dimanche 21 septembre 2014

Au fond ce n'était pas toi, comme ce n'est même pas moi…


On peut, j'en témoigne, penser à l'Éthiopie et à l'été 1973, et même s'y retrouver, en écoutant, un soir de septembre 2014, en Normandie, Édith Piaf chanter Milord. Il y faut évidemment plusieurs conditions, pas toujours faciles à réunir, j'en conviens. Il est d'abord nécessaire d'avoir un père militaire qui, en cette année que j'ai dite, se trouvait en poste à Djibouti, alors territoire français, quoique parfaitement inhospitalier. Il faut ensuite aller en famille l'y rejoindre pour les vacances d'été, les grandes vacances, et, de là, partir pour le pays voisin et le village d'Awasa.

Là, il faut se retrouver dans un hôtel de bungalows, tenu par un vieux Suisse, dont on n'est pas sûr qu'il ne fût point allemand, au bord d'un lac d'altitude laquelle rend la température acceptable et gentiment estivale pour des occidentaux de modèle courant –, cerné par une végétation dédaigneuse et profuse. Ici, les arbres sont étranges, on y voit pendre des chauves-souris ayant la taille de rats, on y entend des cris d'oiseaux non répertoriés par l'esprit ; et l'eau de la minuscule piscine est soufrée au point de faire honte à n'importe quel œuf pourri depuis trois générations au moins – on s'y plonge néanmoins avec enthousiasme, on y contient son acné naissante et appelée à un bel avenir.

Dans cet hôtel, dans lequel on passera entre deux et trois semaines, il faut d'autres familles européennes, dont certaines comporteront des filles assez jolies et âgées de 16 ou 17 ans approximativement, et des adolescents au sourire américain, c'est-à-dire plus beaux qu'on n'espérera jamais être (mais, pour le fun, on aimerait les revoir aujourd'hui…). Il serait bien qu'il y ait aussi, certains soirs, une jeune Écossaise prénommée Fiona, qui ne loge pas dans cet hôtel mais y vient régulièrement, parce que les jeunes gens attirent les jeunes gens. Elle permettra au pauvre anonyme nous servant de héros par défaut de se croire original et en cours de virilisation, parce qu'il va tomber amoureux d'elle, à qui personne ne semble s'intéresser, plutôt que de la petite Française qui fait baver, ricaner et plonger dans le lac les trois montagnes de muscles contre quoi il n'envisage nullement de lutter – Fiona semble plus accessible.

Dans cet hôtel, il y a des tas de distractions, en plus de la piscine soufrée. Une bibliothèque notamment ; comprenez une vingtaine de livres en français, parmi d'autres en anglais, entreposés dans le bureau de M. B., le patron des lieux, et probablement oubliés ici par de précédents vacanciers. Parmi ceux-ci, Le Hasard et la Nécessité de Jacques Monod, que notre jeune anonyme passera quatre ou cinq jours à lire consciencieusement au bord de la mini-piscine, probablement pour épater de son intelligence la petite Française poursuivie par les futurs surfeurs. S'il était parmi nous, il reconnaîtrait  probablement n'y avoir pas compris grand-chose, mais peut-être avouerait-il aussi être absurdement fier d'avoir lu ce livre à ce moment.

Dans cet hôtel, il y a aussi ce qu'on appelait alors une chaîne stéréo, avec la trentaine de disques qui vont avec, quand on se trouve au milieu de presque nulle part ; et, parmi ces pitoyables “standards” dont j'ai perdu le souvenir, un disque de Piaf – un best of, naturellement : nous n'étions nous-mêmes, en ce lieu haut perché, intensément végétal et odorant, tiède et parfois hostile, qu'un pauvre best of d'Europe – contenant cette chanson, Milord. (Il devait y avoir aussi Sous le ciel de Paris, mais on ne jurera de rien.)

Dans un premier temps, avant l'apparition de Fiona (i s'en passe des choses, en deux semaines, quand on a 17 ans…), notre pittoresque et jeune anonyme, pour contourner les appétits des maîtres-nageurs, avait résolu de (non : il s'était retrouvé en train de) circonvenir la mère de la jeune Française, à jamais privée de prénom ; il y avait parfaitement réussi. Ce lui était assez facile puisque, par une conformation curieuse de son esprit ou de son oreille, il connaissait à peu près tout le répertoire de Piaf, de Brassens, de Brel, d'Aznavour, etc., tous chanteurs contemporains de la dame en question mais beaucoup moins de sa fille, évidemment. Là où la mère et la fille étaient strictement à égalité, c'est qu'aucune d'elle ne pouvait être séduite par le livre de Jacques Monod, que notre grassouillet anonyme s'obstinait à lire l'après-midi au bord de la piscine.

Donc, notre jeune homme, 41 ans plus tard, peut s'attendrir sur cette femme qui, si elle n'est pas morte, doit être d'une dangereuse vieillesse, lorsque, certains soirs, il écoute Piaf chanter Milord. (Je reconnais que le détour était large.)

Il reste à préciser que notre pâle héros et Fiona, après n'avoir rien vécu ensemble à Awasa, se sont retrouvés à Addis-Abeba, au bord de regagner leurs pays respectifs, et qu'ils ont, comme il se doit entre débutants dans l'existence, échangé leurs adresses. Le futur homme, après avoir tergiversé avec lui-même dans l'appartement familial d'Orléans-La Source, a écrit une lettre, mi-française, mi-anglaise (il aimerait, par masochisme pur, la relire aujourd'hui), dans laquelle il tentait de dire ce qui lui était resté dans le gosier à Awasa, lorsqu'il avait Fiona en face de lui.

Il va de soi qu'elle n'a pas répondu.

