jeudi 29 décembre 2022

Pensées du dernier jour (ou presque)

Les gens qui se font un blé noir ont les moyens de déjeuner tous les jours de pain blanc.   

 

– Une prostituée native de Sainte-Mère-l'Église, dont le nom de guerre serait Omaha Bitch.

 

–  L'homme descend du singe : le darwinisme. L'homme descend des singes : un safari. 

 

–  S'il se trouvait, par ici, un spécialiste des peuples guerriers de l'Antiquité, je lui serais reconnaissant de bien vouloir laisser, de son savoir, quelques Thraces sur ce Scythe.

 

Un chrétien qui séduit une jeune et belle juive est un véritable play-goy.  

 

Si tu voulais manger du homard, il aurait suffi que tu me l'écrivisses. 

 

Le monde à l'envers : mon chien est décédé et le voisin mord. 

 

Lire une grammaire comme un récit de voyages. 

 

L'Italien, un Monsieur qui s'ignore. 

 

Quand un Ibère et une Helvète engendrent une fille, c'est une Hispano-Suiza, en général superbement carrossée. 

 

En cas de régime strict, ne jamais déjeuner en compagnie d'un gros mangeur : il y a risque d'obésité passive. 

 

Un Croate peut-il se permettre d'être acerbe ? 

 

– Donner régulièrement du sucre à son cheval, afin de lui éviter l'hippoglycémie.

 

– Très mauvais pour le souffle, le riz indien peut même rendre basmatique.

 

– L'homme est une truie qui doute d'être habitée par un cochon qui sommeille. 

mardi 27 décembre 2022

Tomber dans le panneau… mais lequel ?

3 Billboards est un film émouvant, dur et drôle : bizarre cocktail mais parfaitement réussi par Martin McDonagh, déjà auteur d’un savoureux Bons Baisers de Bruges, avec notamment Colin Farrell et Brendan Gleeson, subtil acteur irlandais à trogne de buveur de stout. Ce film-ci est porté par un trio d’acteurs eux aussi parfaits : le toujours remarquable Woody Harrelson, le toujours jubilatoire Sam Rockwell… et Frances McDormand, colonne centrale du dit trio.

Il n’est nullement étonnant que l’actrice se retrouve là, elle qui illumina littéralement le Fargo des frères Coen, ses mari et beau-frère : 3 Billboards doit beaucoup aux deux frangins, plus précisément à leur art presque unique de dessiner des personnages englués dans une bêtise congénitale qui leur est à la fois un cocon et une prison, dans laquelle ils se lovent ou se débattent avec plus ou moins de conviction et d’atouts ; en tout cas, ils tentent de faire avec. Et l’émotion naît – une émotion non sollicitée, non frelatée, et donc singulièrement efficace – lorsque, soudain, parce qu’il s’est passé quelque chose, cette bêtise est déchirée par un brusque et inattendu éclair. Le personnage qui est ainsi brutalement “éclairé” peut alors (c’est souvent) dérailler complètement, mais il peut aussi (parfois) s’acheminer vers une sorte de rédemption, s’élever de quelques centimètres au-dessus de lui-même. C’est ce qui se produit pour le personnage joué par Sam Rockwell, peut-être le plus intéressant des trois que j’évoquais il y a un instant.

 Bref, voilà un film, et ils ne sont pas si nombreux finalement, qui doit fort bien supporter d’être revu trois, quatre, six fois, à intervalles plus ou moins longs, sans jamais en souffrir, et même en y gagnant un peu de patine à chaque fois. C’est d’ailleurs, aussi, le cas de Fargo.

samedi 17 décembre 2022

Goncourt de prison

Jurés Goncourt procédant au vote final.

 Découverte, à l'instant, d'une chose absolument merveilleuse, qui me fait osciller de l'incrédulité à l'hilarité – et retour. 

En plus de cette invention déjà ancienne – et néanmoins absurde – qui s'appelle le “Goncourt des lycéens”, voici qu'existe désormais un “Goncourt des détenus”. Tout premier du genre, celui de cette année, nous apprend l'Académie du même nom, a été attribué par cinq cents taulards votant dans 31 centres pénitentiaires.

C'est évidemment une excellente initiative, mais je la trouve tout de même un peu trop “attrape-tout”, un peu trop globale. Et je le verrais bien, ce Goncourt des détenus, se ramifier presque à l'infini : Goncourt des assassins par égorgement, Goncourt des violeurs, Goncourt des pilotes de camions fous, Goncourt des voleurs de sacs à l'arraché, Goncourt des flambeurs de voitures, etc. 

Si l'on diversifie suffisamment, on devrait vite arriver à ce que chaque roman publié en septembre obtienne son petit Goncourt en décembre. 

Ce qui serait, n'en doutons pas, un grand facteur d'apaisement au sein de la gent livresque.

lundi 12 décembre 2022

Durs à queer


 Deux titres d'Atlantico, le premier d'hier, le second de ce jour, qu'il serait sans doute particulièrement nauséabond de prétendre rapprocher l'un de l'autre. Je le fais pourtant, n'étant pas plus que cela dérangé par les relents méphitiques se dégageant de ma personne :

1) Selon une étude de Cambridge, moins de la moitié des étudiants se déclarent désormais hétérosexuels.

2) Le nombre des adolescents atteints de troubles mentaux ou qui se suicident explose.

Ce sera tout pour ce matin.

samedi 10 décembre 2022

Le mobil du crime


 Désireux de me reposer un peu des fracas de la guerre de 14, qui fait actuellement rage dans le Journal de Maurice Garçon, j'ai saisi à main gauche l'un des trois volumes de Donald Westlake qui m'attendaient sans impatience notable sur la desserte. Son titre français était : Comment voler une banque.

Le petit pion syntactique qui loge dans une partie de ma tête soulève aussitôt la paupière de celui de ses deux yeux qui ne dort jamais et fronce simultanément le sourcil lui correspondant : ce titre est incorrect ! On ne peut pas voler une banque : on peut juste la dévaliser ; ou à la rigueur, si l'on tient à l'encanaillement, la braquer – ce qui n'est déjà pas si mal.

Il ne m'a fallu qu'une vingtaine de pages pour comprendre que le pion avait tort et que, dans le roman-ci, Dortmunder et son guignol's band avaient effectivement en projet de voler une banque ; au sens propre.

