samedi 27 mai 2023

Le plus couillu des deux…


 Irrésistible Edwy Plenel, qui passe son temps à faire des moulinets avec son épée de Zorro mediapartique, mais qui se réfugie en pleurnichant entre les bras de la police parce qu'une fille lui a tiré les cheveux à la récré. On espère au moins que cette femelle en furie ne lui aura pas, en plus, fait couler le maquillage.

En tout cas, respect et admiration pour Maïwenn : il était déjà fort beau de sa part d'avoir eu le cran de faire tourner Johnny Depp, en dépit des criailleries de la volaille moitaussi rongée par son envie du pénal, et de s'afficher ensuite avec lui à Cannes. Mais cette montée de marches n'était encore rien à côté de la traversée de restaurant qu'elle s'est offerte, pour aller sans hésitation ni crainte infliger une nasarde à la moustache stalinoïde, qui s'est aussitôt mise à couiner pour la plus grande joie des petits et des grands.

Quelques âmes naïves s'étonneront peut-être de ce que les pasionarias de moitaussi n'aient pas applaudi la cinéaste des deux mains plutôt que de la vouer aux gémonies : après tout, qu'une femme se rebiffe ouvertement et physiquement contre un mâle blanc de plus de cinquante ans qui l'avait malmenée, voilà qui aurait dû réjouir ces amazones.

Naïveté en effet : pour que les diverses officines de ces tricoteuses new age continuent à prospérer, il importe que les femmes soient victimes, toujours victimes, entièrement et seulement victimes. Et elles voient bien que quand l'une d'elles refuse de jouer le jeu et de sangloter en mesure, c'est le brin de laine qui sort du pull et menace de le détricoter entièrement.

Si, pour aggraver le tout, la brebis hautement galeuse possède des talents dont elles-mêmes restent fort dépourvues, la panique menace.

Et c'est comme ça qu'on se retrouve toutes ensembles au chevet d'un vieux flic à la lippe embroussaillée qui, se voyant ainsi choyé et dorloté, lâche de plus belle la bonde à ses pleurs, victime d'une sorte de dépression post mediapartum.

 

vendredi 26 mai 2023

Le maître c'est Marguerite !

Marguerite Audoux, 1863 – 1937.

 On doit s'attendre à des choses peu ordinaires quand on vient au monde avec “Donquichotte” pour nom de famille. Or, c'est ce qui est arrivé au nourrisson Marguerite : son père, enfant trouvé, avait en son temps été victime d'un gratte-papier de l'Assistance publique qui devait se croire spirituel. Plus tard, elle adoptera sagement le nom de sa mère : Audoux.

Cette mère succombe à la tuberculose lorsque Marguerite a trois ans ; son père, solidement alcoolique, en profite pour faire son baluchon et disparaître à jamais de notre histoire. Pour la petite Berrichone, c'est alors un aller simple pour l'orphelinat de Bourges où elle restera jusqu'à 14 ans, protégée du soleil par les coiffes des bonnes sœurs. Ensuite, on l'enverra garder les moutons dans une ferme de Sologne, d'où elle reviendra à l'orphelinat en tant qu'aide-cuisinière avant, à 18 ans, de partir pour Paris.

Voilà ce que raconte Marie-Claire, le livre publié par Marguerite devenue Audoux en 1910. Rien de plus ? Rien de plus. Mais, dans ces 180 pages, entre les murs de l'orphelinat berruyer puis les clôtures de la ferme solognote, c'est l'univers entier qui s'éveille, au même rythme que l'enfant puis l'adolescente qui le regarde, s'y love ou s'y débat selon les circonstances. 

J'ai lu ce livre d'une traite, ce matin, oscillant sans cesse de la stupeur à l'émerveillement. Si seuls les très grands écrivains sont capables de faire revivre l'enfant qu'ils ont été sans l'étouffer sous le poids de leur intelligence – mais aussi de leur inévitable dessèchement – d'adulte, alors Marguerite Audoux en est un. Pas une once de pathos dans ces phrases courtes et d'une trompeuse simplicité (trompeuse parce que, en réalité, très difficile à acquérir), jamais le lecteur n'est “tiré par la manche” ni incité à sortir son mouchoir. 

Mais surtout, le sommet de l'art, ici, est de parvenir à nous raconter une enfance avec les yeux mêmes de cette enfance. C'est-à-dire que les choses qui sont restées mystérieuses, obscures à la gamine qui s'y est trouvée confrontée, ces choses le restent aussi pour le lecteur, qui doit s'efforcer de deviner, d'interpréter les “signes” que l'auteur lui livre comme elle-même les a perçus à l'époque. Car lorsque, le soir après sa journée de travail, Marguerite Audoux noircissait une ou deux pages des cahiers qu'elle tenait au secret d'un tiroir, elle ne faisait que tenir la plume. Et c'est l'enfant qui se réveillait en elle, intacte, absolument vivante ; et c'est sa voix que le lecteur perçoit directement, encore aujourd'hui.

Il fallut deux ou trois coïncidences pour que Marie-Claire voit finalement le jour, grâce aux interventions conjuguées de Charles-Louis Philippe – mort avant de l'avoir vu paraître – et d'Octave Mirbeau : on les trouvera relatées chez Dame Ternette. Cet écrivain semblant surgir de nulle part fut aussitôt traduit en une dizaine de langues et salué par des gens aussi divers que Léon-Paul Fargue, André Gide, Léon Werth, ou encore Valery Larbaud et Alain-Fournier.

Aujourd'hui, c'est mon tour de saluer modestement Marguerite Audoux.


Marie-Claire suivi de L'Atelier de Marie-Claire, Grasset, Les Cahier Rouges, 414 p.


mardi 23 mai 2023

Léger vertige anthropologique


 Nous sommes à ma connaissance, mais je puis aussi bien me tromper, la seule espèce vivante en laquelle les mâles sont à même de s'exciter sexuellement sur les glandes nourricières de leurs femelles – voire, éventuellement, de celles des autres. Et je me demande depuis un petit moment à quel stade de notre évolution simio-humanoïde a pu apparaître cette bizarrerie. 

Imagine-t-on la surprise, et même sans doute le désarroi, du premier homme qui, au fond de la caverne tribale, et alors qu'il ne pensait à rien moins, dut constater qu'il se mettait à bander simplement parce que ses yeux venaient machinalement de se poser sur les mamelles de sa voisine, occupée à récurer un os de mammouth ?

samedi 20 mai 2023

La démission de monsieur Canard


 Depuis environ une semaine, on peut voir, sur la mare qui est au bout de notre rue ou dans ses abords les plus immédiats, une cane escortée de ses deux canetons. Mais de canard, point : chez les anatidés aussi, la démission des pères fait rage et la famille monoparentale est désormais une triste réalité. 

On ne voit pas encore, s'ébattant, de canards 1 et 2 ayant adopté les canetons d'une cane porteuse, dûment rémunérée en boulettes de mie de pain, mais on sent bien que c'est dans l'air et que ça ne saurait plus tarder.

vendredi 19 mai 2023

Pleurnicheries en la majeur


 Il y a trois jours, Catherine m'a posé une question d'apparence tout à fait innocente mais finalement lourde de conséquences pénibles : « Tu te souviens d'une chanson qui disait qu'il avait neigé sur le lac Majeur ? » il se trouve que, vers quinze ou seize ans, pour une raison ayant tendance à m'échapper complètement aujourd'hui, j'avais acheté le 45 tours de Mort Shuman proposant cette chanson (à Châteaudun, dans la boutique de disques sise juste derrière la place du 18-Octobre et tenue par Monique…). Je pus donc aussitôt, de ma superbe voix mâle, en fredonner le début :

Il neige sur le lac Majeu-eu-eur

Les oiseaux-lyres sont en pleu-eu-eu-eurs

Et le pauvre vin italien-in-in-in-in

Coule beaucoup et pour rien

Je pensais en être quitte avec ça : tragique erreur. 

