sans même nous en apercevoir, nous étions, tous et d'un seul coup, devenus d'égrotants vieillards, ne formant plus que la queue d'une civilisation entrée en phase terminale, et pour laquelle il n'existe aucun modèle efficace de respirateur artificiel.


lundi 2 novembre 2020

À l'heure des post-visionnistes


 Dans le livre ardu mais passionnant que je lis depuis trois jours : Antifragile de Nassim Nicholas Taleb, je tombe sur un paragraphe qui me paraît correspondre idéalement à l'époque absurde et très-comique que nous vivons en ce moment même, et dont l'absurdité a été opportunément réactivée par la remise à l'honneur du Grand Claquemurage. Ne reculant devant nul sacrifice ni peine, je recopie donc les quelques lignes en question, que l'on est prié, pour d'évidentes raisons prophylactiques, de lire sans ôter sa petite muselière à élastiques auriculaires. On les retrouvera dans leur contexte à la page 466 de l'édition des Belles Lettres que j'ai proposée en lien plus haut. Voici :

« Conséquence de la déformation rétrospective, les gens qui n'avaient bien sûr pas vu arriver un événement vont se rappeler une de leurs pensées prouvant le contraire, et réussir à se convaincre eux-mêmes qu'ils avaient prévu l'événement en question, avant d'entreprendre d'en convaincre les autres. Après chaque événement, il y a toujours beaucoup plus de “post-visionnistes” que de véritables prévisionnistes – des gens qui ont eu une idée sous la douche sans l'amener jusqu'à sa conclusion logique, et, comme beaucoup de gens prennent beaucoup de douches […], ils n'auront que l'embarras du choix parmi les idées qu'ils ont eues. Ils ne se souviendront pas de la pléthore d'idées qui leur sont venues dans le passé sous l'effet du bain, et qui n'étaient que du “bruit” ou contredisaient le présent observé – mais comme les êtres humains aspirent vivement à être cohérents avec eux-mêmes, ils ne retiendront que les bribes de pensées passées qui sont cohérentes avec leur perception du présent. »

Bien entendu, on aura toujours le loisir de se dire que ce pauvre M. Taleb raconte vraiment n'importe quoi. Ou encore que ce malheureux D.G. n'a vraiment rien compris à ce qu'il a lu. Ce qui, hélas, n'est pas totalement à exclure.


dimanche 1 novembre 2020

Le Plessis passe la frontière belge


 À cause de lui, notre octobre fut fort pluvieux…


dimanche 25 octobre 2020

Simenon ou les petites cases de la mémoire


 J'ai lu les quelque deux cents romans “patronymiques” de Simenon dans les dernières années quatre-vingt et les premières quatre-vingt-dix. Ma mère, alors, était cliente d'une sorte de club du livre qui s'appelait – et s'appelle sans doute encore – France-Loisirs. Ce sont ces gens qui, vers 1988, avaient au la bonne idée de reprendre les œuvres romanesques complètes, parues auparavant chez Omnibus : vingt-cinq volumes, contenant en moyenne huit romans chaque, publiés à raison de deux par catalogue trimestriel. J'ai donc lu ces deux cents romans à raison de seize par trimestre, ce qui fait que la totalité a dû m'occuper, par intermittence, environ trois ans.

Les reprenant ces jours-ci, j'ai pu constater que ces romans (hors Maigret, je le précise) pouvaient être classés en trois groupes distincts. Il s'agit d'un classement tout personnel et qui n'a absolument aucun caractère littéraire, ni même d'appréciation qualitative. 

Le premier groupe, d'assez loin le moins fourni, est constitué par les romans dont l'histoire, ou au moins sa trame, m'est restée présente à la mémoire. La Neige était sale, Les Anneaux de Bicêtre, La Fuite de Monsieur Monde, Les Fantômes du chapelier en sont quelques exemples.

Le deuxième groupe, d'assez loin le mieux fourni, est celui des romans dont j'ai totalement oublié de quoi ils pouvaient bien parler, mais dont le titre m'est demeuré familier. Par exemple, si quelqu'un, au débotté, me dit : Il y a encore des noisetiers, ou bien : La Cage de verre, ou encore : La Marie du port, le nom de Simenon me viendra immédiatement aux lèvres, mais je resterai incapable de dire en quoi ces romans peuvent bien consister.

