dimanche 30 mai 2021

Petit vade mecum carolo-joycien


J'ai réussi à rester en vie, livre de Joyce Carol Oates, s'intitule en anglais : A Widow Story. Le titre original dit fort bien, et sobrement, ce qu'est l'ouvrage – alors que celui choisi par les éditeurs français pourrait aussi bien convenir à une femme ayant réchappé à un accident de voiture, à un cancer du sein, à la projection d'un film français contemporain, etc. 

Elle l'a publié en 2011, soit trois ans après la mort soudaine (une pneumonie et une petite infection dite “nosocomiale” par là-dessus) de Raymond Smith, qui fut son mari durant 47 ans. Car Joyce Carol Oates était Joyce Smith à la ville, et elle explique fort bien, dans son journal publié mais aussi un peu dans ce livre-ci, les différences qui peuvent exister entre ces deux “personnages”. 

J'ai réussi à rester en vie raconte, presque à la manière d'un journal de bord, ce que furent pour elle les premières semaines qui ont suivi la mort de Ray, la manière dont elle a dû endosser son nouveau costume, celui de veuve, les difficultés à y entrer et à l'admettre pour sien, les incompréhensions que cette vêture a entraînées, les tentations suicidaires qui ne devinrent jamais tentatives, les nuits sans sommeil et les journées sans courage, mais aussi la poursuite obstinée de la vie extérieure, sociale

C'est un livre qu'on devrait pouvoir offrir à toute femme venant de perdre son mari, comme une sorte de vade mecum, ou de Guide du Routard de la veuve. Mais ce serait peut-être mal pris…

dimanche 23 mai 2021

Mon marronnier du 23 mai

Je suis à droite sur la photographie. À gauche, mon oncle Patrick, plus jeune frère de ma mère, de trois ans mon aîné, et donc camarade de jeux de mon enfance. Nous sommes sur le trottoir du boulevard Fabert, Sedan, Ardennes, à l'époque où nulle voiture n'y passait (début des années soixante), parce que le pont sur la Meuse, au bout, n'avait pas encore été reconstruit : cette impasse nous fut un territoire d'enfance irremplaçable. À gauche de Patrick, le mur du parc de la Chambre de commerce, dont mon grand-père (son père à lui) était le concierge et l'homme à tout faire – vraiment tout. La troublante créature du milieu me demeure inconnue, probablement à jamais.
 

Bien  que très et précocement intelligent, je fus un petit garçon attardé sur le strict plan de l'orthophonie : à quatre ans, un certain nombre de consonnes se montraient encore rétives et ricanaient bêtement à l'instant de sortir de ma bouche. Un jour – c'était à Châlons-sur-Marne, ma ville natale que des modernœuds malfaisants ont depuis pompeusement rebaptisée Châlons-en-Champagne –, alors que nous arrivions de chez ma nourrice (comme je crois bien que l'on ne dit plus), ma très jeune mère et moi, à notre petit appartement de la rue Saint-Éloi, elle sur la selle du vélo et moi dans le petit siège juste derrière, j'annonce fièrement :


« C'est la tête à Didier ! »

Incompréhension de mes parents, pourtant adultes et, donc, omniscients. Leur réaction est en gros la suivante :

« Quoi ta tête, qu'est-ce qu'elle a ta tête ? »

Moi (un peu plus véhémentement) : « C'est la tête à Didier ! »

On examine attentivement le crâne de l'héritier, alors unique, on ne trouve rien de particulièrement alarmant, et même rien du tout. Pourtant l'héritier s'obstine, d'une voix sans doute plus forte et vaguement outrée : « Mais c'est la tête à Didier ! »

On doit probablement finir par me signifier qu'on ne comprend rien à ce que je dis, et qu'il serait bon que je fermasse ma mini-gueule de dauphin putatif : ça se faisait, en ces temps. Et, en effet, je m'écrase. Une demi-heure plus tard, ma mère :

« Tiens, on est le 23 mai, c'est la fête à Didier… »

Et moi : « Aaah, oui : c'est la tête à Didier ! »

Ma grand-mère paternelle (qui était là ce jour) me l'a resservie pendant plus de trente ans, celle-là. Et chaque 23 mai elles me manquent un peu – ma grand-mère et l'histoire.

lundi 17 mai 2021

Stock option

 Le roman de Joyce Carol Oates qui m'est arrivé aujourd'hui – et que j'ai aussitôt commencé à lire – s'intitule en anglais Middle Age: A Romance. L'éditeur français, Stock pour ne pas le nommer, s'est senti obligé de lui donner un titre mieux adapté au lectorat monoglotte qu'il espérait séduire par ici.

