mercredi 21 février 2018

Perdre sa langue puis la retrouver, mais autre.


Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz, ville aujourd'hui ukrainienne mais qui était alors partie intégrante de la Roumanie. Sa langue maternelle est l'allemand (Ma mère aimait cette langue et la cultivait. Dans sa bouche les mots avaient une sonorité pure, comme si elle les prononçait dans une clochette de verre exotique) mais elle a, dès l'enfance du futur écrivain, de la concurrence, puisque sa grand-mère parle yiddish ; quant à la jeune domestique avec laquelle l'enfant passe beaucoup de temps, elle s'exprime en ruthène. Et puis, au dehors, dans les rues, c'est encore autre chose : Après la Première Guerre mondiale, la Bucovine, ma terre natale, avait été annexée à la Roumanie, et la langue du pouvoir était le roumain. Nous le parlions tant bien que mal et nous de l'intégrâmes jamais. Nous baignions dans quatre langues qui vivaient en nous dans une curieuse harmonie, en se complétant. Si on parlait en allemand et qu'un mot, une expression ou un dicton venaient à manquer, on s'aidait du yiddish ou du ruthène. C'était en vain que mes parents tentaient de conserver la pureté de l'allemand. Les mots des langues qui nous entouraient s'écoulaient en nous à notre insu.

Ensuite, le cataclysme s'abat sur cette partie de l'Europe que l'historien américain Thimothy Snyder a baptisées les Terres de sang. Aharon Appelfeld a 9 ans lorsqu'il se retrouve dans un camp de concentration, à la frontière de l'Ukraine d'alors ; camp dont il parvient à s'évader l'année suivante, à l'automne 1942. Sa vie entre ce moment et son entrée clandestine en Palestine en 1946 est hallucinante, mais ce n'est pas mon propos aujourd'hui ; du reste, vous trouverez tout cela sur internet. Ce qui m'intéresse, c'est, au moment du débarquement dans ce qui allait vite devenir Israël, l'irruption d'une cinquième langue : l'hébreu. Ça ne va pas sans mal : pour les  nouveaux arrivants, spécialement pour les adolescents, non seulement les sonorités de l'hébreu n'éveillent rien en eux, mais c'est surtout la langue qu'on leur impose, celle qui sert à leur donner des ordres : Il ne s'agissait pas d'une langue que l'on parlait doucement, mais d'une langue de soldats. Dans les kibboutzim et les camps de jeunesse, la langue était imposée de force. Celui qui parlait sa langue maternelle était blâmé, mis à l'écart, et parfois puni.

Appelfeld, qui reconnaît n'avoir jamais été bavard, cesse presque totalement de parler ; pas plus, en tout cas, que le strict nécessaire. Rebuté par les difficultés de l'hébreu, qui lui paraissent insurmontables, il se met en outre à bégayer. Mais le plus terrible, pour l'adolescent, c'est que, dans le même temps, il se rend compte que les langues de sa grand-mère et surtout de sa mère, le yiddish et l'allemand, sont en train de se détruire en lui : L'effort pour conserver ma langue maternelle dans un entourage qui m'en imposait une autre était vain. Elle s'appauvrissait de semaine en semaine et à la fin de la première année il n'en demeura que quelques brandons sauvés des flammes […] Dans mon sommeil j'errais avec des cohortes de réfugiés, tous bègues, et seuls les animaux, les chevaux, les vaches et les chiens sur les côtés de la route parlaient une langue fluide, comme si l'ordre des créatures s'était inversé.

Il faudra au futur écrivain plusieurs années pour réussir sa conquête de l'hébreu (dans son journal de cette époque, cette notation : Sans langue je suis semblable à une pierre) ; se forger une nouvelle langue maternelle. Il y parviendra si bien que c'est dans cette langue-là, cette “langue de soldats”, qu'il écrira ensuite toute son œuvre.

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