Enfin vient le troisième groupe, celui des romans dont même le titre m'est devenu absolument opaque. Ce fut le cas hier avec Le Bilan Malétras : j'avais beau chercher (chercher quoi d'ailleurs ?), ces trois mots me restaient totalement étrangers, comme si je les lisais pour la première fois. Or, je le redis, cela n'a rien à voir, cet oubli partiel ou complet, avec la qualité du livre lui-même. Par exemple, ce Bilan, relu hier donc, est un roman remarquable, et le personnage de Jules Malétras est certainement  l'un des plus énigmatiques que Simenon ait créés ; partant, l'un des plus frappants. Du coup, je me suis dit que, si je dois persévérer dans mes relectures simenoniennes, je devrais plutôt me concentrer sur les romans de la troisième catégorie. Avec l'espoir que, dans dix ans, ils auront sauté de la troisième à la deuxième catégorie, voire à la première. À moins que, d'ici là, Alzheimer ait accompli son office, et que ces deux cents livres aient tous versé comme un seul homme dans le puits sans fond du troisième groupe.

 

vendredi 16 octobre 2020

¡ Papacito, si !

 

 

 Vingt minutes de bonne humeur et d'idées saines…

 

mardi 13 octobre 2020

Simenon m'était conté


 J'arrive à la fin du Testament Donadieu, roman parfait à mon sens. Et se pose la question : comment peut-on encore se livrer à de pieuses génuflexions devant les romans d'un Sartre, d'un Camus, d'un Gide, d'un Mauriac, alors que Simenon existe ? C'est pour moi un mystère. Gide, encore lui, avait entièrement raison : « Je tiens Simenon pour un grand romancier : le plus grand peut-être et le plus vraiment romancier que nous ayons eu en littérature française aujourd'hui. » Cela dit, il faudrait savoir si, ce disant, Gide était sincère : avec lui, on ne peut jamais être sûr…

Donc, à moins d'imprévisible bifurcation vers autre chose, de l'une de ces embardées aléatoires dont je suis assez coutumier, je crois que je vais rester avec le Belge un petit moment. Déjà surgissent d'autres titres, que j'ai envie de relire : Les Anneaux de Bicêtre, La Neige était sale, Betty, La Fuite de monsieur Monde, Lettre à mon juge… De plus, le temps qu'il fait ici depuis quelques jours – vent et pluie, petit froid humide – est idéalement simenonien.


mardi 6 octobre 2020

Perrette et le Cygne Noir


 Qui lit les ouvrages * de Nassim Nicholas Taleb ? Énormément de gens de par le vaste monde, et moi au Plessis depuis quelques jours. Et D'abord qui est-il, ce Taleb ? Comme je n'ai guère envie de condenser et rewriter Wikimachin, je vous y renvoie. Personnellement, et bien qu'étant encore loin d'avoir tout lu, je conseillerais de le découvrir avec celui de ses livres qui s'intitule Le Cygne Noir. Surtout si, comme moi, vous êtes d'une ignorance totale pour tout ce qui touche à la Bourse, aux mécanismes financiers, à l'univers des traders, etc., et qu'en plus tout cela vous rebuterait plutôt : le premier livre de Taleb, Le Hasard sauvage, s'y réfère beaucoup plus souvent que celui qui vient après (ce qui ne l'empêche pas d'être passionnant, Taleb s'appuyant sur ses exemples tirés de la finances pour élargir et élever considérablement son propos).


Qu'est-ce qu'un Cygne Noir ? Pour Nassim Nicholas Taleb, il s'agit d'un événement présentant trois caractéristiques essentielles : 

1) il était, avant de se produire, totalement inattendu et imprévisible,

2) il a des conséquences extrêmement importantes – aussi bien positives que négatives selon les cas (voire les deux mélangées),

3) il est possible de l'expliquer et de le justifier, mais seulement a posteriori, et souvent avec une certaine dose de mauvaise foi ou de simple aveuglement sur ses propres capacités.

Par exemple, l'un des plus énormes Cygnes Noirs à avoir surgi en notre monde ces dernières décennies est très probablement Internet. Il est possible que le petit Chinois en soit un également, mais je crois avoir lu que Taleb pensait que non. À voir, donc.


