samedi 11 juin 2011

Nous entrerons dans la mort par un écran plat

Journée d'hier éprouvante à plus d'un titre. D'abord parce que j'ai conduit durant six cents kilomètres (est-ce qu'on conduit durant des kilomètres ? J'ai un doute…) pour me rendre à Tours et en revenir presque de suite, le tout sans emprunter le moindre tronçon d'autoroute ; et ensuite parce qu'il m'a fallu supporter la crémation de Daniel, laquelle m'a fait l'effet d'une pitoyable singerie. Singerie au sens propre et bête : l'espèce de cérémonie à laquelle j'ai assisté n'était qu'une caricature vide de la messe d'enterrement telle que des générations de chrétiens l'ont connue avant nous – et certains encore maintenant. Je veux bien que l'on rejette le christianisme et les pratiques culturelles qui vont avec, mais alors qu'on le fasse vraiment et à fond. Que l'on abolisse d'urgence ce qui s'est déroulé hier sous mes yeux, et qui était aussi grotesque qu'indigne. Si l'on tient tant que cela à vider la mort de tout contenu sacré, qu'on évite au moins d'en exhiber les oripeaux malhabilement rapiécés : cette “cérémonie” était à la messe (j'ai failli écrire : messe d'antan…) ce qu'un épouvantail à moineaux est à l'homme qui cultive le champ. Au nom de quelle autorité morale, de quel magistère, ce fonctionnaire crématorien nous a-t-il fait plusieurs fois lever puis rasseoir ? Nous nous levions devant qui, d'ailleurs ? Et cette minute de “recueillement” (une minute à peine : pas que ça à foutre non plus…) qu'il nous a si généreusement accordée, elle correspondait à quoi ? Dans quelle oreille résonnait notre silence ? En fait, il ne restait que les mots : cérémonie, recueillement, hommage, etc. – de la paille sèche bourrée à la hâte dans de vieux habits que plus personne ne veut endosser. Le comble du pitoyable a été atteint par notre officiant osant cette phrase : « Si certaines personnes désirent voir entrer le cercueil dans le four, je les prie de bien vouloir me suivre dans la pièce à côté… »

Et puis, il y avait, fixé à la paroi inclinée qui nous faisait face, juste au-dessus de la bière, l'incongruité violente de ce téléviseur dernier cri (eh oui : dernier cri…), dont j'ai compris qu'il devait servir à certaines familles, plus avancées dans la modernodosité que d'autres, pour projeter des vidéos du trépassé. Il est donc désormais admis que l'immortalité de l'âme se mesure en pixels et que nous entrerons tous dans la mort par le truchement d'un écran plat.

Le résultat fut que, durant cette journée presque exclusivement solitaire, la demi-heure que j'ai passée dans cet endroit insupportablement neuf aura été le seul moment où je n'ai pas pensé au mort à qui nous étions censés rendre hommage. Heureusement que ma voiture était là pour faire office de chapelle et de lieu de mémoire.

20 commentaires:

  1. J'avais un peu le même sentiment lors du dernier mariage auquel j'ai assisté alors que je suis parfaitement athée et pas du tout réac. La "cérémonie" était aussi une fausse messe, dans une salle moderne d'un crématorium, animée par une petite dame, faute de curé disponible... Mais je ne connaissais que peu le défunt (son amie était par contre une très bonne copine, puisque c'était l'ancienne serveuse de la Comète).

    Tant qu'à franchir, le pas, autant faire un vrai "enterrement civil"...

    RépondreSupprimer
  2. Quand ça m'arrivera je m'en fouterai: je ferais dire une messe à l'heure de la crémation et j'irais à la messe et pas à la crémation.

    Et toc!

    RépondreSupprimer
  3. Quelle tristesse ! Mais c'est si bien raconté.

    RépondreSupprimer
  4. Je comprends mal que vous vous en preniez aux crémations sous le prétexte que ça n'aurait pas la grandeur des enterrements d'antan. Les quelques célébrations auxquelles j'ai pu être présente m'ont toujours paru bouffonnes, qu'il y ait eu crémation ou ensevelissement, mais je crois que le sentiment d'assister à une farce est lié au public présent et à l'anonymat de celui qu'on enterre. Pensez à Courbet et son Enterrement à Ornans.