Le lendemain, cette fucking mare enneigée n'ayant quitté ni le cerveau de Catherine ni le mien, j'eus l'idée, limite suicidaire, d'aller en chercher la version shumanienne sur Toitube ; je l'y trouvai en effet et l'envoyai incontinent à mon infortunée épouse, via le réseau impalpable de Dame Ternette, pensant que nous infliger ces quatre minutes de musique pompeusement languissante accrochée à des lambeaux de paroles absconses allait agir sur nous comme un genre de purge ; que la neige allait fondre, le lac se combler et les piafs-lyres arrêter de chialer sans qu'on sache pourquoi. 

Seconde erreur. 

Le clip – où l'on voit bien le lac mais pas le moindre flocon – n'a fait que renforcer l'emprise de la ritournelle diabolique sur nos esprits en surchauffe, où elle continue de tourner de plus en plus vite, telle une rondelle de vinyle saisie de démence.

Et le pire, la cerise vénéneuse sur cet indigeste gâteau, c'est la découverte que je viens de faire, grâce à la science ornithologique de Dame Ternette : les larmoyants volatiles sur le chagrin desquels on espérait nous apitoyer ne vivent nulle part ailleurs qu'en Australie.

D'où ma question et son corollaire : qu'est-ce qu'ils peuvent bien en avoir à foutre qu'il neige sur le lac Majeur ? 

Et qui les a mis au courant de la météo italienne ?

 

lundi 15 mai 2023

Au grand bal des victimes


 Moderne contre moderne, le grand match des victimisés ! Un joueur de football de Guingamp s'est retrouvé interdit de pelouse car il a refusé de porter le maillot “arc-en-ciel“ dont les autorités sportives avaient décidé d'affubler tous leurs joueurs afin, évidemment, de sensibiliser… blablabla… homophobie… blablabla. 

Dans le marais touitteresque, cet ignoble individu brutalement surgi du fond des âges les plus médiévaux se fait vertement tancer par un pénible donneur de leçons, socialiste de surcroit, nommé Pierre Moal : « Il serait bon pour l'EAGuingamp de rappeler à son joueur que l'homophobie n'est pas une opinion mais un délit et qu'elle tue. » 

Je rappellerai, pour ma part, à ce substantifique Moal que ce qu'il est en train de brandir en guise d'étendard, c'est ce qu'on appelle justement un “délit d'opinion”, dont j'ignorais que la gauche lui fût favorable (même pas vrai : je le savais très bien !). Car même le fait d'être décrétée autoritairement “délictueuse” n'empêche nullement une opinion de rester une opinion. 

Quant à savoir si ne pas porter un maillot bariolé devrait aussitôt entraîner la mort d'un ou de plusieurs homosexuels, je n'entrerai pas dans ce débat par trop moaleux.

Je parlais en commençant de grand match des victimisés. C'est que le joueur “homophobe” en question, un certain Donatien Gomis, se trouve être impeccablement sénégalais. Catastrophe cyclonissime et patatras ! Branle-bas sur le pont et panique dans les soutes ! Si les différents damnés de la terre commencent à se regarder les uns les autres en chiens de faïence, si les racisés se mettent à bouder les sodomites, et peut-être même inversement, les chattes progressistes risquent d'avoir, dans un proche avenir que l'on attend avec une certaine jubilation, un certain mal à retrouver leurs petits dégenrés.

dimanche 14 mai 2023

Perles dominicales


 – L'un de mes 12 lecteurs me fait parvenir cette mirobolante nouvelle : au Québec, un humanoïde au sexe indéterminé s'apprête à faire paraître la première version inclusive et dégenrée d'À la recherche du temps perdu. Il était temps qu'une aussi scandaleuse lacune fût comblée : en son Père-Lachaise, Marcel lui-même n'en dormait plus. Tous les détails ici.

– De son côté, Catherine m'informe que, quelque part en Bretagne, un autre humanoïde a porté plainte contre la crêperie voisine, pour un motif que chacun admettra fondé : « Elle sent trop la crêpe. »

– Enfin, c'est par Élodie, fille de la précédente, que nous apprenons qu'en un coin quelconque des États-Unis, de braves gens sont allés exiger de leur voisin qu'il fermât ses fenêtres chaque fois qu'il lui prendrait envie de se faire griller un steak, les fragrances carnées incommodant hautement les végétariens de stricte obédience qu'ils se targuaient d'être. Apparemment, la réponse du voisin rappelé à l'ordre a été, le dimanche suivant, d'organiser un grand barbecue dans son jardin.

Si nous pouvons apporter notre contribution à un apaisement général des mœurs de nos contemporains, voici notre suggestion : que le crêpophobe breton et les carnifuges américains procèdent séance tenante à un échange de leurs deux maisons. 

Et qu'on leur offre une version  de l'œuvre de Proust enfin lisible par des esprits éclairés et conscients de  la fragilité des choses.

jeudi 11 mai 2023

Treme : une série doublement encensée…


 C'est plus ou moins sur mes conseils, en tout cas je me flatte de le croire, que le Père B. a récemment regardé la série Treme, dont j'ai dit ici tout le plaisir que j'y avais pris. Hier, bref message de notre père – qui, Dieu merci, n'est pas encore aux Cieux –, pour me dire qu'il n'en pensait lui-même que du bien. Et il ajoutait qu'il avait trouvé à la série, dans l'ensemble de ses quatre saisons, quelque chose de “catholique” – les guillemets étaient de lui. Comme je lui avouais que cet aspect de l'affaire m'avait assez grandement échappé, il s'est fendu, aujourd'hui, d'une explication nettement plus circonstanciée, dont je me suis dit qu'elle pourrait intéresser ceux de mes douze apôtres lecteurs qui ont également vu et apprécié Treme. Je n'avais plus qu'à attendre le nihil obstat de mon autorité religieuse ; l'ayant obtenu de fort bonne grâce, voici donc ce que m'a répondu le Père B. :


« Treme, une série catholique ?

« Un avertissement au lecteur superficiel ou bigot : cette série d’origine américaine n’est pas destinée à convertir les âmes ou à servir de support à l’évangélisation. Elle sera réservée aux adultes, avec un avertissement supplémentaire : si vous n’aimez pas la musique, du blues profond au rap, en passant par tous les styles que l’Amérique a produit depuis 200 ans, fuyez, fuyez !

« Pour une raison que j'ignore, depuis longtemps, je note toujours le rapport qu’entretiennent les personnages des séries, ces nouveaux phénomènes culturels modernes, avec la nourriture et la boisson. Dans la plupart des cas, pour ne pas dire la majorité écrasante de ces produits d’exportation yankee, ils sont addictifs ou inexistants. Les personnages se “défoncent” en permanence avec n’importe quelle substance disponible ou avalent à la va-vite, et en grandes quantités, des cochonneries locales, quand ils ne semblent pas vivre seulement comme des êtres désincarnés.

« Or, dans la série de David Simon, il en va tout autrement. L’un des personnages principaux est une “Chef” (en français dans le texte), et son activité considérée comme un art. La plupart des personnages parlent de nourriture en permanence, et on les voit à table à toute heure du jour et de la nuit. À partir de là, vous pouvez repérer toute la trame “catholique” du récit : amour de la vie, enracinement dans une tradition considérée comme essentielle (musicale, culturelle…), insouciance matérielle, etc. Et je n’ose parler de certaines activités pratiquées à l’horizontale, largement hors des liens sacrés du mariage, mais sans cette frénésie transgressive qui les transforment en propagande idéologique dans les séries habituelles. Ici, tout est assez naturel, sans chichi ou obsession, concession à la faiblesse humaine, sans prêchi-prêcha moralisateur.