L'affaire était rendue envisageable par le fait que, en attendant la démolition puis la reconstruction de cette agence de Long Island, les guichets et surtout le coffre-fort avaient été installés de l'autre côté de la rue, dans un imposant mobil home. Il ne va donc s'agir “que” de trouver une cabine de semi-remorque, de l'atteler à l'engin et d'emporter la banque ailleurs, loin, dans un coin discret, pour lui faire tranquillement sa fête.

Lorsque Stan Murch, le chauffeur attitré de la bande pénètre dans l'arrière-salle du O.J. Bar, il apporte aux autres deux nouvelles, une bonne et une mauvaise comme il est de règle. La bonne, c'est que le mobil home en question est bel et bien muni d'un crochet permettant de l'arrimer à un camion.

La mauvaise nouvelle, c'est qu'il est totalement dépourvu de roues.

À l'heure où je mets sous presse, nous en sommes là.

lundi 5 décembre 2022

En revenant de la Nouvelle-Orléans

 

Treme – à prononcer Trémé – est un quartier de la Nouvelle-Orléans ; c'est même l'un des plus anciens. Il est aussi le centre de la culture noire et créole de la ville. La série qui porte ce nom, Treme, a été imaginée, créée, et en grande partie écrite, par David Simon, auquel on devait déjà la meilleure série policière jamais proposée à la télévision : Sur Écoute, en anglais : The Wire.

Treme est une réussite au moins égale à Sur Écoute.

Ses quatre saisons, originellement diffusées de 2010 à 2013, se déroulent donc à la Nouvelle-Orléans, durant les trois années qui ont suivi le passage de l'ouragan Katrina, en 2005. S'agit-il d'une série politique ? Policière ? Musicale ? Sociale ? Intimiste ? C'est tout cela à la fois, et encore davantage, les différents plans s'entrelaçant et s'équilibrant d'une manière absolument parfaite, servis par un rythme jamais défaillant, totalement exempt de ces “trous d'air” qui plombent trop de séries télévisées.

Évidemment, la dimension musicale est prépondérante. Si le jazz se taille la part du lion, il est loin d'être le seul genre représenté, et représenté “en action”. Car de très nombreux musiciens, locaux ou internationaux, viennent faire preuve de leurs divers talents au fil des épisodes, mais jamais de façon gratuite, plaquée : toujours en étroite relation avec l'un ou l'autre des événements et des personnages. Ils sont présents dans les bars, les clubs, sur scène, au coin des rues ou lors de ces nombreuses fêtes et processions qui ponctuent la vie néo-orléanaise, le point culminant étant le Mardi-Gras et ses étonnants “Indiens” qui, de fait, sont tous des noirs plus ou moins métissés.

Les personnages, disais-je. Ils sont divers, subtils, changeants, jamais manichéens ni tout d'une pièce : ils vivent, là, sous nos yeux. Ils vivent si bien que, lorsqu'il parvient au dernier épisode de la quatrième saison, le spectateur se surprend à ressentir cette forme particulière de mélancolie nostalgique que l'on éprouve lorsque, déménageant d'une ville pour une autre, on sait bien que l'on ne retrouvera plus jamais les gens que l'on a fréquentés, parfois aimés, et qu'on laisse derrière soi. 

On laisse aussi derrière soi les questions en suspens et les problèmes non résolus. La plupart sont liés aux ravages exercés par l'ouragan, aggravés ou au moins prolongés par l'incurie des pouvoirs publics, la bêtise tatillonne des administrations, la mauvaise foi des compagnie d'assurance, la rapacité d'un certain nombre de “reconstructeurs” ; tout cela sur fond d'inefficacité d'une police trop souvent brutale et encline à cacher “la merde au chat” sous les tapis, ou plutôt, ici, dans les décombres des maisons dévastées. Pour tous ces aspects “sociaux”, on retrouve le très grand savoir-faire de David Simon, celui qui avait permis à Sur Écoute d'être la série qu'elle est. 

Mais quelles que soient la maîtrise et l'intelligence avec lesquelles sont traités ces “arrière-fonds”, c'est aux personnages qu'il faut revenir. Car tout commence par eux, tout vit et palpite à travers eux, servis qu'ils sont par des acteurs presque tous remarquables (certains d'entre eux arrivent directement de Sur Écoute, ils ont juste eu à changer de costume…). Parfois découragés mais jamais abattus, optimistes mais non béats, idéalistes sans être niais, ils sont les ornements les plus précieux de la série, les perles du collier dont la Nouvelle-Orléans est le fil.

Pour conclure, je signalerai à l'attention des messieurs de l'assistance – mais aussi à celle de nos sœurs de Lesbos – qu'on croise et recroise au fil des saisons trois ou quatre jeunes femmes non tout à fait désagréables à regarder.

C'est anecdotique mais ça ne gâte rien.

jeudi 1 décembre 2022

Winston aux manettes


Ce fut le cas durant une bonne partie de novembre.

lundi 28 novembre 2022

La franchise est la première qualité d'un défunt


 Joachim Maria Machado de Assis est un écrivain brésilien, ce qui est loin d'être le cas de tout le monde. Il est né à Rio en 1839, d'un père mulâtre descendant d'esclaves et d'une émigrée portugaise. Il quitte l'école à 12 ans pour se mettre à travailler. Autodidacte, il apprendra ensuite le français, l'anglais, l'allemand, le grec ancien ; et se forgera une culture comme on en souhaiterait à tout le monde (mais peut-être que, peuplé uniquement de gens cultivés, le monde se révélerait invivable : hypothèse à considérer sérieusement) et sera l'un des co-fondateurs de l'Académie brésilienne des lettres, dont il deviendra le premier président.

Je suis occupé à relire le premier volume de ce qu'on appelle sa “trilogie réaliste” – par opposition à ses premiers écrits, encore entachés de romantisme –, lequel s'intitule Mémoires posthumes de Bràs Cubas. Le titre n'est nullement mensonger puisque, dans le premier des 160 courts chapitres du livre, le narrateur nous expose en effet les circonstances de sa mort toute récente. Et nul ne songerait à mettre ses paroles en doute puisque “la franchise est la première qualité d'un défunt”.