C'est donc avec une implacable logique qu'après avoir examiné très soigneusement toutes les options qui se présentaient à lui, du moins le suppose-t-on, il a finalement choisi de commercialiser son beau volume tout neuf sous le titre de Hudson River.

Rien à ajouter, je crois.

samedi 15 mai 2021

De la pérennité des mots-vaseline

Curieuse, l'évolution des termes “collaboration” et “collaborateur”, leur changement de tonalité au fil du temps. Aujourd'hui, on ne le sait que trop, traiter un homme de l'époque de collaborateur revient à le frapper d'ignominie pour les siècles des siècles ; dire d'un homme d'aujourd'hui qu'il a un esprit de collaborateur, pis : de collabo, c'est lui faire subir le même sort. 

Or, au départ, en 1940, le terme de “collaboration” a été mis à l'honneur par les partisans français de l'Allemagne nazie pour se définir et se promouvoir eux-mêmes. C'était ce que je serais tenté d'appeler un “mot-vaseline”, destiné à rendre moins douloureuse la réalité que l'on prétendait imposer aux Français avec leur assentiment et, si possible, leur enthousiasme. La couche de sucre enrobant la pastille de cyanure. 

C'était en somme l'équivalent de ce que sont aujourd'hui nos “vivre ensemble”, nos “quartiers populaires”, nos “jeunes”, etc. On n'est pas obligé d'être dupe, on ne l'était pas toujours à l'époque. Comme le prouve Maurice Garçon qui, dès septembre de cette année 40, note dans son journal que cela revient à évoquer la collaboration entre le cochon et le charcutier ! Comparaison qui ne vaut plus de nos jours puisque bientôt, sans doute, ce pauvre cochon sera banni de tous nos étals pour cause d'impureté constitutive. Mais enfin, on voit l'idée.

En revanche, pour suivre jusqu'au bout la comparaison, on peut toujours espérer que, dans un demi-siècle d'ici, le vent de l'histoire ayant tourné, les mots comme “vivre ensemble” susciteront le même dégoût indigné que celui de “collaboration” aujourd'hui. 

Mais il y faut beaucoup d'optimisme.

vendredi 14 mai 2021

In girum imus nocte

Revu hier soir le Monsieur Klein de Joseph Losey, film produit et superbement interprété par Alain Delon : grand film, effrayant et énigmatique, où l'effrayant jaillit directement de l'énigmatique, bien plus que des circonstances extérieures et historiques (statut des Juifs, rafle du Vel' d'Hiv'…). Quant à la composante énigmatique elle-même, elle vient, m'a-t-il semblé, de ce qu'à aucun moment le spectateur ne parvient à en savoir davantage sur ce qui se passe que Robert Klein lui-même. On erre avec lui dans une sorte de labyrinthe enténébré – In girum imus nocte – et on se rue derrière lui vers la seule lumière que l'on croit apercevoir au bout du tunnel. Évidemment c'est une lumière noire, puisqu'elle nous désigne le wagon à bestiaux qui va nous conduire où l'on sait, et que l'on s'empresse d'y grimper à la suite de M. Klein – qui a enfin, au sens propre et terrible de l'expression, réussi à devenir quelqu'un.

jeudi 13 mai 2021

Petit tour de chauffe

Voilà des jours et des jours que la température matinale se situe autour de cinq degrés frileusement celsius, pour ne pas s'élever à plus de quatorze ou quinze dans la journée ; et on ne nous annonce aucun changement pour au moins les huit jours qui viennent. 

Évidemment, il serait tentant d'ironiser à propos de ce satané réchauffement climatique, même pas foutu de faire correctement son boulot : c'est une tentation trop facile pour que nous y succombions. 