« Les femmes y sont de vraies femmes, fortes, séductrices, comme il se doit, mais jamais hystériques à la mode puritaine ; les hommes sont eux-mêmes, hâbleurs, infidèles et noceurs, tout ce que vous voudrez, mais jamais vraiment méchants. Même les carpetbaggers sont peu à peu dissous dans la joie de vivre de la Nouvelle-Orléans, Big Easy qui renait de ses cendres après l’ouragan Katrina, par la musique, la fête et la cuisine. Leur idolâtrie de l’argent finit par prendre une coloration latine moins détestable. L’amitié, l’admiration des anciens, la tradition, même les réseaux de solidarité, face positive de comportements plus ou moins mafieux, passent avant le “pognon-roi”, maitre de l’Amérique. La mort y est (presque) joyeuse, on pleure et on rit tout à la fois.

« Même les péchés capitaux, pratiqués largement, ne sont pas des malédictions écrasantes dissimulées hypocritement, et ne sont pas étalés avec complaisance par une sorte de retour du refoulé, comme dans la culture puritaine. La rédemption est toujours possible, non dans la bigoterie ou l’automutilation, mais dans un dépassement souriant et indulgent, qui rend sympathiques les vertus.

« Autre détail, tous les personnages les plus sympathiques ont des noms français, emploient des mots français, évoquent, une culture “enracinée” dans ce qui fut l’Amérique française, métisse au bon sens du terme, indienne, cajun, noire et blanche, sur fond de syncrétisme religieux dont seule l’Église catholique eut le secret (cf. baroque sud-américain), continent hélas englouti par la barbarie fondamentaliste puritaine.

« Bref, il y aurait certainement des tas d’autres choses à dire, mais Treme tranche sur le commun des séries. C’est un plat fortement épicé et réjouissant, comme un cumbo ou un po-boy servi dans Bourbon Street, un hymne à la gloire de l’héritage créole français du Vieux Sud, donc catholique. »

 

Je n'ai, je le confesse, rien à ajouter à cela.

mercredi 10 mai 2023

Cet obscur et taraudant désir des femmes


 Y cherchant une chose précise que je n'y ai jamais trouvée, je relisais rapidement ce matin le Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard. Au passage, lors de cet inutile “survol”, je me disais qu'il était bien dommage que Girard n'ait jamais, à ma connaissance, soumis à l'éclairage de ses hypothèses les récents avatars du féminisme. Peut-être faut-il y voir un effet de prudence…

Quelqu'un d'autre en tout cas, un genre de disciple, pourrait le faire à sa place, ce serait sûrement fort instructif. Notamment en partant de cette idée que les haines s'exacerbent à mesure que le “modèle obstacle” se rapproche, c'est-à-dire que les différences, très réelles au départ, s'amenuisent à ce point qu'elles deviennent purement fantasmagoriques. 

Et de même que chez Proust, les snobs trépignent d'autant plus hystériquement que le “monde”, objet de tous leurs rêves, a moins de réalité, et même plus aucune, de même ces dames sont-elles plus “vent debout” que jamais contre un patriarcat totalement en miettes, si tant est qu'il ait jamais existé sous nos latitudes. 

Lorsqu'elles dressent inlassablement le portrait de l'homme en tyran oppresseur, violeur et sanguinaire, elles ne font qu'exprimer leur obscur mais taraudant désir de prendre sa place – ou plus exactement la place, largement imaginaire désormais, où elles l'ont installé, ce trône de toutes les abjections d'où elles l'empêchent de descendre pour mieux s'offrir le plaisir de l'y crucifier avant d'elles-mêmes s'y asseoir.

lundi 8 mai 2023

Dans la toile de Marcel


 C'est amusant, ces promenades que l'on peut faire, inopinément, dans les jardins de Dame Ternette, de lien en lien, “à sauts et à gambades”. 

Je me trouvais tout à l'heure en la compagnie de Marcel Proust ; lequel, en cette année 1915 que nous parcourions ensemble, tentait de dissuader Reynaldo Hahn de demander sa mutation au front – ce que fit pourtant, et obtint, cet entêté Vénézuélien. Comme je me demandais combien d'années Reynaldo avait survécu à Marcel, je tapai aussitôt son nom dans l'iBigo... 

Ce fut pour apprendre par sa fiche Oui Qui ? qu'il était mort en janvier 1947, soit 24 après son ex-amant, et que ce trépas était survenu en la rue Greffulhe, ce qui est presque trop proustiennement beau. On se souvient en effet que la comtesse Greffulhe est l'oie superbe que Proust prit pour modèle afin d'enfanter Oriane, ci-devant princesse des Laumes et duchesse de Guermantes pour l'éternité.

Comme j'ignorais qu'il existât une telle rue à Paris, j'active le lien proposé, tombe sur un certain nombre de renseignements (parfaitement inutiles pour moi)... et sur un nouveau lien qui prétend m'expédier rue d'Astorg. Or, que trouve-t-on en cette rue ?  Je le sais très bien, et pour cause : l'hôtel particulier du comte et de la comtesse Greffulhe ! La toile d'araignée du satanique Marcel (« Marcel Proust c'est le diable ! », s'exclamait Alphonse Daudet) m'engluait de plus en plus étroitement. 

Perdu pour perdu, je me résignai à un nouveau clic, lequel me téléporta, tel un vulgaire star-trekkeur, au beau mitan de la rue promise. Où je dus constater que l'hôtel Greffulhe/Guermantes avait complètement disparu des numéros 8 et 10 où il était sis, pour faire place au siège de Groupama, qui se trouve être mon assureur depuis près de trente ans. 

Dans un coin du tableau, un vieux jeune homme aux yeux bistres et aux cheveux de jais, était secoué par un petit rire silencieux, la moustache à demi cachée derrière sa main gantée pur fil.

lundi 1 mai 2023

Des douches comme s'il en pleuvait


 CE FUT NOTRE LOT EN AVRIL.

samedi 29 avril 2023

Du côté de chez Anatole


 Depuis quelques jours, je lis, l'un derrière l'autre, les quatre romans composant l'Histoire contemporaine d'Anatole France ; avec un plaisir certain. Pourtant, je dois faire un réel effort, et sans y parvenir tout à fait, pour admettre que cette tétralogie a été écrite et publiée à peine quinze ans avant la parution de Du côté de chez Swann. Lorsqu'on les lit, France et Proust semblent séparés par toute l'épaisseur d'un siècle entier, alors qu'ils furent presque parfaitement contemporains : bien que né quelque 27 ans avant lui, Anatole est mort deux ans après Marcel.

Lorsque je pense à France, quand je vois ses personnages s'ébrouer sur la page, m'apparaissent aussitôt de graves messieurs d'un âge et d'un embonpoint certains, avec barbichette et bésicles, surmontés d'un melon ou d'un haut-de-forme. Or, il est tout à fait impossible de se représenter ainsi ni Proust lui-même, ni Charlus, ni Swann, ni le duc de Guermantes, etc. 

Anatole France et M. Bergeret , son personnage central, appartiennent pleinement à leur temps, ils sont entièrement “d'époque” (et c'est d'ailleurs ce qui, au moins pour moi, fait leur charme un peu “sépia”), tandis que Marcel Proust et Charles Swann s'en sont évadés dès leur venue au monde littéraire.
 
J'ajouterai ceci : Proust, au long des trois mille pages de sa Recherche du temps perdu, n'est jamais bavard ; alors que France parvient à l'être régulièrement dans ces quatre romans dont aucun ne compte plus de deux cents pages. Son bavardage est souvent plaisant, élégamment tourné, pertinent même ; mais cela reste du bavardage ; facilité que Proust s'interdit toujours.

jeudi 20 avril 2023

Les séries de bonnes femmes

Je reconnais que mon titre pourra passer pour un tantinet provocant. Néanmoins, la chose existe : je veux parler de ces séries télévisées écrites par des femmes, pour des femmes, et dans lesquelles les rôles de “personnages forts” leur sont systématiquement dévolus. J'y pensais tout à l'heure à propos d'Anatomie d'un scandale, série anglaise revue ces deux soirs derniers à l'instigation de Nicolas qui en a parlé, essentiellement pour en dire un bien que je ne pense moi-même qu'à moitié – et encore.