En tout cas, il m'est apparu ceci, qui me semble amusant, que l'une des descriptions littéraires de Cygne Noir les plus connues – en tout cas d'un public français –  nous avait été donnée voilà trois siècles et demi (en gros) par Jean de La Fontaine. C'est bien entendu La Laitière et le pot au lait. Et, en effet, l'histoire qui nous est contée là satisfait bien aux trois exigences posées par Taleb :


1) Événement inattendu et imprévisible : Perrette étant laitière, on suppose qu'elle a déjà, et de très nombreuses fois, transporté des pots de lait de sa ferme à la ville sans le moindre encombre. Elle connaît le chemin comme sa poche, elle manie le pot comme pas une, elle a pris la peine – nous dit La Fontaine – de se chausser de souliers à talons plats, etc : il ne peut rien lui arriver.


2) Conséquences très importantes : Bien sûr, puisque, ce simple renversement de pot détruit de fond en comble tous les projets échafaudés par la pauvre Perrette – projets qui, sans cela, auraient été parfaitement raisonnables – et que, désormais, c'est un avenir tout différent qui l'attend.


3) Explicable a posteriori : Il l'est si évidemment que La Fontaine le fait lui-même, en nous disant que, excitée par ses projets, Perrette saute de joie sur le chemin, et c'est ainsi que se trouve le lait renversé. Des perrettologues distingués pourront aussi établir que si elle ne s'était pas mise à rêvasser en marchant, elle aurait vu le caillou sur lequel son pied, etc. Et ils finiront par conclure, de ce ton docte qui est presque toujours celui des ———ologues, que Perrette, finalement ne pouvait que renverser son pot. Et que cette fatalité, étant désormais toute scientifique, n'avait rien à voir avec un quelconque… manque de pot.


Quoi qu'il en soit de Perrette et de ses rêves lactés, lisez donc Nassim Nicholas Taleb : c'est une source de grande jubilation intellectuelle, ses livres étant infiniment plus riches que le misérable aperçu que je viens d'en donner.


* Les livres de Taleb sont disponibles en français aux éditions des Belles Lettres.


jeudi 1 octobre 2020

Yes, I Will !

 

Shakespeare a inopinément franchi la Manche en septembre.

Il fut accueilli ici à bras ouverts.


mardi 22 septembre 2020

Contrastes et poussettes

 

Retour de promenade avec Charlus. Sur la voie romaine, on ne croise généralement personne, et quand oui, ce sont soit des cyclistes, soit, comme nous-mêmes, des promeneurs de chiens. Aujourd'hui, coup nouveau : une femme poussant devant elle un véhicule à bébé. Que pouvait-elle bien faire là, loin du village, sur ce ruban pierreux et malcommode aux petites roues ?

Mon premier réflexe a bien entendu été de me dire qu'il devait s'agir d'une “mule” qui, maligne, avait choisi cet insoupçonnable mode de transport pour la drogue qu'elle était chargée, partant d'Évreux, de livrer à Mantes-la-Jolie voire à Aubergenville (elle marchait effectivement dans ce sens-là). 

Mes soupçons se sont trouvés considérablement renforcés lorsque la pousseuse m'a aimablement dit bonjour avec un large sourire : pour qu'une Normande soit à ce point avenante, il faut qu'elle ait quelque chose de très compromettant à cacher, des soupçons à dissiper, des gendarmes à semer, un innocent promeneur à enfumer, que sais-je ? 

En fait, non : c'était bel et bien une ébauche d'être humain qui dormait dans la poussette, ou au moins qui faisait parfaitement semblant. Charlus a bien lancé après l'attelage un ou deux brefs abois, mais son entraînement de renifleur de dope étant ce qu'il est, on pouvait difficilement faire fond sur cette manifestation sonore…

Après que femme et nourrisson eurent disparu, je me suis dit que j'avais manqué de présence d'esprit et d'instinct de limier ; que sans doute la drogue devait avoir été cachée par la première dans les Pampers du second, lequel avait bien entendu été loué, voire enlevé, à cette seule fin. Et probablement drogué pour ne pas gêner par ses atroces criailleries sa mère d'emprunt et ses abjects trafics. Je suis rentré à la maison avec le regret tenaillant de ce magistral coup de filet avorté.