    Rien de mieux en effet que la solitude d'une voiture pour chapelle.

    RépondreSupprimer
  5. C'est effectivement très difficile de "réussir" un enterrement ou une crémation civile. Les seules cérémonies sans aucun ridicule sont celles qui réunissent des gens qui non seulement aimaient le défunt mais se connaissent et s 'aiment au moins un peu entre eux : les interactions des participants réussissent alors à créer un véritable " dernier "hommage qui ne manque pas d 'allure. Ce fut le cas après le décès d 'une de mes meilleures amies : même le moment où l '"officiant" fit une grosse erreur en se trompant de musique et que les premières mesures d'une chanson nous firent tous écarquiller les yeux et nous regarder les uns les autres d 'un air ahuri ne réussit pas à gâcher le sentiment d'avoir participé à un moment marqué d 'une sorte de grâce.
    N 'étant pas certaine de réunir une si belle assemblée, je profiterais bien de mon certificat de baptême pour me faire servir un bel enterrement bien tradi...les cathos sont tout de même sympathiques et peut regardants , contrairement aux muz ( ça y est , je l 'ai placé !)

    RépondreSupprimer
  6. Mais où sont les funérailles d'antan? Et puis tant d'énergie pour priver le vivant de tant de matière organique... Rien ne vaut une bonne caisse sur laquelle les "vrais" amis peuvent trinquer ! Quelle belle musique de funérailles que le tic-tac-choc des verres !!!

    RépondreSupprimer
  7. J'étais à la crémation de mon père, sans la moindre messe ni le moindre prêtre, et cela a duré assez longtemps : le temps de la crémation. Personne n'a pris la parole.Il y avait là notre famille proche, et aussi quelques-uns qu'on ne voit même pas tous les ans, il y avait des enfants, c'était l'été, en plein air, il faisait bon. J'avais tellement veillé à la bonne tenue de mes gamins que j'en avais oublié la mienne et portais un pantalon orange. Il y avait aussi, tenant un grand drapeau, un vieil ex-soldat du même régiment que mon père, et un ancien résistant, compagnon de mon père pendant cette période. Je me souviens d'une atmosphère tranquille, familiale. On a pris le temps d'être ensemble et, si cela se trouvait, d'évoquer mon père.
    Quelqu'un a mis l'urne dans mes mains parce que j'étais la fille aînée et nous sommes repartis un à un. C'était une très belle cérémonie : il ne s'était rien passé, que la vie de tous les jours et le départ de l'un de nous.

    RépondreSupprimer
  8. Selon Abou Qatâda , le Prophète a dit : "Celui qui s'occupe de l'enterrement de son frère, qu'il lui prépare un beau linceul"

    RépondreSupprimer
  9. Ce récit m'inspire de la tristesse .... et un futur billet.

    Moi je veux du Catho et pas de Pathos.
    Je veux du Bach et un vieux curé. Il pourra être pédophile, m'en foutrait.
    Je veux de l'orgue et des vieux missels odorants sur les bancs.

    RépondreSupprimer
  10. Moi je veux une messe , de la
    musique , le requiem de Fauré si
    possible . Et une croix sur mon
    cercueil , même si je ne suis pas
    sûre du tout qu'il m'attende au
    paradis , le Dieu tout-puissant . Je veux partir civilisée .

    RépondreSupprimer
  11. À tous : réponse collective car je me suis un peu laissé déborder… Il est possible que j'aie abordé la chose avec un vague a priori négatif qui aura gauchi mon jugement. Et puis, comme me le faisais remarquer Catherine, on peut fort bien faire dire une messe et, après, avoir recours à la crémation. Je reste néanmoins partisan, pur ce qui me concerne, d'un vrai enterrement “à l'ancienne”.

    Je verrais volontiers dans la crémation une conséquence de ce désir très moderne de faire disparaître le passé, et donc, avec, ceux qui l'ont peuplé.

    RépondreSupprimer
  12. Hors sujet : pourquoi ce billet est-il daté du 11/06 ?

    RépondreSupprimer
  13. Parce que je l'ai post-daté ce matin, afin qu'il repasse devant celui avec la photo de Hulk. Et puis, finalement, j'ai supprimé le second billet qui n'avait plus lieu d'être puisque la blogroll a cessé de faire sa capricieuse.