Au centre de l'intrigue, un brillant ministre de Sa Majesté – donc, suivant la bienpensance obligatoire, un mâle dominateur, arrogant, prenant les femmes comme des kleenex et les jetant de même – nanti d'une parfaite épouse blonde et d'une jeune ex-maîtresse brune qui se trouve travailler sous ses ordres (les trois en photo ci-dessous). Au début du premier épisode, la séduite-et-abandonnée (syntagme figé) porte plainte contre son ex-amant pour viol.

(Évidemment, pour viol : la série-de-bonne-femme se reconnaît entre autre à ce que les mâles y violent à peu près aussi facilement qu'ils tiraient des coups de colt à l'époque du western. On finira par se demander si les femmes post-modernes ne ressentent pas un genre d'attirance malsaine, de délicieuse horreur, pour ces crimes-là.) 

Là-dessus, les avocats s'en mêlent. Ou plutôt : les avocates, et notamment celle qui va s'acharner sur le violeur présumé (photo d'ouverture). Car dans cette cour de justice anglaise, les femmes semblent avoir entièrement pris le pouvoir, à l'exception du vieux juge qui, sur son banc, somnole du premier épisode au dernier et ne joue rigoureusement aucun rôle discernable.

La suite des péripéties sombre rapidement dans l'invraisemblance, encore soulignée par une réalisation souvent ridicule à force d'affèterie. Ce n'est pas l'important. La seule chose qui compte est de produire une série morale. C'est-à-dire une histoire à la fin de laquelle le prédateur puissant, nanti, bourgeois, évidemment blanc (mais qu'on se rassure : son avocate est du plus beau noir, et ses cheveux rasés à la peau sont là pour nous suggérer un probable lesbianisme), sera cloué au pilori. Et, de fait, il le sera, même après avoir été acquitté par le jury : l'épouse blonde, dont il serait intolérable qu'elle se satisfît de sa position de victime, se chargera de l'exécution, au prix d'une pirouette scénaristique qui laissera rêveurs les esprits les plus enclins à l'indulgence.

Et puis, il y a la plaignante, maîtresse passionnée et ardente du ministre durant cinq mois, jusqu'à son largage. On ne se fera pas faute de nous indiquer qu'elle a fort bien pu, au début, subir l'ascendant social, moral, intellectuel, etc. de son brillant, puissant et célèbre patron ; bref, que malgré son enthousiasme charnel elle est une sorte de victime dès le départ. Et tout le monde, y compris l'avocate de l'accusé, se gardera bien de suggérer que son accusation de viol pourrait n'être qu'une simple vengeance, une réaction de dépit et de colère, se voyant rejetée comme maîtresse et, peut-être, retardée dans sa carrière politique en cessant d'être la “collaboratrice privilégiée” du ministre.

Quelle impression reste, à la fin de tout cela ? Celle d'avoir entendu se plaindre, récriminer, accuser trois femmes, trois victimes autoproclamées (car l'avocate aussi est une victime, je ne vous dis pas comment ni pourquoi) qui, finalement unies par la grande sororité victimaire, réussiront à égorger le bouc satanique qui a fait leurs malheurs – bouc qui, au fil des épisodes, en plus d'être satanique, devient de plus en plus émissaire, jusqu'à son bûcher terminal.

En un mot, une série à voir absolument, à condition d'être une femelle de combat ou un mâle déjà sérieusement déconstruit

P.S. : les accros aux séries auront reconnu dans le ministre violeur un pilier de Homeland, et dans l'avocate la fille aînée de la famille Crawley de Downton Abbey.



 

samedi 15 avril 2023

Vive la loi ou Les seigneurs des anneaux


 Dans le cloaque touitteuresque où je vais chaque matin tremper un orteil circonspect, je découvre que des excités quelconques viennent d'avoir une mirobolante idée, résumée par le slogan suivant : 

Pas de retrait, pas de J.O.

Si je comprends bien, cela semble signifier que, si le gouvernement s'obstine à rendre effective sa loi sur la réforme des retraites, ces braves combattants du Bien vont désormais tout mettre en branle pour saboter les Jeux olympiques parisiens de l'année prochaine, voire rendre impossible leur tenue. 

À ce jour, c'est de fort loin le meilleur argument que j'ai lu en faveur du maintien de la loi.

samedi 8 avril 2023

Les bandits et les fous


 J'acquiesce des deux mains (?) à la sentence suivante, trouvée chez Remy de Gourmont, qui est en ce moment ma lecture vespérale : 

« C'est le malheur de ceux qui ne prennent pas parti dans la politique, qu'ils sont également dégoûtés par toutes les factions et qu'ils ont le sentiment de vivre chez des bandits ou des fous. » 

Et encore ce bon Remy n'a-t-il pas eu le réjouissant privilège de connaître notre siècle et nos “factions” : son impalpable, et donc assez rassurant, sentiment se serait alors mué en certitude triste. Ou bien il aurait éclaté de rire, on ne sait pas trop.

jeudi 6 avril 2023

Des verges pour se faire battre


 Au fond, nos jeunes post-féministes d'aujourd'hui, celles qui clouent chaque matin un vieux mâle exténué sur la porte de leur grange pour apaiser leur soif de tribunaux et de galères, celles-là ne font que réagir mécaniquement contre la liberté sexuelle imprudemment prônée par leurs soixante-huitardes grands-mères – qui elles-mêmes, du reste, vivaient largement d'illusions. 

Ce qu'elles exigent, ces bigotes new style, c'est le retour à un puritanisme “de combat” – mais camouflé sous des habits qu'elles croient neufs –, basé sur un séparatisme et un encadrement des sexes aussi stricts que possible. En cela, elles ne sont pas très éloignées de ce que réclament nos frères musulmans, et qu'ils appliquent déjà en grande partie dans leurs divers territoires annexés. 

Qu'un régime islamique s'installe demain par ici, on verra un bon nombre d'entre elles s'en accommoder fort bien ; et même s'épanouir étrangement sous la férule nouvelle.

samedi 1 avril 2023

Le grand bond en avant


 En mars, on a sauté à pieds joints dans le XXIe siècle.

vendredi 24 mars 2023

Femmes entre elles


 Mon vieil ami dominico-français (pour les mal-comprenant : adjectif forgé par mes soins à partir de France Dimanche…), Jean S., m'envoie une coupure de presse émanant de France Info Bretagne. Ce qui, déjà, est curieux, vu qu'il n'habite point en cette riante province. 

Elle relate, cette coupure, qu'à Dinan, le 10 mars dernier, une femme a été massacrée à coups de couteau, et jusqu'à ce que mort s'ensuive, par… par… par sa concubine

Voulant me mettre en règle avec ma conscience, je suis allé fouiller les entrailles du compte touitteresque d'Élodie J., pour voir si elle avait bien pensé, alors, à pousser un grand cri d'indignation face à cette violences-faites-aux-femmes (syntagme figé), comme elle le fait environ cinq fois par semaine. 

J'ai été fort surpris de ne rien trouver. 

Un moment d'inattention peut-être ? Ou bien, quand les petits meurtres se passent entre femmes, peut-être ne peuvent-ils être officiellement comptabilisés comme féminicides

Du coup, dois-je lui signaler l'affaire par himmel privé, afin qu'elle puisse tenir ses fiches bien à jour ?

Mais, si je le fais,  la demoiselle sera-t-elle éperdue de gratitude envers nous – moi et ma vigilance citoyenne – ou bien si elle m'en voudra pour la légère trace de sarcasme qu'elle s'imaginera déceler chez son lanceur d'alerte, pourtant bien innocent de toute arrière-pensée ironique ? 