(Si l'on veut se faire une idée précise de l'hôtel dont je parle, on lira les dernières pages du SAS de Gérard de Villiers intitulé Le Trésor du Négus, qui s'y déroule et le décrit avec une précision dont, le temps ayant passé, je serais bien incapable.)

14 commentaires:

  1. J'ai tout de suite compris que l'anonyme, en fait, c'était vous. Pour les polars retors, vous repasserez...

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    1. Damned ! Ich bin découvert ! Je pensais pourtant m'être très habilement dissimulé dans le tableau…

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  2. Ben voilà un excellent début pour votre prochain roman

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  3. quelques dix années plus tard, je prenais le même chemin et a peu près les mêmes endroits vistés, Djibouti où je passais deux ans et l Ethiopie où je fis quelques incursions limite autorisées. J y ai , entre autres choses, constaté de visu que la famine qui y sévissait alors était une famine tout à fait "politique". Une partie de l Ethiopie était verte et grasse, tous les fruits et légumes que nous mangions à Djibouti venaient d'Ethiopie, et l autre partie crevait la dalle.
    J en profite pour dire, parce que vu de mes yeux vus, que la totalité du blé et de l aide alimentaire récoltés suite aux fameux concerts Ban Aid pourrissait toujours sur les docks de Djibouti deux ans après...

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    1. Est-ce parce qu'il n'y avait pas d'eau pour cuisiner la farine et le riz ?
      C'est ce que j'avais entendu dire.
      Les lentilles, la farine et le riz récoltés dans les écoles d'occident (l faut bien occuper les jeunes dévouements) sont restés en stock, vu qu'il n'y avait pas de moyen de distribution, ni d'eau pour les cuisiner...
      Je ne sais pas où est le vrai.

      Mais c'est bien, ça a bien occupé les profs et leurs élèves...

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    2. @la mouette: le vrai, c'est que le gouvernement djiboutien de l époque voulait que l Éthiopie paye pour que l'aide transite sur son territoire mais comme c'était un bordel innommable en Ethiopie avec aucune autorité capable de prendre de décision, la bouffe est restée. Et contrairement à ce que l on disait a l époque en France et ailleurs, seule une partie du pays était en famine, la partie "riche" étant opposée politiquement à la ^partie "pauvre". C'était une famine éminemment politique.

      par ailleurs, je me souviens très bien que l 'Allemagne avait envoyé un cargo chargé de camions destinés a transporter l aide humanitaire de Djibouti en Ethiopie mais que là encore le pouvoir djiboutien a exigé que l'Allemagne paye un droit d entrée ce qu elle a refusé. Les camions tout neufs n ont donc pas débarqué et sont repartis d où ils venaient. La légende dit qu ils ont été balancé à la flotte. J'étais à l époque aux Transmissions de l Etat Major et nous étions attérés par les messages que nous recevions sur ce sujet.

      Ceci dit Djibouti est un pays magnifique et l Ethiopie aussi pour le peu que j en ai vu.

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    3. ah oui les dons de nourriture dans les écoles ; la farine montrait que l'occident avait du blé, les lentilles pour le contact et le riz pour attirer les chinois , sur ce dernier point ca fonctionnne bien

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    4. Et les éthiopiennes de magnifiques femmes, soupirs!

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    5. "la farine montrait que l'occident avait du blé, les lentilles pour le contact et le riz pour attirer les chinois , sur ce dernier point ca fonctionnne bien"
      Résultat, l'Afrique s'est dit : on veut y aller !
      Et ils sont venus, sont presque tous là.

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  4. Un peu plus jeune que votre héros je me suis affronté au " La nature dans la physique contemporaine" d'Heisenberg une bonne partie des 5 heures que duraient alors le trajet vers la Gare de l'Est. Un co-compartimenteur âgé et méprisant m'avait demandé si j'y comprenais quelque chose. Ma réponse crânement affirmative lui était moins destinée qu'à la jeune fille qui regagnait, elle-aussi, un pensionnat péri-parisien. Mais en train, en voiture, en uniforme ou non, à Awasa ou quelque part entre Vitry-le-François et Epernay, toujours, ce sont les surfeurs à physique qui emballent.

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  5. Je ne retiendrai, en ce qui me concerne que ma lecture de la " tentative d'interprétation causale et non linéaire de la mécanique ondulatoire : la théorie de la double solution", (Paris : Gauthier-Villars, 1956) du duc de Broglie, à partir de la gare de Vitry le François dans le train 8245 à traction vapeur un soir d'hiver 1960 tandis que ma voisine me faisait un joli jeu de jambes que je feignis d'ignorer. Elle descendit à Vesoul qu'elle avait voulu voir. J'ai alors rangé mon livre en me disant que j'allais finir PD....

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  6. En gros, à 17 ans, vous êtes tombé amoureux d'une reveille délurée, notamment à cause des quatre premières lettres de son nom et vous n'avez pas réussi à la sauter.

    S'il fallait faire un billet pour raconter toutes les fois où l'on arrive pas à baiser, mon pauvre ami.

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  7. Je vous en veux beaucoup : voilà qu'au moment où j'étais prête à tomber raide amoureuse, vous avez tout gâché en écrivant "grassouillet anonyme", comme si vous ignoriez que certains mots agissent comme des armes de destruction massive.

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  8. Si mes souvenirs sont encore intacts, dans les S.A.S, il dcnfondait souvent revolvers et pistolets, ils mettaient des modérateurs de son aux premiers alors que c'est impossible, manque d' échantéité sauf sur le revolver russe Nagant modèle 1895 de calibre 7,62 mm Nagant peut être efficacement muni du modérateur de son Bramit, grâce à sa conception de barillet avançant qui assure une étanchéité totale de la chambre avec le canon au départ du coup.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.