Car enfin, il ne peut pas être partout, cet infortuné réchauffement. Songeons qu'il est déjà fort occupé à dessécher l'Afrique subsaharienne, à faire fondre la glace des pôles, à déclencher des raz-de-marée en Asie du Sud-Est, à juguler l'impétuosité du Gulf Stream, à submerger puis engloutir des centaines d'atolls du Pacifique Sud, plus deux ou trois autres tâches urgentes qui ne me viennent pas à l'esprit pour le quart d'heure : on ne pourra guère, sans une mauvaise foi insigne, lui reprocher de ne pas être tout à fait au taquet pour ce qui concerne nos canicules à nous autres. Il est bien normal, et facilement compréhensible, que, comme chacun de nous, le réchauffement ait ses priorités, son cahier des charges

À titre d'encouragement réchauffiste actif, de pleine solidarité climatique, je pense que je vais aller un peu faire tourner le diesel, moi…

mardi 11 mai 2021

Billet d'intérêt – deuxième saison

La chose va sans doute paraître à peine croyable à M. Arié, mais je  me dois de la lui révéler dans toute sa brutalité : non seulement nous passons, ici, un nombre assez considérable de soirées à regarder des séries télévisées américaines, mais en outre il nous arrive de plus en plus fréquemment… de les revoir. Si, si, je vous assure.

Ainsi, depuis quelque temps, sommes-nous plongés dans la revision (qu'on ne confondra pas avec une révision) de Person of interest, dont nous nous étions pourtant avalé les cinq saisons il n'y a pas plus de quatre ou cinq ans.  (Aparté pour Nicolas : ne la cherchez pas dans les greniers de Netflisque : elle n'y est pas.) C'est le gros avantage d'être partiellement alzheimerisé : tout reprend l'éclat du neuf à une vitesse réjouissante. Nous nous en souvenons assez, cependant, pour savoir que nous “zapperons” probablement la dernière saison, voire les deux dernières, c'est-à-dire quand l'intrigue récurrente se ramifie, complique et embrouille de façon peu convaincante. 

Comme la série m'avait à l'époque, en 2016, inspiré un billet ici même, je me permets de le reproposer à l'aimable clientèle, après l'avoir dûment épousseté. L'original se trouve là, je le signale pour ceux qui souhaiteraient aller consulter les commentaires “d'époque”. Donc, voici :

 
 
On peut toujours se moquer, et de fait on ne s'en prive guère, du fameux Deus ex machina qui, voilà quelques siècles, permettait aux dramaturges ayant du mal, à la fin de leurs pièces, à “poser leur bombardier”, pour parler comme Frédéric Dard, leur permettait, donc, de boucler leur intrigue en faisant descendre des cintres une divinité bien arrangeante qui, de son souffle divin, remettait tout dans l'ordre et autorisait ainsi les spectateurs à quitter la salle avant l'heure du dernier métro. Il arrivait que l'habitant de l'Olympe fût remplacé par le roi terrestre régnant, et c'est une chose que l'on a suffisamment reproché à Molière.

On devrait pourtant en rabattre, de nos lazzis et de nos petits airs supérieurs, puisque nos “créateurs” se sont gaillardement remis à faire la même chose, au cinéma principalement mais aussi dans les mauvais romans – comme Millenium par exemple. Ce nouveau Deus ex machina, cette ficelle bien commode qui dispense de toute explication, puisqu'elle est elle-même l'explication, c'est désormais ce que nous appellerons “le petit génie informatique”, c'est-à-dire ce personnage – généralement jeune, mi-rigolo, mi-marginal, dont l'unique fonction est de promener ses doigts agiles sur les divers claviers disposés devant lui (dans son gourbi d'où il ne sort que contraint et forcé, ce qui ne se produit jamais avant le troisième tiers du film), afin de faire défiler sur ses écrans des colonnes de lettres et de chiffres, lesquels dispensent le scénariste de trouver une explication cohérente à ce qu'il entend nous faire avaler ; et que nous avalons en effet, puisque nous-mêmes semblons avoir admis le fait que tout ce qui passe par le filtre de l'ordinateur, aussi absurde ou hasardeux que ce soit, devient immédiatement recevable, de même qu'un aliment ayant transité par l'estomac et l'intestin est ensuite assimilé sans difficulté par l'organisme.