Je me perds en conjectures.

mardi 14 mars 2023

Le Maître et les Précieuses


 Repris ce matin Le Maître et Marguerite, dans la collection “Bouquins” de Robert Laffont. Très pratique puisque, en un seul volume, sont proposés les quatre romans écrits par Boulgakov. Pratique… à condition d'éviter comme la peste et le choléra réunis les abondantes notes déposées en bas de page par les deux redoutables bas-bleus, Femmes savantes hyper-moliéresques, Précieuses passées au-delà du ridicule, malencontreusement chargées de cette édition, à savoir Mmes Laure Troubetzkoy et Marianne Gourg, toutes deux universitaires bien entendu, comme l'indique assez l'impeccable sabir de leur copieuse introduction. 

Mais leur vrai chef-d'œuvre, ce sont donc les notes, dont ces deux pénibles punaises d'amphithéâtre ont maculé à peu près près chaque page. Elles sont en gros de deux sortes, les bénignes et celles qui devraient, dans un monde bien ordonné, relever de la justice pénale voire des Assises. Les bénignes sont celles dans lesquelles nos Bécassines surdiplômées étalent leur pseudo-science hors de propos, avec une candeur qui ferait sourire d'indulgence si la chose n'était pas aussi répétitive. Les notes “malignes” sont toutes celles où ces dames se croient autorisées à nous révéler brutalement et tout de suite ce que le malheureux écrivain qu'elles mettent à la torture avait choisi, lui, de nous distiller subtilement et plus loin dans son roman. 

Pour donner à ceux qui ne lisent pas une image à peu près correcte de ce que cela représente, qu'ils imaginent se trouver au cinéma avec, derrière eux, deux harpies discoureuses qui ont déjà vu le film et ne cessent de commenter et d'expliquer à haute voix ce qui va se passer sur l'écran dans la demi-heure suivante.

Le malheureux et bouillonnant lecteur de Boulgakov, lui, soupire de regret en songeant aux belles époques médiévales, celles où Mmes Troubetzkoy et Gourg auraient été condamnées à subir deux jours complets de pilori sur la place publique, tandis que les ribaudes de la ville seraient venues leur jeter au visage, à grandes brassées rigolardes, pommes pourries et trognons de chou, voire déjections canines.

Le miracle est que, constamment interrompu par ces Cathos et Magdelon piaillantes, Mikhaïl Afanassievitch s'en sorte non seulement vivant mais plus grand que jamais.

vendredi 10 mars 2023

Du travail bien fait ou L' Arrestation d'un roman

Le 15 février 1961, aux alentours de midi, on sonna à la porte du petit appartement moscovite de Vassili Grossman. Dès qu'elle fut ouverte par la femme de ménage, cinq hommes entrèrent, dont un colonel en costume sombre qui informa l'écrivain qu'ils appartenaient au KGB et qu'ils étaient là pour “extraire” – ce fut son mot – son roman Vie et Destin. Il ne se fit pas faute d'exhiber un mandat dûment signé et tamponné.

Tandis que Grossman, livide dans son fauteuil, était victime d'un malaise, les cinq hommes entreprirent de fouiller méticuleusement son bureau, fourrant dans de gros sacs de toile non seulement les exemplaires dactylographiés du chef-d'œuvre non encore publié, mais également les brouillons de chapitres écartés par l'écrivain, ses ébauches, jusqu'à la dernière note griffonnée. Au bout d'une heure environ, la moindre trace du roman avait été engloutie par les sacs voraces, eux-mêmes enfouis dans le coffre de la voiture garée au bas de l'immeuble. Était-ce tout ? Non.

Ayant demandé à l'écrivain s'il existait d'autres exemplaires de son roman, celui-ci répondit par l'affirmative et indiqua qu'il en existait trois : l'un chez un de ses cousins, le deuxième à la rédaction de la revue Novy Mir et le troisième chez sa secrétaire, pour correction. Après avoir ordonné à quelques-uns de ses sbires d'aller immédiatement récupérer les deux premiers, le colonel du KGB intima à Vassili Grossman l'ordre de le suivre.

Dix ans plus tôt, ainsi embarqué, Grossman aurait probablement disparu sans laisser de trace. Mais, en 1961, c'était le “dégel” à la mode soviétique : on ne fusillait plus les écrivains, on se contentait d'arrêter leurs romans. Ce qui n'excluait nullement le travail bien fait, consciencieux, poussé jusqu'à l'art. C'est ainsi que, chez la secrétaire-dactylo de Grossman, les agents du KGB raflèrent non seulement les copies sur papier pelure, mais également les feuilles de papier carbone… et jusqu'aux rubans de la machine à écrire : on n'est jamais trop prudent.

Les KGBistes ignoraient pourtant une petite chose : si Grossman leur avait si volontiers indiqué où trouver les trois copies supplémentaires de Vie et Destin, c'était en quelque sorte pour anesthésier leurs soupçons. Car il était seul à savoir qu'il avait mis, plusieurs semaines auparavant, deux autres exemplaires de son roman en sécurité, l'un chez une amie de jeunesse, l'autre chez le poète Sémion Lipkine – chacun des deux dépositaires ignorant l'existence de l'autre. Et c'est grâce à cette double précaution que le monde et moi-même découvrîmes ce chef-d'œuvre russe au début des années quatre-vingt.

Cette “arrestation” de Vie et Destin avait été décidée au niveau du Comité central, par le responsable du département Culture. Cet apparatchik de haute volée avait pour nom Polikarpov.

Et, soudain, c'est le fantôme de Flaubert qui traverse la scène avec un long rire silencieux.

 

samedi 4 mars 2023

La littérature dans le sens contraire de la marche

Vassili Grossman, 1905 – 1964.

 J'ai déjà consacré plusieurs billets, partiellement ou en totalité, à ce livre majeur du vingtième siècle : Vie et Destin. Si l'on désire les retrouver, il suffit de taper “Vassili Grossman” dans le petit cartouche situé en haut et à gauche de cette page. Je ne crois pas exagérer en parlant de “livre majeur” : si je devais dire quels sont, à mon sens, les deux plus grands romans russes du siècle passé (mais je suis fort loin de tous les connaître), capables de se mesurer aux chefs-d'œuvre du XIXe, Vie et Destin serait l'un d'eux ; l'autre étant, toujours à mon humble avis, Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Seulement voilà…

Dans l'esprit de son auteur, Vie et Destin ne devait être, initialement, que le second panneau d'un diptyque consacré à Stalingrad. Confisqué par le KGB en 1960, il ne verra pas le jour du vivant de son auteur : au moment de la confiscation, Souslov, l'idéologue en chef de l'URSS récemment “dégelée”, a affirmé à Grossman qu'un tel livre ne pourrait être publié “avant deux ou trois cents ans”. Il le sera pourtant, en Occident, au tout début des années quatre-vingt, époque où je l'ai acheté et lu : cette fresque douloureuse et, paradoxalement, revigorante était bien la critique la plus profonde et la plus radicale non seulement du stalinisme mais du communisme soviétique dans sa totalité ; tout en étant une véritable épopée romanesque, consciemment placée par l'auteur – et cela dès son titre – sous le haut patronage du Guerre et Paix de Tolstoï, mais aussi, de façon moins éclatante peut-être, sous celui du Crime et Châtiment de Dostoïevski.

Mais quid du premier panneau de ce diptyque ? Il s'intitulait – et s'intitule d'ailleurs toujours – Pour une juste cause. Il avait d'abord été publié par la revue Novy Mir, en 1952, c'est-à-dire du vivant de Staline, même si ce fut au pris d'assez nombreux “adoucissements” et coupures imposés à l'auteur par les dirigeants de Novy Mir. Dès février de l'année suivante, le roman dut subir une descente au lance-flamme dans la Pravda, motivée en grande partie par l'antisémitisme d'État qui se mettait en place, mais officiellement parce qu'il donnait “une image déformée de l'homme soviétique”. 

