lundi 24 décembre 2018

Concordances, conjonctions & coïncidences


Consultant l'une après l'autre leurs deux fiches Wiki, je constate que Michel Houellebecq est apparu en ce monde quatre jours après que Paul Léautaud en fut sorti, le 22 février 1956. Ayant quelque difficulté à croire en la métempsycose, je ne vois absolument pas ce que je pourrais tirer de cette presque coïncidence, de ce chassé-croisé, même si je crois discerner assez bien ce qu'il peut y avoir de tropismes léautaldiens dans l'âme houellebecquienne.

Je note aussi que le romancier a choisi de publier son dernier livre le 4 janvier prochain (il est, bien sûr, déjà commandé…), soit deux jours après le 86ème anniversaire de ma mère ; ce qui peut bien sûr n'être là encore qu'une coïncidence, mais rien n'est certain : on deviendrait fou à moins.

lundi 17 décembre 2018

Menus plaisirs de l'avenir radieux


À mesure qu'il s'enfonce dans son œuvre, le lecteur de Soljénitsyne s'avise bientôt que le Père Ubu de Jarry n'était qu'un gamin timide, une sorte de débutant de la dictature, de stagiaire en tyrannie, qui aurait fait sourire de pitié condescendante n'importe quel dirigeant soviétique. C'est principalement au sein des tribunaux que les Ubu communistes expriment leur quintessence. Soljénitsyne, dans un chapitre intitulé En guise de politiques, en donne de nombreux exemples. J'en ai extrait quelques-uns pour votre édification : de quoi vous faire réviser radicalement votre jugement si vous pensiez que les juges sont gens estimables, ou vous conforter si, comme il semble naturel, vous les considérez comme faisant partie de la lie de l'humanité. Voici donc :

– Un tailleur, mettant de côté une aiguille, la pique au mur dans un journal affiché, pour ne pas la perdre, et atteint l'œil de Kaganovitch *. Vu par un client. Article 58, dix ans (terrorisme).

– Une vendeuse, réceptionnant de la marchandise auprès d'un expéditionnaire, l'enregistre, faute de mieux, sur une feuille de papier journal. Le nombre de morceaux de savon s'inscrit sur le front du camarade Staline. Article 58, dix ans.

– Un conducteur de tracteur de la MTS ** de Znamensk, pour les tenir chauds, garnit un de ses méchants brodequins d'un tract électoral pour les élections au Soviet suprême, une femme de ménage s'aperçoit qu'il lui en manque un (elle en avait la responsabilité) et découvre qui l'a pris. KRA, propagande contre-révolutionnaire, dix ans.

– Un charpentier sourd-muet, oui, même lui, attrape un temps de peine pour propagande contre-révolutionnaire ! De quelle façon ? Il est en train de planchéier au club. La grande salle a été entièrement vidée, plus un clou, plus un crochet. Le temps qu'il travaille, il jette sa veste et sa casquette sur le buste de Lénine. Quelqu'un passe la tête et l'aperçoit. Article 58, dix ans.

– La marmaille se dissipe au club du kolkhoze, bataille, le frottement des dos arrache du mur je ne sais quelle affiche. Les deux aînés sont condamnés au titre du 58 (en vertu d'un décret de 1935, les enfants sont responsables en matière criminelle à partir de l'âge de douze ans !). Les parents sont bons aussi, c'est eux qui ont appris à leurs gosses à faire ça, eux qui les ont envoyés là en douce.

– Un petit écolier tchouvache de seize ans fait une faute en écrivant un slogan – en russe, qui n'est pas sa langue maternelle – sur le journal mural. Article 58, cinq ans.

– À la comptabilité d'un sovkhoze, on avait accroché ce slogan : « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie. Staline. » Et quelqu'un, au crayon rouge, avait ajouté “pour” : c'est-à-dire que la vie était devenue plus gaie pour Staline. Sans se donner la peine de rechercher le coupable, on coffre toute la comptabilité.

Et ainsi de suite : seule la flemme m'empêche de recopier d'autres ubuades, toutes plus ébouriffantes les unes que les autres.


* Lazare Kaganovitch : responsable de l'organisation de la grande famine ukrainienne ayant fait entre 2,5 et 5 millions de morts, en 1932 et 1933. Reconnu coupable de génocide en 2010 (à titre posthume évidemment…).

** MTS : Station de machines et tracteurs.

mardi 11 décembre 2018

Le grain plus fort que les meules


Il aurait eu 100 ans ce jour.

Le monde sait-il encore ce qu'il lui doit ?

L'a-t-il jamais vraiment su ?

On verra dans un siècle.

vendredi 7 décembre 2018

Nathalie a bien travaillé


Ce fut l'un des plus gros succès de la chanson française, en cette belle année 1964 : Nathalie, de l'immortel Gilbert Bécaud. Les âmes naïves de cette époque y ont vu l'histoire d'une brève mais flamboyante passion, vécue au cœur de la Russie éternelle.