On ne s'ennuie pas, au Plessis-Hébert, il arrive même qu'on y frôle des gouffres. Normandie, terre de contrastes et de poussettes.

 

vendredi 18 septembre 2020

Les autoroutes d'Emmanuel Carrère


Lu d'une traite – avec tout de même la pause de la nuit… – les quatre cents pages du Yoga d'Emmanuel Carrère, reçu hier matin. Le livre m'a empoigné, comme l'avaient fait avant lui la plupart de ses prédécesseurs du même auteur, alors même que son sujet officiel est aussi éloigné de moi, a priori, qu'il semble possible : j'ai toujours plus ou moins considéré, et sans doute grandement à tort, toutes ces pratiques, yoga, tai-chi, méditation comme ci, méditation comme ça, comme d'aimables fumisteries.  Mais l'écrivain compte bien davantage que le sujet de tel ou tel de ses ouvrages.

Il y a quelque chose de diabolique, dans les livres de cet écrivain-là, cette façon qu'il a de nous faire croire qu'il saute du coq à l'âne sans savoir où il va, alors qu'en réalité tout est monté avec une précision parfaite, les thèmes les plus disparates en apparence se répondent impeccablement, s'unissent, se renforcent constamment. Le lecteur a l'impression d'être lancé au hasard dans des chemins qui ne le mèneront nulle part, des impasses dûment murées, des fondrières vouées à l'ensablement, alors que, au tournant suivant, il se retrouve sur la voie balisée et familière qu'il pensait avoir perdue définitivement. 

Non, il y a mieux que cette image des chemins, qui a le tort d'être en deux dimensions seulement : les livres d'Emmanuel Carrère font plutôt penser à ces inextricables (en apparence) et gigantesques entrecroisements autoroutiers que l'on voit aux États-Unis (ou dans les films américains, si l'on a jamais, soi-même, mis les pieds là-bas), aux abords des grandes cités, avec ces rubans rigides qui s'entrelacent sur deux, trois, quatre niveaux, qui semblent avoir été jetés là au hasard, s'enroulent les uns dans les autres comme des nœuds de serpents, mais dont le fouillis apparent est en réalité un tissu de correspondances grâce auquel toutes les destinations sont non seulement envisageables mais accessibles, et accessibles seulement par là, seulement à ceux qui acceptent d'affronter l'enchevêtrement, de s'y plonger de confiance.

Voilà un billet “survolé”, hâtivement troussé, à la limite de l'indignité. Si l'on préfère, on pourra lire, sur le site de Causeur, un véritable article, d'une mauvaise foi insigne et d'une sottise qui l'est presque autant. Article qui, pourtant, paraîtra comparativement d'une rare intelligence pour peu qu'on se risque sur les commentaires qu'il a suscités. 

Le mieux est sans doute de lire l'un ou l'autre, au hasard, des livres de Carrère, sans se soucier des états d'âme de Pierre ou de Paul, ou même de moi.


lundi 14 septembre 2020

Pinard pour tout le monde et silence dans les rangs

Acteurs non blancs, non vendeurs de non drogue…

 Commençant, avant-hier soir, de regarder la cinquième et ultime saison de Sur écoute – qui est bien la meilleure série policière qui nous ait été donné de voir jusqu'à présent –, je me suis d'abord fait la réflexion qu'elle devait être inattaquable du point de vue de nos camarades progressistes, la grande majorité de ses acteurs étant des noirs (des non-blancs ? des comédiens racisés ? enfin, on voit ce que je veux dire). Et puis, juste après, je me suis dit que non, que nos antiracistes d'aujourd'hui (la série a presque 20 ans) devraient y trouver à redire, du fond de l'asile d'aliénés d'où ils jugent de toute chose, réclamant à cor et à cri des camisoles de force pour tout ce qui n'est pas eux. 

Car, tous ces acteurs mélanodermiques, qu'interprètent-ils ? Essentiellement des policiers (donc des méchants) ou des vendeurs de drogues plus ou moins assassins (donc donnant une image stéréotypée et raciste des noirs), quand ce ne sont pas des politiciens véreux et cyniques (lesquels, dans la réalité, ne peuvent être que des blancs, comme chacun le sait bien). 