Pourtant, à l'époque où il écrit ce premier livre, Grossman est encore, malgré quelques “lézardes” dans sa foi communiste, un romancier soviétique : le fait que Pour une juste cause (dont le titre lui-même “sonne” terriblement communiste…) ait pu être publié du vivant de Staline, le dit assez clairement. C'est juste après que va se produire en lui cette espèce de révolution spirituelle, morale, politique aussi, ce déchirement complet du voile du temple, qui va conduire Grossman de Pour une juste cause au chef-d'œuvre indubitable que sera Vie et Destin : le romancier soviétique va se métamorphoser en écrivain russe, et des plus grands. 

Longtemps j'ai cru que plus personne ne lisait Pour une juste cause ; et d'autant moins que, au prix de quelques notes explicatives en bas de pages, Vie et Destin souffrait fort bien d'être lu indépendamment. Or, une conjonction s'est produite, ces dernières semaines. Alors que j'achevais une quatrième (au moins…) lecture de Vie et Destin, j'ai découvert que Calmann-Lévy venait tout juste de republier plusieurs livres de Vassili Grossman… dont, précisément, Pour une juste cause. Je l'ai évidemment acheté et ai commencé à le lire hier : à peine cent pages sur les mille qu'il comporte.

Or, c'est une impression curieuse. Les deux romans sont, temporellement,  soudés l'un à l'autre : Pour une juste cause commence juste avant la grande attaque allemande sur Stalingrad, soit en avril 1942, tandis que Vie et Destin couvre la période allant du milieu du siège de la ville jusqu'à la capitulation du maréchal Paulus au début de 1943. Je me retrouve donc, toutes proportions gardées, dans la situation de quelqu'un qui découvrirait Les Trois Mousquetaires alors qu'il connaîtrait Vingt ans après depuis trois ou quatre décennies. Du coup, le lecteur a la sensation d'être un genre de dieu omniscient ou, plus modestement, une espèce de Nostradamus lisant l'avenir à livre ouvert.

Ce jeune Tolia frais émoulu de son école militaire, il sait déjà, ce lecteur qui est moi, que dans quelques mois il agonisera et mourra dans un hôpital de campagne ; ce commissaire politique à la foi communiste apparemment inébranlable, il est certain de le retrouver prochainement dans les caves de la Loubianka, interrogé “virilement” par d'impavides tchékistes ; quant à cet homme mûr et assuré de lui-même, c'est dans un camp de concentration allemand qu'il va échouer, et il ne sait pas encore qu'il sera amené à disputer une étrange joute verbale avec l'officier de la Gestapo, commandant de ce même camp, à propos des dangereuses ressemblances entre communisme et nazisme et des buts similaires de leurs deux tyrannies ; quant à cette fraîche et jolie Maroussia, il est bien triste de savoir qu'elle ne vivra pas au-delà du premier roman et de ne rien pouvoir faire pour lui éviter le sort qui l'attend ; etc. 

Et, par-dessus tout cela, englobant les destins individuels et les vies particulières, la vision surréelle d'une ville, Stalingrad, partant de ses ruines pour se reconstruire, immeuble par immeuble, rue après rue, comme dans un film projeté à l'envers.

Pour finir, que recommander, à qui n'a encore rien lu de Vassili Grossman ? Évidemment, l'idéal, et le plus logique, est de lire Pour une juste cause d'abord, Vie et Destin ensuite. Mais, en dehors des librophages de mon acabit, qui se sent le courage et l'endurance de s'engager dans un périple souvent éprouvant de près de deux mille pages ? 

Pour ceux qui trouveront qu'un demi-voyage est bien suffisant, c'est évidemment Vie et Destin qu'il leur faudra lire.

Tant pis pour la cause.

mercredi 1 mars 2023

Schnaps et troïkas comme s'il en pleuvait

 

Père Joseph et oncle Adolf m'ont bien occupé en février.

Plus que Dame Ternette en tout cas…

vendredi 10 février 2023

Un tunnel sombre et long


 Ce billet sera très probablement raté ; je ne sais pas trop par quel bout le prendre, ni comment lui donner forme et cohérence. Je vais tout de même essayer, ne serait-ce que pour me défaire d'un poids, comme on se débarrasse du sac à dos au retour d'une longue randonnée.

Il s'agit de quatre livres, lus ou relus à la suite, chacun appelant le suivant, le rendant comme nécessaire, évident. Trois livres d'historiens, un livre d'écrivain.

Je ne reviens pas sur le premier, Les Chuchoteurs d'Orlando Figes, lui ayant déjà, le mois dernier, consacré un billet. Livre important en soi, puisqu'il a servi d'étincelle primordiale, livre de résurrection qui a, tout naturellement, appelé le deuxième.

L'auteur des Disparus, Daniel Mendelsohn : c'est lui, le véritable écrivain de mon quatuor – même si les trois autres, vus sous cet angle, ne déméritent pas. Livre de résurrection, là encore, qui se double d'une quête. Mendelsohn, universitaire et critique américain, a passé des années de sa vie et parcouru plusieurs continents, pour retrouver les traces de son grand-oncle maternel, Shmiel Jäger, de sa femme et de leur quatre filles, disparus entre 1942 et 1944 de la petite ville de Galicie – aujourd'hui en Ukraine – appelée alors Bolechow. Il s'agissait d'exhumer des documents, quand il en restait, mais surtout de rencontrer, au tournant des années 2000, ce qui vivait encore de survivants de Bolechow ayant connu la famille Jäger, Juifs rescapés de ce que l'on sait et dispersés ensuite entre l'Australie et l'Amérique, en passant par la Scandinavie ou, pour certains, demeurés en la Galicie originelle. Les quelque six cents pages du livre sont parsemées de brefs chapitres – jamais plus de deux pages –, présentés en italique, dans lesquels Mendelsohn éclaire divers épisodes de la Genèse, depuis le meurtre d'Abel jusqu'à la destruction de Sodome et Gomorrhe, en s'appuyant sur deux ou trois exégètes rabbiniques, en particulier Rachi, né à Troyes vers 1040, qu'il compare et parfois confronte à des commentateurs nettement plus récents. Passages lumineux alors qu'ils auraient pu être arides, toujours en étroite relation avec les différentes étapes de la quête qui se vit sous nos yeux. Un livre prodigieux, essentiel.

Essentiel, mais non suffisant. Le refermant, il m'a paru que je ne pouvais pas “en rester là” ; qu'il était nécessaire de prendre de la hauteur, ou du recul, afin d'élargir le champ de vision. Ce qui m'a conduit à rouvrir les Terres de sang de l'historien américain Timothy Snyder. Là encore, inutile de s'y étendre, puisque j'ai déjà, il y a dix ans, consacré deux courts billets à ce livre, celui-ci d'abord et, une semaine plus tard, celui-là. Disons seulement que le Bolechow de Mendelsohn se trouvait justement inclus dans ce que Snyder appelle les terres de sang, lesquelles recouvrent un territoire englobant l'Est de la Pologne, les États baltes, la Biélorussie et l'Ukraine, c'est-à-dire des contrées ravagées par l'Allemagne nazie et la Russie communiste, souvent l'une après l'autre mais parfois simultanément.

À l'exception de son ultime chapitre qui pousse quelques pointes vers l'année 1950, Snyder interrompt son livre lorsque se termine la Seconde Guerre mondiale. Or, destructions et massacres ne se sont pas arrêtés par miracle le 8 mai 1945. C'est bien pourquoi il m'a fallu reprendre, en guise de conclusion du cycle, L'Europe barbare, de l'Anglais Keith Lowe, livre qui, en quelque sorte, “ausculte les ruines” de notre continent entre 1944 et 1949 ; ruines matérielles, ruines physiques, ruines économiques, ruines sociales – et aussi, sans doute moins immédiatement visibles mais sûrement plus profondes et dommageables : ruines morales.  

La plupart de ces ruines ont été relevées. Mais les morales ? Celles qui sont les plus difficiles à mettre en lumière et qui ont pourtant déchiré des millions d'individus ; ainsi, probablement, que leurs fils et petits-fils ? On nous affirme et affirmera encore que oui. Que “la vie a repris le dessus”. Que l'avenir a encore de beaux jours.

