vendredi 14 juin 2013

Yves Montand, chanteur sinistre sans le savoir


Les chansons lugubres, ce n'est pas ce qui manque dans le répertoire français : que l'on se souvienne de Damia, de Fréhel ou encore de la Piaf des années 1936 – 1943. Mais au moins, ce genre-là, la chanson dite réaliste, assumait-il pleinement sa lugubricité, si l'on me permet. Or, il est possible de faire beaucoup plus sinistre que les trois dames citées. Le moyen le plus sûr, pour parvenir à conduire l'auditeur aux rivages du suicide par déprime, est d'écrire une chanson d'apparence gaie, primesautière, mais dont, en fait, le texte est absolument cafardeux. Un très bon exemple de ce que je dis est fourni par Les Grands Boulevards, qu'Yves Montand a arpentés durant toute sa longue carrière. Voyons un peu, décortiquons en chœur.

Je ne suis pas riche à million
Je suis tourneur chez Citroën
J'peux pas me payer des distractions
Tous les jours de la semaine

Le décor est planté, le héros s'avance : une chaîne de montage dans une usine insalubre et bruyante, un pauvre type qui accomplit douze mille fois par jour le même geste dénué de signification. (Confirmation nous est donnée par le début d'une autre chanson de Montand, Luna Park : « Dans mon usine de Puteaux / On peut dire que j'ai le fin boulot / Ça fait bien 365 jours de long / Que je visse toujours le même sacré petit boulon… ») Tout cela pour gagner à peine de quoi survivre, puisque cette triste victime du Groß Kapital avoue n'avoir même pas de quoi, lorsqu'il sort, se payer une place de cinéma. Heureusement, sa totale aliénation l'empêche de voir ses propres chaînes :

Aussi moi, j'ai mes petites manies
Qui me font plaisir et ne coûtent rien
Ainsi, dès le travail fini
Je file entre la porte Saint-Denis
Et le boulevard des Italiens

Seule distraction de l'ouvrier fauché : arpenter interminablement et sans but le tracé des anciennes fortifications de Charles V. Distraction qui n'en est en fait plus une, puisque lui-même reconnaît qu'à force de ne faire que cela, de ne jamais changer ses perspectives de promenades, la sienne a fini par tourner à la manie : c'est de l'aliénation ajoutée à de l'aliénation. Mais poursuivons :

J'aime flâner sur les grands boulevards
Y a tant de choses, tant de choses
Tant de choses à voir
On n'a qu'à choisir au hasard
On s'fait des ampoules
A zigzaguer parmi la foule

Nous parlions de promenade, nous péchions par optimisme : il s'agit plutôt d'un piétinement au milieu d'une grappe humaine compacte, lequel produit son effet immanquable : vous mettre les pieds en sang et transformer votre tentative de marche en calvaire.

J'aime les baraques et les bazars
Les étalages, les loteries
Et les camelots bavards
Qui vous débitent leurs bobards
Ça fait passer l'temps
Et l'on oublie son cafard

Premier aveu d'importance, de la part de notre galérien du bitume : ce qui était censé lui “faire plaisir” à la première strophe, n'est en fait que la seule manière qu'il connaisse de faire s'écouler les interminables heures où il ne visse pas son “sacré petit boulon” et d'oublier un moment sa déprime chronique (qu'il n'oublie d'ailleurs pas puisqu'il nous en parle). Mais ce n'est encore rien.

J'aime flâner sur les grands boulevards
Les soirs d'été quand tout le monde
Aime bien se coucher tard
On a des chances d'apercevoir
Deux yeux angéliques
Que l'ont suit jusqu'à République

