lundi 9 mars 2015

La grande patience des livres

Julien Benda, 1867 – 1956.

Ils ont fait leur entrée séparément, le premier avant-hier, le second ce matin ; celui-là édité par la Librairie Gallimard, celui-ci par Gallimard tout court. Le primo-arrivant s'intitule Saint-Saturnin, c'est un roman de Jean Schlumberger, co-fondateur de la NRF avec Gide, Ghéon, Copeau et deux ou trois autres. Il est sorti des mains d'Emmanuel Grévin & Fils, imprimeurs à Lagny, le 23 juillet 1943 ; ensuite…

Ensuite, rien. Le volume m'est parvenu non coupé ; c'est dire qu'il s'est langui de lecteurs durant près de 72 ans, soit la totalité du règne de Louis XIV. Que lui est-il arrivé durant ce temps ? N'est-il jamais sorti du carton où Grévin & Fils l'avaient placé ? Est-il au contraire passé de main en main, sans que jamais aucune n'ait la charité de lui disjoindre ses pages pour écouter ce qu'il avait à dire ? On n'en saura évidemment rien. Le roman est divisé en quatre parties, correspondant aux saisons naturelles : comme je suis un homme qui se défie de ses mouvements d'enthousiasme, je n'ai pour l'instant coupé que Automne

Le second porte un joli titre énigmatique : Délice d'Éleuthère. Il est de la plume de Julien Benda, l'auteur de La Trahison des clercs. Lui a quitté l'imprimerie Darantière, de Dijon, en juillet 1935. Il a eu plus de chance que le roman de Schlumberger puisque, ses pages étant coupées jusqu'à la dernière, on peut penser qu'il a été lu jusqu'au bout. 

Il l'a peut-être même été plusieurs fois. Au haut de la page trois, d'une encre un peu passée, se trouve l'inscription suivante : Jean Heim 1956. Mais ce n'est pas tout. Juste avant le premier chapitre est insérée une feuille volante de petit format, dont les lignes horizontales destinées à soutenir l'écriture sont presque effacées. D'une écriture élégamment penchée vers la droite, tracée à la plume, on y lit ceci :

« Vous croyez que la vie vous doit tout. Elle ne vous doit rien. Elle n'a rien. Elle vous trompe avec sa fausse monnaie. Les vrais biens, vous les avez en vous, si vous êtes assez énergique pour vouloir les conquérir, et personne ne vous les arrachera. »

Ces lignes portent la signature suivante, assez intrigante : (Jeanne Rochas par Suzanne Giraud). Je sens que Jeanne et Suzanne n'ont pas fini de peupler mes rêveries.

14 commentaires:

  1. On reçoit des livres. Il y a des bouts de papier (ou de carton) dedans. Curieuse coïncidence.

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  2. Vous êtes arrivé à Benda en passant par Léautaud ?

    Je garde les petits mots trouvés dans les vieux livres achetés d'occasion.

    "Lis avec attention la page 67, dis-moi bien vite ce que te rappelle la description de la partie de pêche" (signé "Bonne-maman")

    "49 à Montreuil, Jean Lazier . Ne pas oublier les condoléances".

    "Sois une flèche et non un but, mon Laurent, comme le Nathanaël de Z. - ta maman chérie."

    " Andrée a déménagé, il faut lui amener ses livres à Combourg"

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    1. Faites une collection de livres avec "les petits mots". Ils garderont tout leur sens entre les pages qui les ont accueillies si longtemps.

      Majeur

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  3. Sans même les avoir ouvert ou à peine, le regard que l'on pose sur eux et les traces qu'ils portent nous relient à ceux d'avant, à une fraternité discrète et reconnaissante.

    Quelque chose qui ressemble à une continuation.


    Majeur

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  4. "Je suis passé chez elle pour la remercier et nous sommes devenus amants, troublant par nos premiers ébats la vie tranquille de son chat. "

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  5. Je vais être hors-sujet, mais avez-vous vu, Didier, l'émission sur Léon Bloy que Solko a postée sur son blog ?

    http://solko.hautetfort.com/archive/2015/03/07/le-pelerin-de-l-absolu-5574857.html#comments

    Très intéressant, et assez surprenant pour qui ne connaît que ses outrances dans l'attaque, car Bloy semble avoir laissé à ses amis le souvenir d'un homme au grand cœur.

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    1. Comment ? Vous osez ne pas traquer les paperolles dans vos vieux bouquins ?
      Oui, je sais : j'eusse dû écrire "paperasses" puisque monsieur Littré ne reconnaît pas les "paperolles" !
      Mais il faut, malgré tout, essayer de donner un tant soit peu de plaisir à notre hôte !

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    2. Mildred, les paperolles, ce sont des petits rouleaux de papier collés sur les pages. Il y en a beaucoup dans les manuscrits de Proust.
      La paperasse... mon Dieu, j'en ai une montagne en souffrance.

      Mat: merci pour cette vidéo.

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    3. Merci Suzanne !
      Mais vous savez ce que c'est quand - Proust ou pas Proust - monsieur Littré ne veut rien savoir ? Il faut s'incliner.
      Votre paperasse est en souffrance ? Euthanasiez-la !

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    4. Mildred, j'allais vous conseiller d'utiliser le TLF, excellent dictionnaire en ligne, et je voulais vous donner directement le lien pour paperolles, eh ben ils ne l'ont pas non plus !
      Mais c'est quoi ces foutus dictionnaires ? On médit de Wikipedia, mais eux, ils connaissent le mot, au moins !

      Euthanasier ma paperasse serait en effet une suite logique, voire humanitaire, à son coma prolongé.

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  6. Suzanne, je peux vous donner un coup de main si besoin...

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  7. On vient d'avoir trois jours pour se familiariser avec "la grande patience des livres", mais cette fois c'est la nôtre de patience qui, par votre silence, est mise à mal !

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  8. C'est beau, délicat, racé, du Didier Goux, en somme. On partage l'émotion, ce mélange de nostalgie et de communion hors du temps. Ouvrir un livre qui n'a jamais été profané, dont les pages sont jointes encore, comme s'il nous avait attendu; ou bien au contraire passer là où sont passés avant nous nos "contemporains imaginaires", comme disait T.S. Eliot - c'est un instant presque mystique, l'intuition que nous sommes unis à d'autres par-delà l'abîme du temps...

    Et puis, PLOF! voilà que tombe la citation sous-sartro-gidienne, le machin qui vous refroidit instantanément, comme on tombe dans une mare pour avoir lu en marchant: 1956, c'est bien l'époque. Finalement, c'est un rappel. Ce n'était pas mieux avant, et les chemins parcourus ne pouvaient nous amener que là où nous sommes. La "fausse monnaie"... "Avec le désespoir commence le véritable optimisme, etc."

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.