Pourtant, dans le temps que je lisais ces quatre livres, on pouvait voir, dans les villes de France, des jeunes gens de vingt ans descendre dans les rues – apparemment vierges de ruines – et manifester pour leur retraite

mercredi 1 février 2023

Prenez les patins !


 Drôle d'idée que de parcourir la Russie en janvier.

lundi 30 janvier 2023

François-René et le Petit Chinois

 

Changeons pour ce soir de monture, voulez-vous ? Ramenons Muray à l'écurie, pour un repos amplement mérité après nos galops de ces derniers jours, et faisons un peu prendre l'air au coursier Chateaubriand, avec un simple paragraphe des Mémoires d'Outre-Tombe.  Pour l'apprécier à sa juste valeur, on se contentera de remplacer “choléra” par… par quoi, d'ailleurs ? Eh bien, tenez, tout à fait au hasard : par “covid-19”. Donc, voici :


« Le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d'incrédulité, de journaux, d'admiration matérielle. Ce fléau sans imagination n'a rencontré ni vieux cloîtres, ni religieux, ni caveaux, ni tombes gothiques ; comme la terreur en 1793, il s'est promené d'un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin, qui racontait les remèdes qu'on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu'il avait faites, où il en était, l'espoir qu'on avait de le voir encore finir, les précautions qu'on devait prendre pour se mettre à l'abri, ce qu'il fallait manger, comment il était bon de se vêtir. »


(Cela dit, je vous dois un aveu : je n'ai nullement “changé de monture” comme annoncé, dans la mesure où c'est bien dans le journal de Muray que je suis tombé (voire outre-tombé) sur la citation de Chateaubriand. Disons que je les ai attelés ensemble et n'en parlons plus.)

dimanche 29 janvier 2023

Je vous en remets une louchette ?


 Une louchette de Muray, c'est-à-dire un paragraphe. Il a été écrit en février 1993 et, à une minuscule exception près, il pourrait dater de ce matin. Voici :


« SDF au lieu de clochard, ethnie au lieu de race, érémiste au lieu de pauvre, agent de fabrication au lieu d'ouvrier, technicien de surface au lieu de balayeur, quartier sensible au lieu de banlieue de merde, beur au lieu d'Arabe, black au lieu de nègre. Quoi encore ? Devoir d'ingérence au lieu de business ? Tourisme au lieu de destruction ? Kouchner au lieu de Tartuffe ? Cordicole au lieu d'ordure ? Je me souviens qu'en lisant le livre de Hilberg sur la destruction des Juifs d'Europe, j'avais été visité par l'idée que l'euphémisation était toujours une façon d'aider ses propres bourreaux. Les futurs exterminés des camps nazis appelaient entre eux le crématoire “la boulangerie”, et les malades en route pour la chambre à gaz des “musulmans”. C'était une manière d'essayer d'accepter l'abomination. L'ennemi parle toujours euphémistique. C'est même, et plus que jamais aujourd'hui, un des très bons critères permettant de l'identifier. La police de la pensée n'a jamais été fondée sur de meilleurs sentiments qu'aujourd'hui. »


On aura compris que la minuscule exception dont je parlais est, ici, constituée par l'exemplarité de Kouchner, pantin humanitaire dont plus personne, en ce siècle, ne doit encore savoir de qui il a bien pu s'agir. 

On observera par ailleurs que cette euphémisation dont parle Muray – et on pourrait s'amuser à prolonger la liste des exemples qu'il donne – va très bien de pair avec la dramatisation bouffonne, la mise en tragédie à tendance mélo qui sévissent en d'autres domaines, quand une gifle devient féminicide, qu'un regard se mue en agression, qu'une invite se fait harcèlement.

Dans le même temps, les bombardements sont ripolinés de frais en frappes aériennes. Bien content encore quand elles ne sont pas en outre chirurgicales – c'est-à-dire, je suppose, destinées à soigner les populations qui ont eu la mauvaise idée d'habiter en dessous.

samedi 28 janvier 2023

Plaidoyer pour les femmes exotiques


 À la fin de 1992, il y a donc trente ans plus une poignée de semaines, Philippe Muray notait ceci dans son journal, que je refeuillette depuis quelques jours :

 

« […] la métamorphose des femelles occidentales, dans les trente ou quarante dernières années, a rendu désirables toutes les femmes du monde sauf celles d'Occident.

« Qui, de gaîté de cœur, choisirait de vivre avec une Française ou une Américaine ?

« Qui peut rêver, rêver d'une Française ? D'une Allemande ? D'une Suisse ? D'une Américaine ? D'une Hollandaise ? Et maintenant, hélas, depuis que leurs pays montrent tant d'ardeur pour l'Europe, qui peut rêver d'une Italienne ou d'une Espagnole ?

« Femmes occidentales, horribles petites cafteuses françaises, désastreuses Européennes et vos grandes sœurs frénétiques, les abominables Américaines, vous savez que vous n'avez plus aucune chance avec les hommes ! Votre seul espoir, c'est de refiler au plus vite la disgrâce de votre émancipation au reste de l'humanité féminine ! Par Saint Nietzsche, par Saint Sade et par tous mes saints, on vous en empêchera ! »


C'est par l'optimisme presque béat de sa dernière phrase que Muray date fâcheusement. Car si j'en juge par l'atonie virile des hommes de moins de quarante ans actuels, ces élégantes et fluettes larves paritaires, ce n'est pas demain qu'ils seront en mesure d'empêcher quoi que ce soit, ni même d'oser l'imaginer, dès lors que leurs dragons reproductibles auront haussé un sourcil. Je peux les comprendre : même si c'est peu valorisant pour l'amour-propre, ou ce qui en reste, il est tout de même moins dolore de se faire traîner dans la boue que devant un tribunal.

C'est une réflexion assez semblable à celle de Muray que Catherine et moi nous faisons régulièrement, lorsque nous regardons une série télévisée américaine dans laquelle on nous laisse entrevoir ce que peut être la vie familiale, avec ou sans enfants, mais de préférence avec, de tel ou tel personnage ; réflexion sous forme interrogative : 

« Mais comment les mâles américains ont-ils encore le courage, ou l'inconscience, ou le masochisme, de se lier par contrat nuptial avec leurs compatriotes femelles ? » 

Car quel que soit le genre, la tonalité, l'esprit de ces séries, il en va toujours, ou presque toujours (les exceptions sont rares) de même : l'épouse ne sait faire que deux choses, alternativement et selon des dosages qui varient finalement assez peu : pleurnicher ou récriminer. Et s'il est une expression qu'un mari américain a intérêt à apprendre dès le lendemain de sa nuit de noces, car elle lui servira presque quotidiennement jusqu'à ce que mort ou divorce s'ensuive, c'est bien : I'm sorry !

On me dira que cette vision du couple – forcément caricaturale – émane de l'indécrottable misogynie du mâle blanc et obtus qui bidouille les scénarios. Que nenni ! Nombre de ces séries sont en grande partie écrites par des femmes… qui œuvrent exactement dans la même tonalité que leurs confrères. Ce qui laisserait à penser que non seulement c'est la réalité qu'elles décrivent, mais qu'en plus elles la trouvent suffisamment satisfaisante pour ne pas se soucier de la dissimuler,  ou au moins de l'arranger un peu.

Du reste, peut-être bien qu'elles l'arrangent ; et que, in real life, tout est encore bien pire.

Pour en revenir à Muray, on terminera en constatant que, dans son appel à négliger les harpies d'Occident au profit des femmes et filles exotiques, il annonçait les romans de Michel Houellebecq – en particulier Plateforme –, qui, en cette année 1992, étaient sur le point de naître.

mercredi 25 janvier 2023

Les facéties de Dame Ternette


– Dame Ternette, ici, a sombré dans un coma sans doute maléfique le dimanche 15 au soir. Bon, pas grave : on commence à avoir l'habitude, dans nos sauvages contrées.