Nous en arrivons au plus douloureux : la misère sexuelle de l'exploité. Notre Godot croise une femme qui lui plaît, il se retourne et la suit. Jusqu'à République, soit jusqu'à l'extrême bout de ses mirifiques boulevards. Ce qui signifie d'évidence qu'il n'ose pas l'aborder. Parce qu'il n'a pas les moyens de payer le petit vermouth qui adoucirait peut-être la donzelle, parce qu'il est probablement mal habillé, qu'il a les traits tirés et blêmis par la fatigue (à cause du sacré petit boulon vissé et revissé depuis huit heures le matin), et surtout parce qu'il sent la sueur rance dès qu'on l'approche à moins d'un mètre cinquante (n'oublions pas qu'il est venu sur les grands boulevards dès le travail fini, donc sans se doucher ni se changer – et que le fait d'être ballotté dans la foule de ce soir d'été n'a certainement rien arrangé). On l'imagine hélas très bien, suivant ses deux yeux angéliques (qu'il ne voit d'ailleurs plus puisqu'il est derrière) à une dizaine de mètres, en essayant de ne pas les perdre au milieu de la cohue braillarde. Sur la pente savonneuse où on le voit engagé, il finira par faire la même chose, mais avec la main droite enfoncée dans la poche judicieusement trouée de son pantalon trop court. Comme les meilleures choses ont une fin, et les pires également, voici :

Puis je retrouve mon petit hôtel
Ma chambre où la fenêtre donne
Sur un coin de ciel
D'où me parviennent comme un appel
Toutes les rumeurs, toutes les lueurs
Du monde enchanteur
Des grands boulevards

En clair, notre sympathique ouvrier se farcit les six étages (pour voir le ciel il faut au moins ça) de son garni par l'escalier (c'est-à-dire sur ses pieds rongés d'ampoules), se couche. Sans doute prend-il cinq minutes pour évacuer manuellement la frustration provoquée par les deux yeux angéliques. S'endort-il ensuite ? Non, évidemment. Jusqu'à des heures fort indues (les soirs d'été, tout le monde aime bien se coucher tard), il va devoir supporter les lumières d'en bas et surtout les beuglements des noctambules, des ivrognes et des bourgeois en goguette qui se foutent bien du repos des populations laborieuses. Résultat : pas moyen de fermer l'œil avant au moins une heure du matin. Et, à six heures et demie, la sonnerie du réveil le jettera au bas de son galetas, car il faut qu'il soit à huit heures quai de Javel (il bosse chez Citroën), et parce que, avant de partir, il lui faudra encore soigner ses fucking ampoules, s'il veut pouvoir tenir ses dix heures devant sa chaîne de montage : un enfer à traverser, dont il tentera de se dédommager, le soir venu, en retournant, tel un drogué à sa seringue, sur ces Grands Boulevards, qui finiront bien par le tuer ou au moins le conduire à Charenton, chez les dingues.

Et on arrive quand même à nous faire une chanson gaie avec tout ça. Je me demande si on ne se foutrait pas un peu de la binette de la classe ouvrière.

33 commentaires:

  1. Vous m'avez bien fait rire ! Je dois manquer de cœur...

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  2. En effet, elles sont belles les figures gracieusement offertes à la classe ouvrière.

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  3. Rigolam. Mais zêtes un peu mélangé les pinceaux : les boulons, c'est une autre chanson. Et puis, les paroles ne sont pas d'Yves Montand (la musique non plus d'ailleurs). Et sinistre, le personnage le fut pour bien d'autres raisons...même si on ne peut lui refuser son talent d'interprète.

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    1. Vous avez lu trop vite : je dis dans le deuxième paragraphe que le petit boulon vient de Luna Park.

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  4. La chanson est peut-être sinistre mais vous m'avez bien fait rigoler.

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    1. En fait, elle est plus anodine que sinistre – sauf si on a l'esprit tordu.

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  5. "Je me demande si on ne se foutrait pas un peu de la binette de la classe ouvrière."

    Apparemment, vous, si, et ça vous réjouit.
    On a les distractions qu'on peut.

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    1. Écoutez, si on ne peut plus rire des salauds de pauvres, la vie va rapidement devenir étouffante !

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  6. Mais au moins, à l'époque, la classe ouvrière apparaissait encore dans les chansons.
    Peut-être que pour la dernière fois c'était avec "Ma môme" de Jean Ferrat.
    Mais aujourd'hui, à part Marine Le Pen, qui s'intéresse encore à la classe ouvrière ?