Ensuite, le senhor Cubas va nous raconter sa vie, la présentant comme une mosaïque plutôt que comme une fresque, tantôt ironique, tantôt macabre, parfois d'un pessimisme noir, lequel est tempéré par un humour vif, lui-même adouci par le voile de la mélancolie, “cette fleur jaune, solitaire et morbide, au parfum enivrant et subtil”.

Machado de Assis est mort en 1908, dans la ville qui l'avait vu naître. Ce qui est d'une cohérence louable.

vendredi 25 novembre 2022

Mari et les sept nains

 

Tiago est un nain andalou. Il vit à Ubeda, où il est tour à tour, chaque jour, cireur de souliers, aide-coiffeur, garçon de ménage au couvent des Carmélites, pourvoyeur de menus services en tous genres pour Mme Polentinos, la tenancière de l'hôtel de passe où il loge. En outre, il se rend tous les après-midis chez don Luis Fernandez de Los Cobos, vieil aristocrate aveugle à qui il lit le journal, et en particulier les comptes rendus tauromachiques ; pour complaire au vieillard, il lui invente des corridas imaginaires lorsque celles du journal ne sont pas propres à satisfaire ses marottes d'aficionado. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de quitter l'Espagne pour rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela prend quelques semaines.


Art est un nain nord-américain, il vit à Chicago. Métis d'un noir et d'une Mexicaine, il est pianiste, comme Art Tatum qu'il révère et dont il porte le prénom. Il n'écoute jamais Lester Young ni Thelonious Monk, parce qu'ils lui font peur. Il déteste les chiens, mais aime beaucoup Wren, la jeune Chinoise fumeuse de joints qui travaille à l'Étoile de Siam, la gargote asiatique occupant le bas de son immeuble de brique, planté au milieu d'un terrain vague. Art est sur le point de sortir son premier disque, mais se fâche avec son producteur, avant de se rendre au Park Wyatt, où il doit accompagner une fille de famille qui enterre sa vie de chanteuse médiocre. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de traverser l'Atlantique pour rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela dure une journée.

Jacques est un nain de Gascogne. Contrefait, bossu, boiteux, sa description fait penser à Michel Petrucciani, sauf qu'il ne joue pas de piano contrairement à Art. Entre son père et sa mère, il porte tous le poids moral de sa propre disgrâce et se laisse traîner de lieux de pèlerinage consacrés en fontaines miraculeuses sans jamais protester. Après la mort de son père devenu alcoolique, il se fait lui-même alcoolique, au sein de la même bande de Gascons dont il devient une sorte de mascotte. Puis, renonçant à l'alcool, il prend le chemin de Compostelle : c'est Jacques le Minus – son surnom à l'école – claudiquant à la rencontre de Jacques le Majeur. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela s'étale sur de nombreuses années.

En dehors de leur correspondante lisboète, ces trois nains n'ont aucun point de contact entre eux (même si, un jour, sur une plage des environs d'Arcachon, Jacques lit un roman de la Série noire se déroulant à Chicago). Quant à la correspondante, elle apparaît une fois dans chacun de ces trois chapitres, en une très courte annotation rédigée à la première personne, imprimée en italique – et c'est pour nous avertir que le temps n'est pas encore venu pour elle d'intervenir dans l'histoire.

Elle ne ne prend vraiment la parole que dans les toutes dernières pages de cette première partie, intitulée assez mystérieusement (mais en fait pas tant que ça) : Les Invités sont des fuyards. C'est pour nous présenter, brièvement, les quatre autres nains qui, d'un peu partout, s'apprêtent eux aussi à converger vers Lisbonne…
 
 
Dans la seconde partie du roman de Pierre Veilletet dont je parle ici, apparaît donc la mystérieuse correspondante de Lisbonne, narratrice éponyme répondant au nom de Mari-Barbola. Il s'agit de la naine que l'on voit au célèbre tableau de Velazquez, Les Ménines – titre que Mari-Barbola dit ne pas aimer : elle préfère l'appeler La Familia –, sur la droite de la toile, avec le chien couché à ses pieds.

Car tel est le scoop que nous assène le romancier bordelais : en cette fin de vingtième siècle – le livre est paru en 1988 –, Mari-Barbola, arrivée d'Autriche en 1649, avec sa maîtresse Marie-Anne, bientôt Mariana, qui s'apprête, à 14 ans, à devenir reine d'Espagne en épousant son oncle, Philippe IV, Mari-Barbola la naine est toujours vivante ! Il n'y a d'ailleurs aucune raison d'en douter puisqu'elle est là, devant nous, à nous raconter certains épisodes de sa très longue vie, dont elle-même ne s'explique pas très bien la pérennité.

Mais pourquoi cette correspondance assidue avec les sept nains que j'évoquais en commençant ? Quelle raison de les réunir à Lisbonne, où elle vit depuis de nombreuses décennies dans un isolement presque complet ? Qu'attend-elle d'eux et de leur réunion autour d'elle ? Que veut-elle leur donner ou leur prendre ? Quel secret leur confier ou leur arracher ?

Je ne vous en révélerai rien. Comme le dit un jour, à la Casa del Tesoro, Velazquez à Mari-Barbola : « Tout est caché. » 

À moins d'ouvrir et de lire le roman de Pierre Veilletet.

samedi 19 novembre 2022

Paree sera toujours Paree !


 Le 23 avril 1945, Churchill, Premier ministre pour encore un petit trimestre, adresse au Foreign Office la note suivante :

« Je ne considère pas qu'il faille modifier les noms qui sont familiers depuis des générations en Angleterre pour suivre les caprices des étrangers qui habitent dans ces contrées. Il ne faut surtout pas abandonner Constantinople, même si l'on peut préciser ensuite Istamboul entre parenthèses à l'intention des ignares. La malchance poursuit toujours les gens qui changent le nom de leur ville. Si nous n'y mettons pas le holà, la BBC se mettra à prononcer Paris “Paree”. Les noms étrangers ont été faits pour les Anglais, et non les Anglais pour les noms étrangers. Je date cette note de la Saint-Georges. »

Et moi, cette note, pour peu que l'on remplace “Anglais” par “Français” dans l'avant-dernière phrase, je la contresigne avec vigueur le jour de la Sainte-Élisabeth de Hongrie ! Mais force est de constater que, sur ce front comme sur tant d'autres, nos positions ont considérablement reculé : nous n'en sommes plus à défendre Constantinople, hélas, mais à tenter de préserver Stamboule des attaques de l'Istanbul des anglophones ; encore ce combat-là est-il déjà largement perdu. 
 