 Or, désormais, il ne suffit plus d'imposer, dans les castings, des quotas de noirs, d'homosexuels des deux sexes, de LGBTQZWHXV et plus si fantaisie, etc : il est de plus obligatoire que tous ces personnages soient éminemment positifs, édifiants, comme disaient les curés et les chaisières du XIXe siècle, dont les vertueux d'aujourd'hui ont pris la place sans rien changer à leur mode de pensée, se contentant de remplacer les vieux rideaux et de repeindre les murs pour se faire croire que la maison était entièrement nouvelle. 

 Ils n'ont pas non plus mis à la retraite les procureurs Pinard, se contentant de leur donner un coup de jeune en les reprénommant Brandon ou Mohammed à la place d'Ernest.


samedi 12 septembre 2020

L'énigme du char qui flotte

Gustave Flaubert, Henry Monnier : qui a copié qui ? Ou, pour le dire plus aimablement : lequel a inspiré l’autre ? Voire : qui a rendu hommage à qui ? Dans le célèbre chapitre de Madame Bovary dit “des comices agricoles”, on peut lire, entre autres choses, le discours que prononce un conseiller de la Préfecture (le préfet n’a pas jugé bon de se déplacer en personne…). 

Discours fort drôle car à peine caricatural. Et, dès les premières lignes, alors que l’orateur rend un hommage convenu au roi, convenu et ronflant, on y entend ceci : « […] et qui dirige à la fois d’une main si ferme et si sage le char de l’État parmi les périls incessants d’une mer orageuse, etc. »

Ce char affrontant la mer orageuse : évidemment on pense aussitôt à Joseph Prudhomme déclarant que “le char de l’État navigue sur un volcan”. Et c’est alors qu’on se demande qui est le véritable créateur de ce fameux char amphibie, de Gustave Flaubert ou d’Henry Monnier. 

La réponse est que c’est Gustave le copieur, Henry ayant imaginé et créé son personnage de Prudhomme dès 1829 ou 1830, tandis que le chapitre “Comices” fut écrit, lui, durant le second  semestre de 1853, comme en font foi les geignardises de l'auteur, à propos de sa lenteur et des peines qu'il éprouve à le mener à bien, dans ses lettres à Louise Colet, sa pénible – mais heureusement très épisodique – maîtresse.

 Du reste, il ne serait pas très étonnant que Flaubert eût connu et apprécié la créature de Monnier :  M. Prudhomme n'est pas sans accointances diverses avec le personnage du Garçon, voire sans ressemblances avec Bouvard ou Pécuchet – sans doute davantage avec Pécuchet, maintenant que j'y songe. Cela dit, en raison même de cette proximité, il se pourrait tout aussi bien que Flaubert détestât Prudhomme…

On ne saura pas ce qu'il en pense, dans la mesure où les gougnafiers pléiadeurs n'ont pas jugé bon d'adjoindre un index aux cinq volumes qui contiennent la correspondance générale de Flaubert. Le char de la Pléiade navigue sur des océans d'incompétence…


mardi 1 septembre 2020

Un grand saut dans le Gide


J'ai arpenté ses couloirs durant presque tout août.

jeudi 27 août 2020

Pas sorti de l'auberge…

Catherine a pris rendez-vous hier – ce sera fin septembre – dans une clinique de la main sise entre Mantes et Poissy, à Aubergenville. C'est bien entendu moi qui ferai le chauffeur pour l'occasion. Le rendez-vous étant à midi, je lui dis : « Si ton raccommodeur de main n'est pas trop en retard, on n'aura qu'à, ensuite, aller déjeuner à l'auberge en ville. » Évidemment, le calembour ne vaut pas tripette, mais cela faisait 41 voire 42 ans que je le tenais au chaud.

C'était donc à la fin de 1978 ou au début de l'année suivante. À l'occasion d'un "journal école", deux brillants étudiants du CFJ – Centre de formation des journalistes, pour les non-initiés –, Sylvie K. et Didier G. avaient été expédiés en reportage à Flins, où les petits gars de chez Renault s'étaient mis en grève et occupaient plus ou moins leur usine nourricière.  Nous arrivons comme des fleurs fraîchement décloses, et les vigies de l'entrée nous signifient avec une courtoisie non dénuée de fermeté qu'il était hors de question de laisser pénétrer dans le sanctuaire automobile des journalistes probablement mal intentionnés, fussent-ils seulement encore des apprentis. 