Un nouveau pas a été franchi il y a peu, notamment dans cette très intéressante série, américaine bien entendu, qui s'appelle Person of interest (au Québec : Personne d'intérêt, ce qui ne veut à peu près rien dire ; traduire en français est louable, à condition de savoir le français…). On y voit le Deus passer au second plan, au profit de la machina elle-même ; laquelle, par cette autonomie, acquiert une puissance formidable, et même des sortes de dons divinatoires dignes des Dei ex machina d'antique école. Ayant compris que, désormais, nul n'aurait plus le front de mettre en doute ce qui émane de la machine, si timidement que ce soit, les scénaristes ont choisi – judicieusement je pense – de ne plus rien nous expliquer du tout de son fonctionnement, ni même de nous montrer la dite machine qui, fort commodément, comme un dieu justement, est aussi bien partout que nulle part. Comment un assemblage de circuits électroniques peut-il prévoir l'avenir et repérer, à l'intérieur de l'entière population de New York, les individus qui vont être prochainement mêlés à un meurtre, soit comme victime soit comme auteur ? On ne nous en dira rien, nous sommant de nous contenter de l'affirmation, faite sur le ton de l'évidence tranquille, qu'elle le peut. Le plus étrange est que, tels des primitifs autour de leur totem, nous nous en contentons en effet.

vendredi 7 mai 2021

Bodyguard aussi (yapadréson…)

Depuis qu'il est devenu un éminent netflicard, Nicolas nous gratifie de billets parlant des séries qu'il enfourne tel un goinfre compulsif (et en V.F., ce qui est un péché quasi mortel, mais bon). Tout récemment, il en a pondu un sur une série anglaise intitulée Bodyguard.

Voilà des mois, nous avions, Catherine et moi, commencé à regardER cette chose, que nous avions abandonnée au seuil du deuxième épisode. Nous avons donc, subissant l'influence délétère de l'ogre du Kremlin, décidé de repiquer au truc et, cette fois, nous avons avalé les six parties de l'œuvre…

… À mon corps et mon esprit défendant ! Toute britannique qu'elle soit, Bodyguard est presque aussi ratée qu'une série française de modèle courant : scénario à la fois embrouillé et ennuyeux, rythme à peu près inexistant, acteurs approximatifs – notamment celui qui campe le personnage central de l'histoire, un transfuge de Game of Thrones et d'une série consacrée aux Médicis, pas terrible elle non plus malgré la présence de Dustin Hoffman.

Mais tout cela est compensé par un respect scrupuleux, tatillon même, du politiquement correct le plus exigeant. (Je pense d'ailleurs que l'expression n'est plus adaptée : il me semble qu'on devrait plutôt parler, désormais, de “politiquement forcé” ou de “politiquement contraint”. Passons.) Ayant rapidement cessé de suivre les piteux méandres d'une histoire sans intérêt, j'ai commencé à m'intéresser aux à-côtés. Et j'ai alors appris des choses que j'ignorais totalement.

Par exemple que, si l'on en croit ce que nous montrent les réalisateurs, la police anglaise est désormais composée à 50 % au moins de femmes, y compris les unités d'intervention armée – genre BAC ou GIGN – ce qui est bien sûr hautement crédible. Bref : une parité impeccable.

D'autre part, il apparaît, toujours si l'on se base sur ce qu'on voit, que la société anglaise comprend aujourd'hui environ 50% de noirs et d'Indiens, plus quelques Extrêmes-Orientaux pour faire bonne mesure. Et c'est un “dosage” qui est strictement respecté, y compris parmi les figurants les plus fugitifs (scènes de rue, passage dans une salle d'attente d'hôpital, etc. : à chaque fois, on est sûr de voir une moitié d'individus négro-indiens et une moitié de femmes – certains figurants ayant évidemment la chance de cumuler ces avantages).

L'affaire se retourne un peu contre les scénaristes. Car lorsqu'ils essaient de nous faire croire que tel assistant de LA ministre est bel et bien le méchant poseur de bombes, le téléspectateur avachi et plus ou moins somnolent n'y croit pas une seconde. Pourquoi ? Parce que ce personnage est joué par un acteur indien ! Or, le politiquement contraint exige que les méchants, les tordus, les traîtres, etc. soient des Anglais de souche, des blancs. Ce qui, bien entendu, se vérifiera dans le dernier épisode.

Finalement, je ne regrette pas d'avoir regardé Bodyguard : on se divertit comme on peut.