Peut-être est-il encore temps de préserver Pékin de la malfaisance de mes ex-confrères, qui croient passer pour bien informés et plus intelligents chaque fois qu'ils écrivent le ridicule Beijing. En revanche, je crains fort qu'il ne faille passer Ceylan et Formose par profits et pertes, pour faire semblant de nous accommoder des pénibles Sri-Lanka et Taïwan
 
 Et je ne serais qu'à demi surpris – quand même je le serais douloureusement – si, demain, dans telle ou telle feuille de chou prétendument française, je voyais apparaître un incongru London en remplacement du vieux Londres.

Ville qui, l'air de rien, nous ramène à sir Winston et à sa note.

vendredi 11 novembre 2022

L'effet Westlake

 

À Jacques Étienne, qui comprendra.

 

Quelqu'un qui pénétrerait sans prévenir dans notre salon, vers le milieu de l'après-midi, pourrait penser qu'il vient d'entrer par mégarde dans la salle de repos d'un asile d'aliénés, voyant ces deux presque vieillards, chacun dans son fauteuil, les yeux baissés vers les genoux et ponctuellement secoués, chacun à son tour et à intervalles presque réguliers, par un petit rire aussi soudain que vite étouffé. 

C'est que Catherine et moi sommes, depuis quelque temps, plongés dans les romans de Donald Westlake, lesquels ont sur nous deux cet effet hilarant et spasmodique. En plus, comme nous lisons les mêmes, mais ni en même temps ni obligatoirement dans le même ordre, chacun commente ensuite pour l'autre le passage qui l'a fait pouffer – tout en sachant qu'il est mauvais pour qui surveille son poids de pouffer entre les repas.

Une turne de dingues, je vous dis.

jeudi 10 novembre 2022

Charlux fiat

Quatre heures et demie, 

profiter des derniers éclats du soleil d'automne 

avant qu'il ne disparaisse derrière le toit des voisins :

la preuve par le chien.

 


 

jeudi 3 novembre 2022

Léger retard à l'allumage…


 

… retard dont l'explication est donnée fin octobre.

samedi 29 octobre 2022

Des gars, des eaux

Donald Westlake, 1933 – 2008.

 Imaginez cela : juste avant de vous faire serrer par la police fédérale, vous avez eu le temps de planquer votre magot – sept cent mille dollars – dans un cercueil plombé et d'enterrer icelui  à l'abri des regards, juste derrière la bibliothèque de Putkin's Corners, une petite ville de l'État de New York. Quand vous ressortez du pénitencier, 26 ans plus tard (pour cause de surpopulation carcérale et quand bien même vous aviez pris sept fois perpète), personne n'a mis la main dessus, là n'est pas le problème.

Votre problème, c'est que, profitant que vous aviez le dos tourné, l'État a édifié un gigantesque barrage et noyé toute la vallée de Putkin's Corners : vos sept cent mille dollars gisent désormais par vingt mètres de fond. Or, à 70 ans, vous comptez très fermement sur eux pour vous permettre de prendre votre retraite de malfrat ascendant psychopathe léger sur une plage mexicaine. Comment faire ? Votre première idée est d'aller demander de l'aide à votre ancien compagnon de cellule, John Dortmunder. Lequel, pour vous dissuader de faire sauter le barrage à la dynamite en noyant au passage les quelques centaines d'habitants de la vallée en aval, va s'efforcer de trouver une solution plus économe en vies humaines.

En vies humaines mais pas en péripéties, déconvenues et embardées de tous genres ; d'autant que Dortmunder a fait appel aux services d'une bande de guignols génétiquement approximatifs, qui semblent souvent être le résultat d'un accouplement entre les Tontons flingueurs et les frapadingues de Fantasia chez les ploucs.

Au fil des six cents pages de ce Dégâts des eaux (éditions Rivages/noir), Donald Westlake va faire découvrir beaucoup de choses qu'ils ignoraient à ses lecteurs, depuis la plongée en eaux troubles jusqu'à la découverte d'une ville fantôme de l'Oklahoma, déserte à l'exception d'un tireur embusqué qui, depuis 26 ans, guette sa proie humaine dans la lunette de son fusil. Et si les pignoufesques héros de cette épopée devront bel et bien s'immerger dans le lac de barrage, c'est davantage dans l'hilarité que les lecteurs de Weslake seront plongés.

Avec, en prime, la fort agréable certitude, une fois l'aventure achevée, de pouvoir retrouver John Dortmunder quand ils le voudront, puisque Donald Westlake a fait de lui le personnage central d'une bonne dizaine de ses romans, écrits dans la même tonalité de fun majeur.


jeudi 13 octobre 2022

J'ai les mémoires qui flanchent…

 Une même question me revient chaque fois que je lis un livre du genre “mémoires” – en ce moment, par exemple, les Confessions de Rousseau : comment font-ils ? Comment font ces gens pour avoir gardé présents et ordonnés dans l'esprit autant de souvenirs, d'anecdotes, de pensées qu'ils ont eu trente ou quarante ans plus tôt, avec leur chronologie, leurs enchaînements, etc. Il me semble que si on me mettait devant une page blanche (qui d'ailleurs serait plutôt un clavier…) avec pour mission de rédiger les miens, de mémoires, on ne tirerait pas dix pages de moi. Et il ne faudrait pas s'attendre à découvrir une sorte de fleuve dans sa continuité et la logique de son cours : ce serait plutôt quelques ilots secs et lointainement parsemés sur une mer immense dans laquelle l'essentiel de mes jours resterait englouti.

Bien sûr, on peut supposer que, parmi ces mémorialistes, certains ont pu s'appuyer, le moment venu, sur la masse de documents qu'ils avaient pris soin de collecter et conserver durant leur vie, du journal qu'ils tenaient depuis leur plus jeune âge, etc. Mais ce n'est pas le cas de tous. 

