jeudi 9 avril 2015

Trente ans de dîners en ville

Gabriel-Louis Pringué est debout, une tasse à la main.

Revenons donc sur ces 30 ans de dîners en ville, qui assureront l'immortalité à Gabriel-Louis Pringué, n'en doutons pas. J'ai dit que c'était Jean-François Revel qui m'avait donné l'envie de ce livre et de son auteur, par la manière fortement ironique dont il en parle, au détour d'une page de son Sur Proust, republié à la fin des années quatre-vingt par Grasset dans ses Cahiers Rouges. Voici un petit extrait de ce qu'il en dit :

« Pringué croit au “monde”, à l'image parfaite que s'en faisaient en 1900 ceux qui n'y allaient jamais. Tout en y allant, c'est comme eux qu'il le voit. Pour lui, les salons sont peuplés de femmes “diablement» jolies (c'est son adverbe) ; les reines ont toujours un port de reine ; les auteurs à la mode font leur entrée en “lançant trois ou quatre mots d'esprit”, tout comme dans l'imagination des enfants un héros du Far West ne se déplace qu'en tirant des coups de pistolet. »

Ce qui est piquant, dans le livre de Pringué, c'est qu'il ne se contente pas d'affirmer que toutes les duchesses et les marquises qu'il fréquente ont un sens de la répartie à assommer un bœuf : il en donne des exemples ; et c'est le décalage entre son admiration éperdue et la nullité de ce qu'il cite qui produit un irrésistible effet comique. Les plus réjouissantes de ces citations sont celles qui émanent de “grands esprits”, voire de “profonds philosophes” – abondamment titrés, il va sans dire. Prenons par exemple Mme Manœuvrier-Duquesne, dont l'esprit est évidemment “étincelant” et la beauté “parfaite”. Voici ce qui sort de cet esprit : « La nature est un grand livre ouvert sur lequel chacun se penche mais qui est rédigé en caractères secrets. » Ou bien ceci : « Le souvenir erre souriant parmi les deuils dans cette union de la vie et de la mort qui accompagne nos pas. » Ou encore : « L'amour est la seule richesse qui ait cours à la fois dans le temps et dans l'éternité. » Autant de pomposités creuses qui laissent pantelant ce bon Gabriel-Louis.

Du reste, son livre n'est qu'un interminable exercice d'adoration de près de 400 pages. Adoration pour la duchesse de Clermont-Tonnerre, entre autres, laquelle « délivrait des sentences de haute philosophie ». Vous voulez quelques échantillons de pensée de cet Aristote à corset ? Voici : « On ne comprend vraiment la vie qu'au moment de la quitter. » « En général, on n'aime jamais qu'à contretemps. » « L'expérience est un fruit que l'on ne cueille que mûri et inutilisable. »

La comtesse de Durfort, elle aussi, produit des phrases de haute philosophie. Gabriel-Louis nous en prodigue une : « Vivons au jour le jour, chaque heure est une voyageuse qui vient timidement à nous. Recevons-la avec des brassées de rose et des sourires. Cela sera mieux pour elle et pour nous. »

Fort heureusement, pour ce qui est de sa postérité, Gabriel-Louis peut compter sur l'intempérance fleurie de son style. Lorsqu'on écrit avec le petit doigt en l'air, cela donne des choses comme celles-ci :

« Les épaules de Mme de Montebello, dignes de la sculpture antique, sortaient de corsets intelligemment lacés par de patientes caméristes de tout repos. »

« Majestueuses, sur un rythme lent, passaient les belles duchesses, […] et l'effervescente Marie-Thérèse, duchesse d'Uzès, dont on sentait bondir le sang russe à travers la steppe de son esprit étincelant et fantasque. »

« L'une d'elles, personnage redoutable, […] était une sorte de couleuvre se glissant partout et sans arrêt avec des instincts de pieuvre […]. »

« […], le silence mystique des murs étant la plus généreuse des éloquences. »

« Le marquis de Castellane amusait son dilettantisme en des gestes de porcelaine de Saxe. »

« Ce ménage évoluait dans l'auréole d'une extrême politesse. »

Et maintenant que vous savez qu'une couleuvre peut avoir des instincts de pieuvre et que la politesse laisse des auréoles, vous pouvez reprendre une activité normale.

20 commentaires:

  1. Didier,

    les citations sont hilarantes ! La steppe de son esprit ! L'éloquence généreuse des murs silencieux !

    Notons également que Mme Manœuvrier-Duquesne déforme une phrase de Galilée : "La nature est un livre écrit en langage mathématique" ; j'imagine que, pour elle, les mathématiques devaient être du chinois, des caractères "secrets". Et soudain, la naïveté jaillit !



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    1. Ce n'est pas la phrase de Galilée. C'est un résumé basique. La vraie tient un paragraphe entier (voir le texte complet sur Wikipédia).
      Il me semble que Mme Manœuvrier-Duquesne a fait un meilleur résumé par les mots "caractère secret", et une phrase mieux appropriée à l'humeur d'un diner plutôt qu'une assertion sèche et apocryphe.

      Adrien MIKE

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    2. La phrase en question est la deuxième du paragraphe dont vous parlez ; je citais de mémoire, et ne suis pas tombé trop loin me semble-t-il. Par ailleurs, les mots "caractères secrets" ne constituent pas un meilleur résumé puisqu'ils sont à l'opposé du sens. Ils auraient pu être ceux de Pythagore, ou d'un sectateur d'Isis, la garantie "d'errer en vain dans un sombre labyrinthe".