    RépondreSupprimer
  14. Si bien écrit (comme toujours)... mais sans doute marqué par le flot des émotions. Car des crémations réussies loin de la Sainte Église, j'en ai connu au moins deux. La dernière concernait un catho de pédigrée devenu athée à coups de curés débiles et de hurlements sous les décombres des villes ensevelies, un homme viril qui avait connu les bombes allemandes et alliées. Je lui ai fait passer du Sinatra et "Ich hatt ein kameraden". L'officiant n'a pas fait chier son monde. Les vieilles amantes ont mouillé leur mouchoir (ça change). Les copains ont chialé, même les jeunots comme moi. Je pense qu'après au moins une bonne bouteille de Sancerre, l'intéressé a apprécié.
    En revanche, j'ai très rarement croisé de cérémonies ecclésiastiques satisfaisantes. Toujours le même préchi-précha vide de sens, la parabole du cul-de-jatte aveugle selon Saint Luc, les orgues foireuses, les prières murmurées par une assemblée ignorante... bref, un bel instantané de l'Église franco-moderne telle qu'il est permis de la conchier.
    Personnellement, j'ai fait mon choix : les proches savent ce que mes oreilles gelées ont envie d'entendre. Quant aux enfants présents, je pense déjà à eux en me préparant un diabète de course... ça fera toujours un peu de caramel après la crémation !

    RépondreSupprimer
  15. Effectivement triste cérémonie vide de sens et de beauté. Et bon rétablissement pour vos kilomètres.

    Personnellement j'ai remédié à ça : je veux être incinéré sur un drakkar au son des lurs. Le tout évidemment sur l'océan.

    A défaut et dans le pire des cas, je ne me vexerais pas si c'est juste un canoë gonflable et une trompette sur l'étang près de chez moi. :-D

    RépondreSupprimer
  16. Votre texte, je crois, traduis de manière générale ce que sont devenus bon nombre de cérémonies d'enterrements ou de crémations peu importe. Le débat crémation/enterrement me semble finalement hors sujet ici. J'ai eu à assister à plusieurs enterrements religieux de personnes croyantes ou non croyantes, et à chaque fois j'ai éprouvé un sentiment que vous décrivez je trouve assez bien : modernoeud complètement paumé devant l’inéluctable, perdu à en devenir complètement ridicule. Que ce soit par une crémation on l'on cherche à parodier la solennité du religieux, ou par une cérémonie religieuse qui en deviens pathétique tellement il est évident qu'elle ne signifie rien pour personne et que le curé semble transformé en fonctionnaire pantouflard n'ayant qu'une hâte celle d'en terminer au plus tôt.

    L'intolérable c'est qu'une fois mort homo festivus ne festive plus; et ça il vaut mieux y penser le moins possible...

    RépondreSupprimer
  17. Je ne remettrai, de mon vivant, jamais plus les pieds dans un crématorium.

    Votre billet est trop gentil.

    Je ne sais si c'est à cause de la déco froide et sans rien pour accrocher le regard, ou de mon père qui pleure à côté de moi, ou de cette musique à la con...

    Là plus qu'ailleurs on se retrouve face au vide.

    RépondreSupprimer
  18. …"L'image que vous donnez de la mort empoisonne peu à peu la pensée des misérables, elle assombrit, elle décolore lentement leurs dernières joies. Ça ira encore tant que votre industrie et vos capitaux vous permettront de faire du monde une foire, avec des mécaniques qui tournent à des vitesses vertigineuses, dans le fracas des cuivres et l'explosion des feux d'artifice. Mais attendez, attendez le premier quart d'heure de silence."…
    Journal d'un curé de campagne, Bernanos

    RépondreSupprimer
  19. Ces commentaires sont terriblement tristes... En effet, j'ai assisté une fois à une messe d'enterrement pleine d'incroyants: horrible. En revanche, eh oui, il y a encore, ici et là, des funérailles auxquelles assistent une grande majorité de croyants, d'où se dégagent des sentiments de beauté, de confiance et de joie. Je crois en Dieu, non à cause de je ne sais quel lavage de cerveau (jamais connu ça, même - surtout! - en école chrétienne) mais parce que je l'ai rencontré, et que je ne suis pas près de l'oublier. Puisse-t-il vous bénir tous... "maintenant et à l'heure de notre mort".

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.