– Dès le lendemain, on nous annonçait que le prince charmant – encore appelé : agent Orange – avait déjà sauté sur son fringant coursier et que, si tout se passait bien, il pourrait réveiller la belle d'un baiser… le lundi 23 en fin de journée. Au vu d'un tel délai, j'ai compris que, restrictions budgétaires obligent, on lui avait troqué son coursier contre un percheron voire un ardennais de labour. D'autre part, je m'inquiétai aussitôt pour ce pauvre prince : à prendre un baiser non consenti à la Belle Endormie, ne s'exposait-il pas à une bonne vieille mise en examen pour harcèlement sexuel ? Je n'avais plus un poil de sec.

– Le 24 au soir, le message orangé restait inchangé et, par conséquent, nous promettait une reconnexion pour la veille au soir…

– Ce matin, l'Orange virait au gris et nous annonçait que “la panne étant plus grave que prévue, la connexion ne pourrait être rétablie que le 6 février en fin de journée”. Je notai illico l'aveu qui nous était fait : la panne était prévue ! Comme quoi les complotistes n'ont pas toujours tort, et qu'on a bien raison de se méfier des nuisances de l'agent Orange.

– À  deux heures et demie ce même 25 janvier, la connexion du 6 février était bel et bien rétablie. Et sans même attendre la traditionnelle “fin de journée”.

Quant à Dame Ternette, elle est radieuse et fraîche comme une rose tout juste déclose.

dimanche 15 janvier 2023

Mâles au dodo, femelles au boulot

La nullité me laisse rêveur de cet argument brandi depuis quelques jours par les opposants à la réforme des retraites – dont, par ailleurs, je me fous totalement. En gros, d'après ces énervés professionnels, il serait inhumain de repousser l'âge du départ à 64 ans car, à ce moment, “29% des hommes les plus pauvres sont déjà morts”.

Sans doute, sans doute. Et ? Ferai-je preuve d'une nauséabonderie excessive si je fais remarquer qu'à 62 ans, l'âge actuel de mise en sommeil, le pourcentage des hommes pauvres “déjà morts” doit être à peine inférieur, et que nul n'a jamais songé à le brandir comme argument ? Sera-ce du mauvais esprit si je signale en passant que, vivant dans de moins bonnes conditions, les pauvres ont toujours eu la fâcheuse et déprimante tendance à mourir plus tôt que les riches, et ce quel que soit l'âge du départ en retraite des uns et des autres ? 

Et puis, quoi : si l'on tient à tout prix à raboter toutes les inégalités, il serait temps de songer à la plus criante et la plus pérenne, celle qui conduit les femmes à vivre en moyenne six ans de plus que les hommes. Pour mettre fin à ce scandale, je propose une solution toute simple, à inclure d'urgence dans la réforme : 

laisser la retraite des mâles à 62 ans et passer celle des femelles à 68.

Avantage collatéral d'une telle réforme : durant les années où leurs épouses travailleront encore quand eux resteront à la maison, les hommes pauvres de plus de 62 ans pourront vraiment se reposer ; et, ainsi, peut-être, rattraper les hommes riches dans leur enviable longévité.

Je me demande d'ailleurs comment le gouvernement a pu avoir l'inconscience de se lancer dans ce gigantesque chantier parsemé de chausse-trapes sans avoir l'élémentaire prudence de me consulter longuement au préalable.

Décidément notre président GSF (Grand Syndic de Faillite) n'est entouré que de galopins sans cervelle ni jugement, d'impulsifs branquignols. 

Tant pis pour eux.

samedi 14 janvier 2023

Comment transformer une descente du KGB en soirée mondaine

Vladimir Boukovsky, 1942 – 2019.
 

Je sais que mon titre a des allures de gag ; ce pourrait être un genre de farce tirée d'un film de Lubitsch. Ce n'est que la réalité de ce qui se produisit mainte fois à Moscou à la fin des années soixante et au début de la décennie d'après, si l'on en croit les mémoires de Vladimir Boukovsky (… et le vent reprend ses tours, Robert Laffont).

On me demandera peut-être à quoi il est bon de lire, ou relire, ce livre, de s'intéresser encore à toutes ces “vieilleries” d'un demi-siècle. J'y vois au moins deux raisons : 1) car tel fut ma fantaisie et mon bon plaisir ; 2) parce qu'il est hautement intéressant – et réconfortant – de voir sur quatre cents pages se dessiner la silhouette d'un homme qui, durant exactement vingt ans (1957, prise de conscience – 1976, expulsion d'URSS), de sa quinzième année à sa trente-quatrième, n'a jamais cédé un pouce de terrain, fait la moindre concession à l'ubuesque tyrannie dans laquelle le hasard l'avait fait naître ; et qui, pour s'opposer à elle, a fait preuve de ressources multiples, toujours sous-tendues par une volonté que n'ont jamais brisée la prison ni l'hôpital psychiatrique.

Parmi ces ressources, l'humour, le sens de la cocasserie, l'attrait du pied-de-nez, et le talent de jouer de ces cordes-là. Ce qui me ramène, et vous avec, à mon titre.  Nous sommes donc autour de 1970, juste avant ou juste après. Sentant les lézardes se multiplier et s'agrandir, la dictature soviétique multiplie de son côté les arrestations, les descentes, perquisitions, presque toujours suivies de procès. Comment transformer cela en jeu ? En occasions de fêtes entre amis ? Je cède la parole à Boukovsky :

« Quand on se retrouve sans cesse avec les amis, il est facile de détecter le moment où se produit dans leur appartement quelque chose de suspect : leur téléphone ne répond pas, mais les fenêtres sont éclairées. Ou bien on s'est donné simplement rendez-vous, et les voilà disparus, ils n'arrivent pas : pourquoi ? Mystère. Et immédiatement, les coups de téléphone à travers tout Moscou : perquisition chez les Untel ! Taxi, en vitesse : les invités arrivent de toutes parts rapidement. Exact, perquisition. On laisse entrer tout le monde, mais laisser sortir, interdit. L'appartement regorge de monde : tapages, rires. Pas moyen de se retourner. L'un arrive avec une bouteille de vin, l'autre avec une pastèque. On en fait les honneurs à chacun, en se payant la tête des tchékistes. Dans le va-et-vient, des papiers vont s'égarer dans les poches des invités : du samizdat encombrant, des lettres imprudemment conservées et autres pièces à conviction. Allez donc prendre en filature une foule pareille !

« Les tchékistes, ruisselant de sueur, tentent de chasser les intrus : qu'est-ce que vous faites là ! Mais tous connaissent leur affaire : la loi interdit d'expulser les personnes présentes, tant que dure la perquisition. Prenez patience. Sur la table, le Code pénal, à la disposition de quiconque veut le consulter.

– Pas si fort citoyens !

– Et où est-il dit qu'il est défendu de faire du vacarme pendant une perquisition ? Montrez l'article ! »

Et la fête continue tant que dure la perquisition, c'est-à-dire, assez souvent, “jusqu'au bout de la nuit”, comme dit une publicité occidentale.

Dans son livre, Boukovsky fait découvrir à son lecteur bien d'autres façons, pas toujours aussi drôles, de résister à cette “bêtise au front de taureau” qui caractérise essentiellement les régimes communistes en général et le pouvoir soviétique en particulier. Il me semble, au bout du compte, que si l'on devait tirer une leçon unique de ces mémoires foisonnants et éblouissants de santé, sans jamais la moindre trace d'apitoiement ou de glorification de soi, ce serait quelque chose comme : aller porter le fer sur le terrain de l'adversaire (Boukovsky excelle à ce jeu dangereux), ne jamais céder, ne jamais reculer, ne jamais plier.

Ce qui est plus facile à énoncer qu'à mettre en pratique chaque jour durant vingt ans.