Alors qu'il ne s'agissait que d'une coucherie programmée par les Organes, entre un Occidental un peu niais et un indicateur du KGB.

N'importe quelle personne ayant une connaissance même très approximative de l'URSS vous le confirmera sans une ombre d'hésitation : tout guide ou interprète amené à être en contact avec des étrangers, spécialement des Occidentaux, travaillait obligatoirement pour le KGB ; pas forcément comme membre à part entière, en tant que salarié, mais au minimum comme informateur “bénévole” (et légèrement contraint). 

Cela posé, entrons un peu dans le détail, en suivant vers à vers ce merveilleux texte, tombé de la plume de Pierre Delanoë (lequel n'avait rien à voir avec le Bertrand de sinistre mémoire). La ballade commence ainsi :

La Place rouge était vide
Devant moi marchait Nathalie
Il avait un joli nom mon guide
Nathalie

Déjà, premier étonnement : pourquoi le guide marche-t-il devant le brave petit Français à qui il est censé fournir des explications sur ce qu'il découvre ? La réponse va de soi : cette Nathalie-là cherche d'emblée, par le spectacle de ses jambes et les ondulations de sa croupe, à émoustiller sa proie et, ce faisant, à amoindrir ses défenses intellectuelles.

Remarque annexe : le troisième vers trahit son époque, avec ce genre masculin incongru : aujourd'hui, un parolier scrupuleusement paritaire écrirait sans coup férir quelque chose comme : Elle avait un joli nom ma guidesse ; ce qui empêcherait la Place rouge d'être vide, à cause de la rime. Mais poursuivons. Que fait Nathalie, par ce beau dimanche enneigé (c'est dit dans le deuxième couplet) ? Fait-elle à son aimable touriste un bref historique des monuments qu'il voit ? Non point :

Elle parlait en phrases sobres
De la révolution d'octobre

Nous y sommes : après avoir fait tomber les “défenses immunitaires” du pigeon qu'on lui a confié, en tortillant des hanches devant lui, elle commence sans tarder son bourrage de crâne idéologique. Cependant, comme ils ne se connaissent pas encore bien, elle y va piano, “en phrases sobres” : ce résidu de l'aliénation bourgeoise ne bande encore qu'à moitié, il pourrait regimber. Il va donc falloir passer à la vitesse supérieure, en sollicitant tous ses sens et en amoindrissant encore une lucidité déjà bien vacillante. C'est en effet ce à quoi s'emploie notre sémillante Kagébiste, après avoir sacrifié au rite innocent du chocolat de chez Pouchkine, dont on se demande ce qu'il vient ficher là, sinon rimer avec le tombeau de Lénine. (J'imagine qu'ils auraient pu tout aussi bien aller prendre le thé chez Lermontov, après avoir vu le tombeau d'Oulianov.) Donc, Nathalie enclenche le turbo :

Dans sa chambre à l´université
Une bande d´étudiants
L'attendait impatiemment
On a ri, on a beaucoup parlé
Ils voulaient tout savoir 

Des étudiants ? Des vrais ? Difficile à croire : sachant mieux que personne que leur “amie” Nathalie est en liaison avec le KGB de par son travail de guide-interprète, comment auraient-il la naïveté invraisemblable, pour ne pas dire l'inconscience, de rencontrer un Occidental en sa présence ? Le plus probable est donc que, eux aussi, sont en lien direct avec les Organes, c'est-à-dire le KGB ou l'une de ses annexes. C'est d'ailleurs ce que semble vouloir nous faire comprendre le dernier des vers que l'on vient de citer : Ils voulaient tout savoir. Ben voyons… Nous avons du reste une preuve supplémentaire, et encore plus probante, de l'appartenance de ces “étudiants” aux Organes, quelques vers plus loin :

Et puis ils ont débouché
En riant à l´avance
Du champagne de France 
Et l'on a dansé

QUI, dans un pays communiste digne de ce nom, a la possibilité de se procurer du “champagne de France” ? N'importe quel Russe ayant connu l'Union soviétique vous répondra. Si nous avions affaire à de simples étudiants, ils se torchonneraient à la vodka frelatée en avalant quelques rondelles de concombre, et s'écrouleraient demi-morts au bout d'une petite heure. Donc, là encore, nous sommes en présence d'indicateurs – volontaires ou contraints, peu importe – qui tentent de saouler leur gibier, afin de “tout savoir”. Mais comme leur pêche aux renseignements ne doit pas être entièrement satisfaisante, on décide soudain d'abattre l'atout maître :

Et quand la chambre fut vide
Tous les amis étaient partis
Je suis resté seul avec mon guide
Nathalie