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  2. Je ne me lasse pas du sang russe bondissant... de nos jours Gabriel-Louis aurait un blog fort visité, non ?

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  3. Et pourtant, Elisabeth de Gramont, duchesse de Clermont-Tonnerre a écrit plusieurs volumes de mémoires très agréables à lire, ainsi qu'un livre sur Proust qui, s'il n'est pas une étude sur le personnage, est riche de témoignages directs sur l'auteur. Personnage intéressant, elle a néanmoins mal fini, l'époque était riche en possibilités de mauvaises fréquentations, puisque sur la fin de sa vie elle a viré socialo et a soutenu le front populaire.

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  4. "La nature est un grand livre ouvert sur lequel chacun se penche mais qui est rédigé en caractères secrets"

    On dirait du Baudelaire façon Twitter,

    "La Nature est un temple où de vivants piliers
    Laissent parfois sortir de confuses paroles;
    L'homme y passe à travers des forêts de symboles
    Qui l'observent avec des regards familiers."

    Correspondances..

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  5. J'aime assez, on dirait du Stéphane Bern, mais je préfère Hélie de Saint Marc.
    J'ai bon ?
    Non, parce qu'on ne sait plus s'il faut commenter pour montrer que vos commentateurs ont mauvais goût (pas de jeux de mots vaseux en terrain lourd) comme vous l'aviez prédit, ou s'abstenir au risque de provoquer une nouvelle crise. On vit dangereusement, peuchère.
    Barbara Bonsaï risque d'y laisser des feuilles.

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    1. C'est bien pour ça que je vous laisse le micro, vous vous débrouillez comme un pro !

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    2. Et j'ai un bel organe, comme on dit chez les nonnes. Comment traitez-vous les pannes de micro ?
      Parce qu'avec la modération à priori il faut aller directement sous les palétuviers, on n'a pas le temps de commencer par glisser dans la piscine en marchant sur un préservatif dans la véranda, et plus si entente.
      Si vous voyez ce que je veux dire.

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    3. Pas de micro ? alors ce sera sotto voce :
      "Ah! elle est bien bonne!" sur un ton claironnant avant de commenter sotto voce, l'un pour l'autre : "Tu as une autre idée ?".
      (Ray Bradbury, Meurtres en douceur).

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    4. "C'était une contrepèterie" (Marcel Proust, La Recherche vol. 4)

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  6. Ma favorite : « Le marquis de Castellane amusait son dilettantisme en des gestes de porcelaine de Saxe. »

    Quand on pense à tous ceux qui se demandent comment amuser leur dilettantisme alors qu'il suffit pour ce faire d'imiter les mouvements des porcelaines de Saxe, on se dit que le gars Gabriel-Louis est un bienfaiteur de l'humanité.

    Cela dit, les merveilleuses pointes d'esprit retranscrites par M. Pringué me rappellent les bons mots du Général De Gaulle que ceux qui l'idolâtraient citaient comme propres à s'en pisser dessus alors qu'en matière d'humour le sauveur de la France me semblait atteindre à peine le niveau du clou dans la chaussure.

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  7. Le Code Civil instaurant le partage égalitaire des héritages avait déjà fait beaucoup de mal à ce monde des belles duchesses. L'impôt sur le revenu instauré (à titre provisoire...!) en 1914 lui aura été fatal.

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  8. Et dire qu'il n'aura peut-être même pas eu le bonheur que madame la duchesse lui foute des morpions !
    Quel destin désolant !

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  9. Ce Gabriel-Louis me fait penser au pompeux imbécile de Monsieur Collins, le cousin pasteur éperdu d'admiration devant la noblesse, qui semble un temps vouloir épouser la belle et sensible Elizabeth d'Orgueil et Préjugés.
    Mais je ne sais pas si on peut faire un parallèle.

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  10. Je trouve que tout le monde fait ici la fine bouche, mais enfin, si dans un dîner une femme élégante vous sortait à brûle-pourpoint une phrase telle que « La nature est un grand livre ouvert sur lequel chacun se penche mais qui est rédigé en caractères secrets », ne seriez vous pas admiratif devant son bel esprit ? Même si ensuite, à relire la phrase, vous pouvez en effet la trouver assez convenue.
    Yougo

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  11. Si ce bon Gabriel-Louis pouvait voir à quel point il occupe l'esprit de la roture depuis hier, c'est lui serait épaté !

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  12. "C'est lui serait épaté !" En êtes-vous aussi sûr que votre syntaxe est peu sûre ? Je crois que, en dépit de sa stupide vanité vouant une sorte de culte à une classe qui lui est socialement supérieure, il pourrait deviner que vos commentateurs, loin de s'intéresser à ses "trois ou quatre mots d'esprit", ne s'intéressent qu'à ce que vous, vous pouvez bien en dire, le temps d'une lecture, avant de "reprendre une activité normale".

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  13. J' adore toutes ces phrases qui ne veulent rien dire, et il n'est pas si facile qu'on le pense d'en inventer d'autres, avec ce même charme de l'absurdité; que ce soit volontaire ou pas n'a aucune importance.

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    1. "J'adore toutes ces phrases qui ne veulent rien dire". Voilà qui venant de vous, n'étonnera personne !

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.