Avec la ténacité qui me caractérise, j'étais tout prêt à reprendre le train de banlieue en direction de Saint-Lazare, et même assez content que la corvée tourne court aussi vite et facilement (j'avais déjà, on le voit, mon métier chevillé au corps). C'était compter sans Sylvie qui, au bistrot voisin où nous nous étions réfugiés, avise une tablée de pue-la-sueur et les aborde frontalement, avec cet irrésistible sourire qui, au moins à cette époque, valait le déplacement. Tombant sous le charme et cédant à l'impérieuse logique des arguments développés succinctement par ma consœur, ces braves mécaniciens, carrossiers, peintres, ajusteurs, est-ce que je sais, moi ?, nous proposent de profiter de la relève qui allait avoir lieu dès qu'ils auraient liché leur ballon de rouge, et de nous fondre dans le flot des grévistes entrant pour entrer avec eux. Ce qui est aussitôt fait.

La suite fut une bénédiction pour moi, qui, m'enfermant dans un mutisme implacable, me contentai de suivre Sylvie, d'écouter les multiples questions qu'elle posait aux uns et aux autres, enregistrant les réponses qu'on lui faisait, et profitant de mon temps libre pour regarder autour de moi et humer l'atmosphère. Notre tour d'usine terminé, les tenants et aboutissants du mouvement social dûment notés sur nos petits carnets, on se retrouve tous les deux sur le quai de la gare la plus proche, attendant le train pour Paris. 

C'est à ce moment que, avisant un panneau qui portait le nom de cette cité voisine, Sylvie me dit, sur le ton de la conversation : « Si tu veux, avant de rentrer, on peut aller déjeuner à l'auberge en ville… » Nous en avons ri, mais pas plus que ne le requérait la chose : en matière d'humour, Sylvie était capable de faire nettement mieux.

Retour au 33 de la rue du Louvre, chacun de nous se mit à écrire son "papier", puisque, en réalité, on avait divisé notre promotion de 45 élèves en deux rédactions concurrentes devant produire chacune un journal. 

Le lendemain, il y eut grande réunion tralalesque pour tirer les leçons de l'expérience. Je fus, par nos instances dirigeantes, félicité pour la qualité de mon reportage, tandis que Sylvie ne récolta aucun laurier pour le sien. Elle en conçut, fort passagèrement, un certain sentiment d'injustice amplement justifié, dans la mesure où, sur place, elle avait tout fait et moi rien, que je m'étais contenté ensuite, devant la machine à écrire, d'ajouter ce clinquant qui venait d'impressionner plus ou moins mes lecteurs galonnés.

Sylvie eut sa revanche plus tard, puisqu'elle devint directrice de la rédaction du Monde, cependant que je faisais grouillot au rewriting de France Dimanche. Finalement, chacun de nous deux avait persévéré dans sa voie et cultivé ses aptitudes : Sylvie son talent et sa pugnacité de journaliste, moi ma facilité à badigeonner du clinquant sur du rien.

Et c'est tout cela que, telle une paire de madeleines proustiennes, m'ont remis en mémoire Catherine et sa clinique d'Aubergenville.

mercredi 26 août 2020

Flammarion, au pilon !


Je crois l'avoir déjà dit mais je vais le redire, tant j'en reste suffoqué : les gens qui, chez Flammarion, à l'extrême fin du siècle dernier, s'occupaient de la collection “Mille et une pages” ont fait preuve d'un amateurisme – pour employer le mot le plus gentil, le plus lénifiant qui me vienne à l'esprit : jean-foutrisme s'était présenté d'abord, et plus naturellement – déplorable lorsqu'ils ont procédé à l'élaboration du volume consacré à Bernard Frank. 

Qui, à part des guignols sans foi ni loi ni conscience, pourrait imaginer de réunir sous une même reliure neuf livres différents sans prévoir la moindre table des matières ? Eux l'ont fait, sans doute d'un cœur léger et la conscience en paix. Certains de ces livres – presque tous, en fait – sont divisés en parties, qui parfois portent des titres distincts : pas moyen dans ces conditions d'en retrouver une ou l'autre. Ni de savoir ou finit L'Illusion comique et où commence Un siècle débordé : démerde-toi, cochon de lecteur ! 