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  7. " suivant ses deux yeux angéliques (qu'il ne voit d'ailleurs plus puisqu'il est derrière)"

    À l'évidence, "yeux" est une métaphore, certains termes n'étant pas utilisables dans les chansons de l'époque, et que le dernier mot de votre phrase explique fort bien.

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  8. Tout cela me fait penser à cette brève de comptoire lue il y a des années.

    "A: - Ils veulent transfomer des prisons en HLM.
    B: - Ils se foutent vraiment de la gueule des pauvres."

    En tous cas, je me suis bien marré en vous lisant.

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  9. Robert Marchenoir14 juin 2013 à 20:57

    Merde, Montand aussi ? Il va nous rester qui ? Jean-Pax Méfret (et des meilleures) ? Le type qui a un nom en forme de contrepèterie qui ne marche même pas ?

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    1. Ah ! Jean-Pax ! Tiens, mon Robert, je vais vous raconter une histoire (les autres, vous pouvez rester, ça n'a rien de personnel…) :

      En 1980 (vers la fin de cette année-là), à l'époque où je pensais sincèrement être de gauche, j'ai cessé d'être au chômage (seule période de chômage de ma vie, qui a duré 11 mois mais qui n'a été aussi longue que parce que je me suis bien gardé de chercher du travail, bref), je suis entré dans le groupe HACHETTE, où je suis toujours bien qu'il ait changé trois fois de nom. J'ai été, à ce moment, embauché dans un journal qui s'appelait (et s'appelle peut-être encore, allez savoir) Trente millions d'amis.

      C'était un mensuel qui causait d'animaux (à mon âge, maintenant, je serais assez content de travailler là ; mais on ne remonte pas le temps). On n'était pas nombreux, forcément : un directeur de la rédaction (Michel Lis, dit Michel le jardinier pour la télévision où il pigeait), une rédactrice en chef ((Camille Olivier, journaliste qui avait passé l'essentiel de sa carrière à s'occuper d'écrivains et de poètes, mais qui avait tout de même une très belle allure de “mémère à chats” : je l'aimais beaucoup, en encore maintenant), un maquettiste dont je n'ai rien à dire, sinon qu'il avait une moustache en croc et venait au boulot avec son chien, une secrétaire qui s'appelait Joëlle et que j'aimais bien.

      Et puis, il y avait deux postes de journaliste, quand je suis arrivé : un qui faisait le secrétariat de rédaction plus un certain nombre de reportage, et un autre qui ne faisait que du reportage et de l'écriture : celui que j'étais censé pourvoir et que j'ai en effet pourvu.

      Marchenoir, Marchenoir, peux-tu me dire pourquoi j'en suis à raconter tout ça ? Ah ! oui : je me suis dont retrouvé à partager un petit bureau avec Philippe Ruchmann (le secrétaire de rédaction-rédacteur), avec qui je suis devenu presque tout de suite ami d'enfance, si l'on peut dire.

      C'était l'époque (début 1981) où les futures radios “libres” fourbissaient leurs armes, occupaient les fréquences, etc. Et mon Ruchmann avait choppé la fréquence d'une future radio qui n'a jamais vu le jour, un truc qu'on dirait de nos jours “catho-tradi”, et qui passait en boucle, pour occuper le terrain, une bande toujours la même. Dans cette bande, l'intégralité d'un disque de Jean-Pax Méfret, dont on se gorgeait en ricanant. Il me semble tout de même que, parmi ces chansons sans grand talent, il faut bien le dire, j'étais déjà assez d'accord avec quelques choses que j'entendais (sans me l'avouer : je tenais sans doute à survivre).

      Je me demande ce qu'en pense Philippe Ruchmann aujourd'hui, tiens.

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  10. Bel effort. Cela m'a fait penser à l'histoire des trois petits cochons expliquée par Achille Talon. Vous ne seriez pas un fan d'Achille Talon ?

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    1. Je ne suis “fan” de rien. Et surtout pas de bande dessinée. Mais enfin, je dois dire que j'ai bien aimé Achille Talon… dont le “papa”, Greg, était tout de même un foutu réactionnaire !