Rousseau par exemple, au moins dans sa jeunesse, que je parcours à sa suite actuellement, a mené une vie assez itinérante, voyageant de Turin à Annecy, d'Annecy à Paris, puis à Lyon en passant par Genève ou Vevey, et ainsi de suite, se déplaçant presque toujours à pied et, donc, avec un très mince bagage : on ne le voit pas s'encombrer d'une masse de documents le concernant, année après année. Du reste, s'il avait eu cette habitude, ou s'il avait tenu un journal, il n'aurait sans doute pas manqué de nous le dire, précisément dans ces Confessions qu'il a écrites en son vieil âge. 

Enfin, bon : le mystère demeure entier pour moi, fait d'incompréhension mêlée d'une assez forte  et respectueuse admiration devant des cervelles si bien ordonnées.

samedi 8 octobre 2022

Courte fable onomastique


De Basses qu'elles étaient, les Pyrénées et les Alpes éprouvèrent un jour le besoin de se faire Atlantiques et de Haute-Provence ; 

froissées de se voir Inférieure, la Loire et la Seine exigèrent d'être désormais Atlantique et Maritime ; 

pour finir, les Côtes du Nord renièrent le Septentrion pour devenir d'Armor.

Mais, durant ce temps, le Bas-Rhin demeura ce qu'il était. 

Ce qui tendrait à prouver que les Alsaciens sont sensiblement plus intelligents que le reste des Français ; 

ou, en tout cas, moins sensibles aux séductions vulgaires du tourisme.

vendredi 7 octobre 2022

La phobie des grosseurs


 Mince alors : j'ai encore raté le coche de la modernité ! J'ai passé environ quarante ans de ma vie en avoisinant les 110 kg. Et c'est quand je me décide enfin à redescendre sous la barre des 90 (pas de beaucoup, pas de beaucoup…) que se mettent à éclore comme champignons après l'ondée divers mouvements de gras.ses-du-bide fier.e.s de l'être et flétrissant la grossophobie (systémique, forcément systémique) des gens à peu près supportables esthétiquement. Trop injuste !

Si j'étais resté sagement obèse, à l'heure qu'il est je serais moi aussi une minorité stigmatisée ; ma cellulite deviendrait une construction sociale, et je pourrais bomber la graisse qui m'a longtemps tenu lieu de torse. Les nègres, les gouines, les travelos, les nains, les moutons à cinq pattes et les aigles à deux têtes : tous seraient aujourd'hui mes frères et mes sœurs en oppression, et c'est avec des larmes de gratitude qu'ils viendraient se réchauffer entre mes moelleux bourrelets. Tous ensemble, les chairs tremblotantes, relevant fièrement nos multiples mentons, nous marcherions d'un même pas dindonnesque vers un avenir où adipeux ne rimerait plus qu'avec radieux.

Au lieu de ça – maudite balance ! – je suis condamné à rester un mâle blanc de plus de cinquante ans, périmé, nauséabond, patriarcal, et j'en oublie certainement. Me voilà même privé du malicieux plaisir d'imaginer le méchant tour de reins infligé à mes porteurs de cercueil.

Et si je me remettais au sucre et au gras ?

dimanche 2 octobre 2022

Cachez ce nègre que je ne saurais voir

 

Dans la dernière “entrée” de mon journal de septembre, mis en ligne hier, je promettais un billet ici à propos d'une chose qui tout à la fois m'amusait et m'agaçait dans la très-remarquable série Sur écoute. Donc, comme promis, voici :

 

Précisons d'emblée que mon sujet d'agacement amusé – ou d'amusement agacé – ne concerne nullement les gens qui ont créé, produit, réalisé la série : il ne regarde que les petits Français qui ont présidé à l'établissement des sous-titres en leur langue.

La première saison de Sur écoute a pour thème central le trafic de drogue dans une cité pauvre de Baltimore, ce qui implique que la quasi-totalité des acteurs jouant les “méchants” soient des noirs (je sais, c'est très mal, mais je n'y puis rien) ; des noirs qui, entre eux, ne cessent de se traiter de nigger. Ils le font sans paraître y songer plus que cela, un peu comme, au zinc d'un bistrot de quartier de chez nous, deux amis peuvent s'appeler “ducon” ou se traiter d'andouille : fraternellement, pour ainsi dire.

Seulement, il y a des gens chez qui cette innocente manie a entraîné, on le devine facilement, de très violentes poussées de fièvre, ce sont donc nos concocteurs de sous-titres français. Ah ! ce mot de nigger sur lequel ils revenaient sans cesse buter : on sent qu'ils auraient donné allègrement dix ans de leur vie pour la voir s'évanouir, cette grenade dégoupillée ! Et le pire, ce qui comblait leurs nuits de cauchemars terrifiants, au cours desquels ils se voyaient muter en d'ignobles racistes systémiques faisant le jeu de l'extrême droite, le lit du Front national, l'avenir radieux du fascisme renaissant, le pire était que, pas à tortiller, il leur allait bien falloir le traduire, ce fucking mot digne des heures les plus sombres de notre histoire ! 

On imagine très bien nos trois ou quatre galériens du verbe, réunis autour d'une table, par un petit matin aussi blême que leurs visages secoués de tics et venteux comme une série B d'épouvante. Sur la table, des gobelets en carton contenant un café pâlot et refroidi, ainsi que quelques débris de donuts, lesquels ont été préféré aux croissants afin de s'imprégner d'une ambiance typiquement américaine, propice à leurs travaux d'alchimistes linguistiques. Après un long silence, épais comme une conscience de lyncheur du Sud profond, le chef du “pool traduc” prend la parole. Dans sa voix, il y a tout l'enthousiasme d'un condamné à l'ordalie au moment où il va poser son pied nu sur le lit de charbons ardents :

– Bon, c'est pas le tout, il faut quand même qu'on règle cette histoire… Donc, je vous repose la question : comment est-ce qu'on traduit ce nigger sur lequel on bute depuis trois jours ?