Hier, j'ai déjà oublié pour quelle raison, j'ai voulu savoir chez qui et quand avait paru Solde pour la première fois. Naïvement, je comptais trouver ce renseignement, comme c'est la coutume, au début du volume : je t'en fiche ! Rien ! Va pleurnicher chez Dame Wiki, pauvre pinailleur, empêcheur d'éditer relax ! 

En revanche, il va presque sans dire qu'il y a au moins une chose qui n'a pas été oubliée dans ce volume : la préface aussi prétentieuse qu'inutile qui l'ouvre – qui l'ouvre et la ramène. Elle est signée d'un certain Olivier Frébourg, dont on me dit qu'il serait journaliste, écrivain et éditeur, cette trilogie infernale.

Du coup, il me paraît presque anodin que la couverture porte en gros l'indication “Romans”, alors que sept des neuf livres que contient le volume n'en sont nullement. Broutille, broutille…

J'espère qu'à tous ces pénibles zozos, le fantôme de Bernard Frank vient parfois la nuit instiller des cauchemars terribles, les faisant se perdre, s'enliser, s'engloutir dans des montagnes d'invendus, ou périr avec leurs saloperies de volumes contrefaits sous les mâchoires des broyeurs à papier.

lundi 24 août 2020

Revenons un moment à Frank

Arpajon-sur-Cère, aujourd'hui.

Il y aura trois semaines demain, je vous gratifiais d'un petit billet destiné à illustrer par l'exemple en quoi consistait le style si particulier de Bernard Frank, cette manière toute en ellipse de dire beaucoup avec peu de mots, de griffer sans en avoir l'air, d'entrouvrir des abîmes en faisant mine de rien. Comme je ne cesse pas de m'en enchanter, je vais en donner un autre, sur quoi je viens tout juste de retomber.

Je l'ai trouvé dans Un siècle débordé, dont je me demande s'il ne serait pas le meilleur livre de son auteur : il faudra voir ça quand j'aurai relu Solde. C'est en tout cas un livre que je possède en double exemplaire, dont l'un est réservé depuis des mois à Pierre M., Cantalien d'exception, sous prétexte qu'il est beaucoup question de son département dans ce Siècle-là – et aussi parce qu'il faut bien essayer, de temps en temps, de cultiver un peu tous ces philosophes, perdus dans leurs pensées sans objet ni fin. Mais, avec les facéties du petit Chinois, j'ai l'impression que le volume n'est pas près de quitter la Normandie.

Pour en revenir à Bernard Frank, nous allons tout de suite le rejoindre, en 1944 et à Arpajon. Monsieur Frank, c'est à vous :

« Bien entendu, ce n'était pas d'Arpajon près de Paris que je parlais, mais d'Arpajon-sur-Cère. Brusquement des Allemands – dont les chars et les mitrailleuses étaient cachés par les herbes très hautes, d'un vert dur, tant il avait plu en ce mois de mars ou d'avril 1944 sur cette banlieue d'Aurillac, inondée par la Cère – me demandèrent mes papiers. C'est ennuyeux d'avoir des jambes longues, lorsqu'on a 14 ans (1). Ma mère s'était arrêtée, mais les Allemands – ce n'était pas des Allemands d'ailleurs, même s'ils portaient l'uniforme des Waffen SS, mais des Géorgiens – répétaient avec obstination : “Pas les femmes, pas les femmes”, en tout cas pour les papiers. »

En tout cas pour les papiers : je ne pense pas qu'il soit possible de dire davantage de choses, ni même autant, en si peu de mots, et de si anodine apparence. Est-ce que, d'un coup, on ne voit pas se déployer en arrière plan toutes ces fameuses “horreurs de la guerre”, perpétrées sur leur temps de récupération par des hordes de guerriers en rut, déferlant depuis leurs inquiétantes montagnes caucasiennes pour venir égorger jusque dans nos bras nos filles et nos compagnes ? Est-ce qu'il n'y a pas là, dans cet innocent croupion de phrase, tout Goya et son œuvre ? N'y sent-on pas déjà l'âcre parfum des Oradour ?