Plus question de phrases sobres
Ni de révolution d´octobre
On n´en était plus là 

 En effet, il est temps d'en finir : Nathalie devient Mata-Hari et, comme on l'y a sans doute fortement encouragée dans les locaux de la Loubianka, elle paie de sa personne, malgré le peu de désir que lui inspire sans doute ce pauvre Français puant l'alcool et la vieille transpiration (il a bu et dansé, je vous le rappelle), espérant recueillir, après la turlute caucasienne et la brouette biélorusse, d'ultimes confidences sur l'oreiller. Quant à Gilbert (appelons-le ainsi : je trouve que Bécaud avait ce sourire à la fois niais et fat qui convient tout à fait à son personnage), quant à Gilbert, donc, sûr que son charme naturel a suffi à mettre sur le dos sa petite colombe des steppes, il n'en doute pas une seconde :

Que ma vie me semble vide
Mais je sais qu´un jour à Paris
C'est moi qui lui servirai de guide
Nathalie, Nathalie

Car, bien entendu, à l'ère khrouchtchevo-brejnevienne, toutes les étudiantes soviétiques obtenaient leur visa pour Paris sur un simple claquement de doigts. Il aura déjà bien de la chance, ce pauvre Gilbert, si ses ébats avec cette redoutable pouffiasse n'ont pas été filmés et s'il ne se retrouve pas, victime d'un impeccable chantage, obligé de trahir son pays, au risque d'aller ensuite croupir dans les geôles de la République gaulliforme.

Mais le disque s'est fort bien vendu : on était d'indécrottables romantiques, en 1964.

jeudi 6 décembre 2018

Gilles et John


Est-ce que je “soutiens” les gilets jaunes (les Gilles et John, comme dit l'autre…) ? Oui, indubitablement, et de plus en plus, à mesure que dure le mouvement. Éprouvé-je même un élan de sympathie envers eux ? Une certaine forme de solidarité (toute passive, malgré tout) ? Encore oui. Mais mon soutien est-il d'un excellent aloi ? D'un métal sans la moindre paille ? Pas sûr. Car, ces gens, tels qu'on peut les voir sur internet et, je suppose, à la télévision, il faudrait me payer cher pour me voir fraterniser vraiment avec eux, avec leurs personnes, et rien que l'idée que je pourrais avoir à les fréquenter suffit à provoquer chez moi une fugace sensation d'ennui, voire d'accablement. Il est vrai, pour tempérer le côté désagréable de ce que je viens de dire, il est vrai que, l'âge augmentant, je me sens de moins en moins en moins apte à toute fraternisation, quel que soit le frère putatif. Les gilets jaunes représentent certainement la “vraie France” (c'est-à-dire, soyons clair, celle qui agonise sous nos yeux), mais qu'on me permette, même si j'en suis indubitablement issu, de me tenir nonchalamment en lisière d'elle.

mardi 4 décembre 2018

Le poids de la sardine


Il est des interrogations fort anodines qui, pourtant, font entrevoir des abîmes dès lors qu'on se penche sur elles. Ainsi, sur le fond de certaine boîte de sardines dont il m'arrive de faire l'emplette, est portée la double inscription suivante :

– Poids net : 135 g.
– Poids de poisson : 102 g.

Déjà la faille se laisse pressentir, au moment où le consommateur se dit qu'il est impossible que les quatre ou cinq sardines alignées tête-bêche dans la boîte atteignent toujours le poids indiqué, vaguement inquiétant dans sa précision même. Dans les jours ou les semaines qui suivent cette première observation, l'acheteur se surprend à inspecter l'intérieur de chaque boîte d'un œil inquisiteur, tâchant de voir si, par hasard, quelque employé de la conserverie, payé uniquement dans ce but, peut-être émargeant à un budget secret, n'aurait pas, çà ou là, rogné une ou deux minuscules parcelles de poisson afin de parvenir à ces fatidiques 102 grammes ; parcelles qui, songe-t-il soudain, et son trouble s'en accroît, ainsi que sa suspicion, pourraient aussi bien avoir été ajoutées. Mais non, rien ; rien que d'honnêtes sardines, ne présentant aucune trace de mutilations pratiquées à des fins pondérales.

Voyant son inquiétude monter inexorablement, l'épouse de notre déboussolé piscivore propose une explication dictée par la charité : « Peut-être que 102 g représente le poids minimal de sardines que chaque boîte doit contenir ? » L'homme en ressent un soulagement très net, mais hélas fugitif. Car aussitôt surgit une seconde question : s'il s'agit bel et bien d'un poids “plancher”, pourquoi ne pas avoir arrondi à 100 grammes ? Pourquoi ces 102 grammes ?

C'est l'instant précis où l'abîme s'entrouvre.

samedi 1 décembre 2018

Le mois d'Alexandre S.


Ce fut en novembre, comme la révolution d'octobre.