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    2. Cela dit, je ne sais absolument pas à quoi vous faites allusion, avec vos trois petits cochons.

      (Qui me semblent fort discriminants, vis-à-vis de nos amis musulmans.)

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    3. Jean-Pax Méfret : il y a une ou deux chansons correctes. J'aime bien encore "Sibérie" (malgré le message anti-communiste primaire, bien sûr).

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    4. Marco, Marco ! Qu'est-ce que ça veut dire : « (malgré le message anti-communiste primaire, bien sûr). »

      Je suppose que c'est de l'humour, de la distanciation, du second degré ? Mais est-ce que vous vous rendez compte que j'ai un tas de lecteurs de gauche, c'est-à-dire parfaitement dénués d'humour, ne pensant qu'à combattre un fascisme mort depuis 70 ans, etc. ? Vous voulez vraiment me fâcher avec ces admirables défenseurs de… de… de…

      Enfin, je ne sais pas de quoi, eux non plus, mais enfin de glorieux défenseurs.

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    5. Ah oui, je la connais, cette histoire d'Achille Talon. C'est celle où Lefuneste expliquait à Talon que le dessein animé de Walt Disney "Le Petit Chaperon Rouge et les Trois petits cochons" était une satire sociale d'une terrible crudité.

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  11. C'est une lecture psychanalytique "engagée" de la fable par Achille Talon, à l'intention de l'infâme Lefuneste. Une charge contre ces lectures déconstructivistes à la mode dans les années 70, je suppose. Une lecture "entre les lignes", où l'on voit ce qui est caché, et tout ça : la dimension sexuelle, la critique sociale, etc. Mais peu importe. Je me doutais que vous aviez un peu baigné dans la rhétorique de ce brave chichille (ce dont je vous félicite, cela va de soi).

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    1. Zut, j'ai pas répondu là où il fallait.

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    2. Putain d'Adèle ! J'ai baigné tant que j'ai pu ! Lefuneste, c'est moi !

      (Là-dessus, je vais me coucher…)

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    3. Je vous imite : bonne nuit !

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  12. Nos réponses se croisent.
    Concernant la chanson de Jean-pax : non, j'ai décidé de devenir communiste, et même carrément antifa, comme ça, si je meurs brusquement, frappé par le mec que j'insulte, j'aurai droit à une minute de silence à l'assemblée. Futé, hein ?

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  13. Peu de choses ont changé, le salaud de pauvre vit toujours de rêves pendant ce temps , ceux qui devraient les rendre riches leurs conchient dessus tout disant: " C'est la faute à ceux d'avant" surtout si les gars du pouvoir en place sont de gentils socialistes.

    Pour votre interprétation de la chanson du millionnaire gauchiste, le camarade Montand, j'ai aussi bien ri parfois jaune car je me suis retrouvé dans certains passages, ma chambre de bonne était dans le XVI éme.

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    1. Oui, mais est-ce que vous alliez vous faire des ampoules en zigzaguant parmi la foule, hmm ?

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  14. De cette chanson, je garde surtout le souvenir d'un reportage élogieux sur la tournée, évidemment triomphale, de Montand en URSS. On le voyait faire son numéro dans des usines soviétiques, devant des prolos qui ne pigeaient pas une broquille, puisque l'artiste chantait en français. Gros plans de complaisance sur les trognes ravies des ouvriers, sur les mines extatiques des jeunettes enamourées.

    Du grand comique involontaire.

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    1. D'un autre côté, ne pas comprendre l'anglais ou l'arabe n'empêche pas d'écouter Sinatra ou Oum Khalsoum…

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    2. Sinatra n'a-t-il pas chanté Comme d'habitude ?

      Sinon, merci pour ce billet qui m'a également bien fait rire (c'est mal, c'est très très mal), et où il est question de Jean-Pax Méfret. *souvenirs*

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  15. de l'art de l'écrivain qui crée une histoire à partir de presque rien
    merci , j'ai passé un bon moment

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