– Perso, je comprends même pas comment ils ont pu se servir d'un mot aussi dégueulasse, intervient Maëlle, la petite blonde acnéique qui est la recrue la plus récente du pool. Quand j'y pense, ça me révolte, moi ! Alors que…

– On n'en est plus là ! coupe sèchement le grand chef. Le mot, il y est, tout le monde pourra l'entendre. Il s'agit maintenant de le traduire ! Vous pigez le truc ? Le traduire en essayant de ne pas heurter les sensibilités diverses…

– Je suppose dit alors Bertrand, un grand brun que les autres soupçonnent de voter “plutôt à droite”, que tu n'envisages pas de traduire au plus près et d'utiliser le mot

– C'est bon ! l'interrompt violemment le grand chef, tandis que Maëlle roule des yeux effrayés dans tous les coins de la pièce, comme s'ils cherchaient à débusquer d'éventuels micros. Pas la peine d'appuyer lourdement ! Mais, pour te répondre une bonne fois : non, en effet, on n'utilisera pas le mot que tu allais prononcer. En aucun cas ! Donc, retour à la case départ : il faut en trouver un autre…

– Pourquoi pas “black” ? suggère alors le petit Pascal, la bouche pleine de donut. En général, ça passe tout seul, black…

Le grand Bertrand a un petit sourire narquois (que Maëlle, sans rien dire, juge déplaisant) :

– Sauf qu'on est quand même payé pour traduire des dialogues de l'anglais vers le français, je vous rappelle ! Si on se met à remplacer des mots d'anglais par d'autres mots d'anglais, on risque de nous dire, en haut lieu, qu'on se fout du monde et qu'on vole la thune !

– Ben alors, pourquoi pas “noir” tout simplement ? dit Maëlle. Même si désigner les gens par leur couleur c'est un peu la porte ouverte aux dérives les plus dangereuses, c'est encore ce qu'il y a de plus neutre, noir, non ?

– En plus, noir, c'est même pas une couleur : juste une absence… ajoute Bertrand, en laissant tomber son gobelet vide dans la corbeille à papiers.

– C'est quand même un peu plat, soupire le scrupuleux Pascal, qui se flatte souvent, lors de leurs séances de travail, d'être “un amoureux du juste mot”. Ça ne rend pas le côté un peu brut, assez violent même, du nigger originel… Les téléspectateurs des quartiers populaires risquent de ne pas s'y reconnaître…

Quelques secondes de silence. Maëlle résiste à l'envie de dire qu'un ange passe. Le grand chef tape du plat de la main sur la table et se renverse sur le dossier de son siège inclinable :

– Je sais ! Je crois que j'ai trouvé : on n'a qu'à dire renoi !

– Renoi ? risque Pascal, comme s'il s'avançait pieds nus sur des éclats de verre.

– Noir en verlan, explique le grand chef avec un peu de condescendance. Plus j'y pense, plus je trouve ça parfait, renoi ! Le verlan, c'est bien perçu par tout le monde, c'est gentil, ça fait un peu chanson de Renaud. Pas le moindre soupçon de racisme dans renoi !

– D'accord, mais si on veut être vraiment égalitaire, il faudrait appeler les blancs des queblan… risque Maëlle, mais personne ne l'écoute. 

L'atmosphère se détend brusquement, l'humeur est à sabler le champagne, mais la machine du couloir ne propose que du café, du thé et un chocolat imbuvable. En tout cas, on revient de loin. On peut se remettre au boulot l'esprit serein : le maudit nigger s'éloigne en grinçant des dents, furieux de cette exemplaire résistance des petits Français à ses tentations ignobles…


Et voilà comment, dix fois par épisode, avec dix épisodes dans la saison, j'ai dû endurer ce stupide “renoi” – d'autant plus incongru qu'aucun autre mot en verlan n'apparaît jamais dans aucun dialogue –, uniquement parce qu'une bande de traducteurs dégonadisés a reflué en tremblotant devant la face grimaçante et odieuse du mot “nègre”.

samedi 1 octobre 2022

Merci Bernard

Bernard Frank, 1929 – 2006

 Nous nous sommes beaucoup fréquentés, en septembre.

Avec un vif, et j'espère réciproque, plaisir.

mercredi 28 septembre 2022

Le Plaisir et la Honte : Figaro ci, Figaro là

 

J'ai passé sept mois de ma vie dans cette prestigieuse publication, de juin à décembre 1979, tout frais décentré du CFJ, maison à peine moins prestigieuse quoique nettement plus jouvencelle. 

J'y avais été embauché par Maurice Baudoin, qui avait alors la haute main sur la fabrication du magazine, et qui, en outre, parce que les deux maisons étaient voisines, donnait une fois par semaine un cours de mise en page aux étudiants du CFJ qui avaient choisi cette option peu glorieuse, et dont j'étais pour des raisons qu'il serait trop long d'exposer ici. Il m'avait proposé un contrat, non en raison de mes talents artistiques, à peu près inexistants, mais parce que je savais le faire rire et que, quand il invitait notre petit groupe à dîner, à l'issue de son cours tardif, j'étais un de ceux qui tenaient le mieux la table ; ce qui, aux yeux du critique gastronomique qu'il était aussi, n'était pas un mince mérite. 

J'apprends à l'instant par Dame Ternette que Maurice Baudoin est toujours de ce monde, ce dont je le et me félicite chaudement.

Je n'étais à l'évidence pas fait pour ce travail de secrétaire de rédaction/maquettiste, ce qui explique mon passage éclair. Pourtant, je ne me souviens pas de m'y être ennuyé, même si j'ai dû y faire des choses ennuyeuses ; comme, par exemple, relire soigneusement la prose grisâtre, hebdomadaire et morne de Jean d'Ormesson. Sa double page s'appelait Chronique du temps qui passe : elle avait le pouvoir, pour son relecteur, de le faire passer très lentement.

Les rodomontades de Louis Pauwels étaient à la fois plus brèves (une seule page) et plus divertissantes par le côté matamoresque de leur auteur, mais enfin il lui tenait un peu trop souvent à cœur de prouver qu'un écrivain de sa stature n'avait rien à craindre du ridicule, à partir du moment où l'avenir de la France dépendait de son souffle et de sa carrure.