Ce gouffre que Frank vient d'ouvrir sous les pieds de son lecteur, il le referme aussitôt – parce qu'il est bien élevé. Si vite, même, que le dit lecteur, s'il est un peu distrait, ou pressé, a fort bien pu l'enjamber sans le voir, ni se douter du précipice spatio-temporel qui a manqué l'engloutir, et qui l'aurait sans doute fait s'il avait seulement baissé une seconde les yeux vers lui.

Lire Bernard Frank peut sembler de tout repos, et ça l'est souvent, c'est vrai. On se promène, on musarde. Mais enfin, quand on s'y lance, dans cette musardise, il semble plus sage de se prévoir l'équipement adéquat, cordes, piolets, excellentes chaussures renforcées aux chevilles – et petit bidon de whisky pour, attendant les secours, patienter dans les fondrières où l'on sera tombé.

Un peu plus tard : En guise de bonus, ces deux phrases trouvées quelques pages plus loin, et qui valent leur pesant de résistancialisme : « Les Allemands encouragés par cet exemple quittèrent définitivement Raulhac. Une heure après, le maquis s'en emparait. » Mauvais esprit, va !


(1) Frank a expliqué, juste avant, que les patrouilles vérifiait l'identité des hommes mais pas celle des enfants.

samedi 22 août 2020

Le pourboire des écrivains ou Les bonnes idées de Connolly

Cyril Connolly, 1903 – 1974.
« J'aimerais voir s'instaurer la coutume, chez les lecteurs qui sont contents d'un livre, d'envoyer à l'auteur un petit cadeau en argent liquide : n'importe quelle somme entre une demi-couronne et cent livres sterling (1). Les auteurs recevraient alors ce que leur donnent les éditeurs comme une rémunération fixe, et ils auraient en supplément leurs “pourboires” de lecteurs reconnaissants – de la même manière que les serveurs reçoivent un fixe de leurs employeurs et ont droit aussi à ce que les clients laissent dans la soucoupe. Jamais plus de cent livres – ce serait mauvais pour mon caractère ; jamais moins d'une demi-couronne – cela ne ferait pas de bien au vôtre. »

Cyril Connolly, Ce qu'il faut faire pour ne plus être écrivain (Enemies of Promise), Livre de Poche, p. 154.

Je trouve l'idée fort intéressante, même s'il serait déraisonnable de compter sur son application pour faire fortune. Intéressante d'abord parce qu'on observerait avec malice le temps plus ou moins court que mettrait l'État prédateur à taxer cette nouvelle manne. Taxation qui se ferait bien entendu par solidarité avec les plus démunis, avec ces pauvres dont il faut taire jusqu'au nom. Du reste, puisqu'on en parle, je propose de remplacer ce vocable infamant, pauvre, par celui-ci, nettement plus seyant : Personne en situation de sans-fortunisme.

La seconde observation réjouissante que l'on pourrait faire serait celle de la tête de cet écrivain qui, ayant officiellement vendu 5648 exemplaires de son dernier chef-d'œuvre, n'aurait reçu en tout et pour tout que six enveloppes, contenant chacune à peine davantage que la demi-couronne “plancher”. Incriminerait-il la lésine de ces enfoirés de lecteurs, ou trouverait-il la force morale de remettre en cause ses propres talents de romancier ?

Enfin, il y a gros à parier que l'on verrait rapidement éclore tel ou tel comité d'écrivains de gauche, pris parmi les smicards de la demi-couronne, qui exigerait que fussent mutualisées toutes ces enveloppes afin que leur contenu fût redistribué entre tous les écrivains (à l'exception de ceux dont on aurait prouvé la collusion avec l'extrême droite, il va sans dire) selon les principes égalitaires les plus stricts et sous le contrôle forcément impartial du ministère des Interventions culturelles et des Subventions. Les écrivains de droite hurleraient à la soviétisation des lettres, à la culture goulaguisée, cependant que les écrivains de gauche à forts tirages et à grosses enveloppes multiples garderaient un silence expectatif plein de noblesse.

Bref, on s'amuserait beaucoup. Ce qui, chacun le sait, est toujours plus gratifiant que de s'enrichir.


(1) Le livre de Connolly date de 1938 : précision utile pour ceux qui chercheraient à savoir à combien d'euros actuels correspondent la demi-couronne et la centaine de livres sterling.