Une fois la semaine, ce grand dadais noiraud et servile de Michel Droit apportait les textes qu'il avait sélectionnés pour emplir la page “histoire”, c'est-à-dire un digest de ce qu'on avait pu lire dans le Figaro 40 ans auparavant, semaine pour semaine. J'étais plus spécialement chargé de cette page-là, qui était amusante à composer, car il fallait lui donner autant que faire se pouvait l'aspect qu'avaient les journaux des années d'avant-guerre, avec leur débauche de caractères différents, dans les titres notamment. Amusante mais assez vite répétitive…

Non, le seul authentique plaisir de la semaine, c'était celui de devoir relire et “habiller” les Propos de table de l'irrésistible James de Coquet. Jamais on ne vit octogénaire à la plume plus sautillante, primesautière, malicieuse, et parfois même profonde sans avoir l'air d'y toucher, sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Ce bonheur-là, pouvoir lire le nouveau Propos avant le commun des acheteurs, et faire en sorte qu'il se présente dans le monde sous son meilleur jour, ce bonheur suffirait à ne pas me faire regretter mes sept mois de maquette.

Un dernier mot, qui n'est pas à ma gloire. Dans mon troisième quatrième paragraphe, évoquant d'Ormesson, j'ai souligné l'adverbe “soigneusement”. Voici pourquoi.

Un soir assez tard, au “marbre” de l'immeuble voisin, j'étais occupé à une ultime relecture de la Chronique du temps qui passe. C'est au moment où mes yeux se posaient sur le tronçon de phrase suivant : « … ces guerres se sont succédé », qu'un démon a littéralement pris possession de mon cerveau, annihilant toutes mes facultés de jugement, et m'a fait ajouter un horrible “es” au bout de “succédé” ; et c'est avec cette consternante bévue que le magazine a paru.

La semaine suivante, j'ai eu “l'honneur” de voir M. d'Ormesson-de-l'Académie-française me consacrer un court paragraphe de sa chronique, bien sûr pour fustiger le zèle intempestif d'un correcteur, ignorant une règle d'accord que tout enfant de dix ans devrait connaître.

43 ans plus tard, je n'y repense jamais sans un discret sentiment de honte ; ce billet en atteste.

vendredi 23 septembre 2022

Pas de rebords à mes épaulettes



 Catherine m'annonçant tout à trac que nous allions, ce soir, dîner d'une tourte, j'ai aussitôt et automatiquement – vous auriez fait pareil – repensé à la célèbre “tourte aux cailles”, ce délice plus linguistique que gastronomique. 

C'est alors qu'a surgi dans mon esprit cette question inédite et saugrenue : la science du contrepet existe-t-elle dans d'autres langues que le français ? Y a-t-il moyen de se régaler entre amis d'une bonne tourte aux cailles en anglais ? En chinois ? En serbo-croate ? En wolof ? En patois du Limousin ?

Le bon sens, la logique voudraient que l'on répondît par l'affirmative, pour la bonne raison que… yapadréson, justement. Pas de raison qu'une seule et unique langue permît ces facéties syllabiques et que les autres en fussent insupportablement frustrées. Il n'empêche : je ne parviens pas à me représenter ce que pourrait être une contrepèterie allemande, espagnole, arménienne ou tamoule. 

D'un autre côté, le fait d'être demeuré, ma vie durant, strictement monoglotte ne doit évidemment pas être étranger à cette non-représentation…

mardi 20 septembre 2022

Rewriter au carré

 Je ne sais comment ce souvenir m'est revenu, rien ne l'annonçait. Il doit y avoir une dizaine d'années de cela. À France-Dimanche, nous sommes au moment de ce qu'on appelle un peu pompeusement la “seconde conférence de rédaction”.  C'est-à-dire que les sous-fifres, en rond autour de la grande table, résignés comme des chevaux de labour exténués aux antichambres de l'abattoir, vont prendre connaissance de leur pensum de la journée.

Le mien est un fait-divers, travail que je déteste et que l'on sait en haut lieu que je déteste. « Pas pu faire autrement, il n'y avait plus que toi, dit Philippe B., ci-devant directeur de la rédaction, en me faisant passer une double page d'un journal que je n'identifie pas tout de suite. Mais je suis sûr que que tu vas t'en tirer avec le brio qu'on te connaît ! »

Habituelle vaseline… J'ai déjà compris que, ne disposant que de cet unique article de presse pour seule documentation, il allait me falloir en pomper toute la moelle sans que cela se voit trop. Bref : plagier aussi insidieusement que possible. Manœuvre peu honnête mais délicate, dont nous sommes assez peu, ici, à être capables. D'où la vaseline évoquée plus haut.

La double page vient de Détective. Je m'en amuse dans mon coin car, à cette époque, je fais en toute discrétion – les patrons n'aimant pas que leurs animaux de trait bouffent à d'autres râteliers que le leur – des piges de rewriting dans cet hebdomadaire qu'on ne présente plus, et où Philippe Muray eut son coin d'étable bien avant moi.

Évidemment, les moins endormis de mes douze lecteurs ont déjà pressenti la suite : l'article que Philippe B. vient de me confier, c'est moi qui l'ai pondu – je veux dire : réécrit – une semaine plus tôt pour le compte de Gabriel de M., ci-devant rédacteur en chef de Détective. Je vais donc devenir, c'est une première, rewriter au carré.

Du coup, l'affaire devient plus intéressante et un peu étrange : une sorte d'auto-émulation vient d'entrer en jeu. Le défi que je me lance – et relève aussitôt de l'autre main – va être de faire mieux que moi-même. De passer la mesure dont je suis l'étalon. De me relire sans complaisance pour mieux me dépasser. Et, bien entendu, de livrer un produit différent bien que racontant exactement les mêmes choses. Ça valait la peine, pour une fois, de mettre l'ordinateur sous tension…

Je me souviens d'avoir croisé Philippe B. deux ou trois heures plus tard dans le couloir. Ou bien était-ce aux lavabos, who cares ? Lui d'ordinaire chiche de commentaires complimenteux me dit que je m'en étais bien sorti, et que mes cinq feuillets étaient nettement plus agréables à lire que les sept ou huit de l'article original (un peu paresseux à son avis) ; sans que, pour autant, il y manquât la moindre information.

Il me semble ressentir encore ma réaction d'alors : le Didier Goux de France Dimanche ne conçut aucun plaisir particulier des lauriers directoriaux ; en revanche, celui de Détective se sentit vaguement humilié de son abaissement.  

La schizo n'était plus très loin.

mercredi 14 septembre 2022

Ah, comme la guerre est parfois reposante !


 Très déçus par notre re-vision de Breaking Bad ces jours derniers (finalement abandonné au début de la quatrième saison), nous avons hier repris Band of Brothers, la série conçue et produite par Spielberg et Tom Hanks, centrée sur ce qu'il advint des troupes aéroportées américaines aux alentours du 6 juin 1944, en notre belle Normandie. C'est excellent et reposant.

Excellent parce que… eh bien, parce que, voilà tout : l'excellence n'a nullement besoin d'être justifiée, étayée, argumentée.

Mais “reposant”, vraiment ? Oui ! Oui, il est très reposant de regarder une série presque entièrement peuplée d'hommes, c'est-à-dire non encombrée par ces épouses mi-pleurnicheuses, mi-acariâtres dont les Américains semblent systématiquement affligés – sans même parler des odieux têtards qu'elles s'empressent généralement de leur pondre. 

Reposant de les voir, ces hommes, ne pas se mettre à trembler et à postillonner de terreur dès que la température dépasse de deux ou trois degrés les “normales saisonnières” – lesquelles, de toute façon, n'existaient pas en 1944.

Reposant de constater que leur xénophobie s'exprime de manière franche et virile, à coups de grenades défensives, de pains de TNT et de rafales balayantes de mitraillette.

Reposant de voir que, s'ils respectent scrupuleusement les gestes barrières vis-à-vis de leurs camarades allemands, c'est uniquement parce que ceux-ci sont planqués dans des nids de mitrailleuses lourdes ; et quand ils leur donnent assaut, c'est casqués, mais sans masque.

Reposant enfin de s'apercevoir que, pour ce qui est de leur “identité de genre”, tous ces garçons semblent être résolument binaires ; et que s'ils sont en proie à un insidieux racisme systémique, celui-ci ne les empêche ni de dormir – quand l'occasion s'en présente –, ni de tortorer leur boîte de singe sans s'inquiéter le moins du monde de savoir si bouffer du corned beef ne serait pas dangereux pour la planète.

Et en plus tout ce petit monde fume.

Reposant, je vous dis.

vendredi 9 septembre 2022

Une histoire de bites


 C'est une courte blague, prise au vol entre les pages de Time to turn, le dernier volet de la pentalogie que l'on doit à François Taillandier et qui s'intitule La Grande Intrigue. Elle est racontée par l'un des personnages, juste après la dispersion des cendres sur le trottoir de la rue de Belleville d'un autre personnage. L'affaire peut paraître bizarre, comme ça ; mais “dans le contexte”, elle s'explique fort bien. Quoi qu'il en soit, voici la chose :

Ce sont deux bites qui se croisent dans un couloir de la fac. « Dis donc, s'exclame l'une, tu as l'air drôlement tendue ! – Il y a de quoi, répond l'autre : dans deux minutes je passe à l'oral ! »

Je ne la connaissais pas, j'ai souri.

Il est à craindre qu'elle n'amuse pas grand-monde, parmi les quelques âmes en déshérence qui hantent encore mes propres couloirs. Mais enfin, comme billet du jour, c'était ça ou feue la reine d'Angleterre, alors…

dimanche 4 septembre 2022

Épépé ou l'enfer sous la langue

Ferenc Karinthy, 1921 – 1992

 Le thème d'Épépé est curieux en soi : un spécialiste des langues – il en connaît plus ou moins deux douzaines – s'envole pour Helsinki où il doit participer à un congrès international de linguistes, ce qu'il est lui-même et non des moindres. 

Au lieu de cela, suite à une erreur qu'il ne s'explique pas, il atterrit dans une ville immense et inconnue, dont les habitants, atrocement nombreux absolument partout, parlent une langue qui lui est radicalement étrangère et qui va lui demeurer résolument impénétrable. 

De leur côté, les dits habitants – qui semblent former un pot-pourri de toutes les races et ethnies possibles – sont incapables de saisir le moindre mot dans aucun des idiomes que lui-même maîtrise. Pour corser l'affaire, la langue locale s'écrit dans un alphabet radicalement différent de tous les systèmes de notation que notre malheureux héros est capable d'identifier.  

Que va-t-il lui arriver ? C'est tout l'objet de ce roman étrange, fantastique, irréel… et assez copieusement “fout-la-trouille”.

L'auteur de ce livre était hongrois, ce qui est, on en conviendra, une excellente raison pour se pencher sur le problème des dialectes imbitables (qu'Agnès D. ne se sente nullement offensée de cette remarque !). Il poussait l'originalité jusqu'à s'installer à son bureau en short de sport ; et aussi, en toute fin de parcours, à mourir un 29 février.

Mais, bissextile ou non, il pouvait défunter tranquille : il avait, vingt ans plus tôt, écrit ce roman, aussi remarquable qu'unique.

jeudi 1 septembre 2022

Escale à Saint-Pierre


 C'est ce que nous fîmes vers la fin d'août.

dimanche 21 août 2022

Bella ciao ou : Stendhal sous la dent


 En ayant, tout provisoirement, fini avec Léautaud, que je relis avec amour, délice et orgue depuis quelque temps, il m'a paru naturel, après lui, de reprendre les écrits autobiographiques (ou “égotistes”) de Stendhal, pour lesquels l'ermite de Fontenay (langage de journaliste) a toujours professé la plus grande admiration. 

Mais quel triste volume, que cette Pléiade-là ! 

C'était dans les années quatre-vingt, je ne saurais être plus précis. Je venais tout juste de l'acheter, probablement en la librairie de M. Pain, à Neuilly. Ce devait être l'été, et à coup sûr le week-end, car, sitôt arrivé chez mes parents, à La Ferté-Saint-Aubin, j'étais allé m'installer sur une chaise longue, au jardin ; avec Stendhal donc. 

Je l'ai abandonné durant quelques minutes, un peu plus tard, le temps d'une miction, d'un café, ou que sais-je. Quand je suis revenu, la chienne berger allemand avait eu tout le loisir de déchiqueter la couverture, recto, dos et verso, ainsi que les 144 premières pages du livre que j'avais eu la bêtise de poser dans l'herbe. 

Cette chienne s'appelait Bella. En trois coups de dents, elle était devenue beyliste.