À relire la pièce, on comprend très bien pourquoi René Girard s'est penché avec autant de gourmandise sur l'Œdipe roi
 de Sophocle : elle est une presque parfaite illustration de ses 
hypothèses, concernant le bouc émissaire et son expulsion violente de la
 communauté humaine, afin de ramener la paix et la concorde au sein de 
celle-ci. 
Œdipe a-t-il tué son père, Laïos ? C'est, pour le moins, 
douteux. Et c'est Sophocle lui-même qui nous instille nettement ce 
doute, en insistant par deux fois, dans la première moitié de sa 
tragédie, sur le fait que le seul survivant du massacre où ont péri le 
roi de Thèbes et sa petite suite a formellement et publiquement déclaré 
ensuite qu'ils avaient été attaqués par plusieurs brigands. À 
fort juste titre, pour faire pièce aux accusations du devin Tiresias, 
Œdipe demande donc qu'on aille chercher ce témoin, devenu berger, afin 
qu'il redonne son témoignage. Car comme le dit un personnage – Jocaste, 
si je me souviens bien – « si Laïos a été tué par plusieurs, il n'a pu 
l'être par un seul. » Autrement dit, dans ce cas où le témoignage du 
rescapé serait maintenu, Œdipe, voyageur solitaire, serait du même coup 
innocenté du crime. Ou, à tout le moins, il subsisterait à son bénéfice de raisonnables présomptions d'innocence. 
Or, dans la seconde moitié de la tragédie, 
il n'est plus question d'entendre cet homme, ce témoin oculaire,
 que, pourtant, on est allé chercher. Même Œdipe à présent n'y pense 
plus, persuadé qu'il est, désormais, de sa culpabilité, comme doit 
l'être, d'après Girard, tout bon bouc émissaire. Une culpabilité 
reposant sur des coïncidences assez fumeuses, et que le témoignage du 
domestique de Laïos suffirait à entacher de doutes puissants. La 
mécanique est en marche, inexorable, ce témoignage pourtant essentiel est
 devenu inutile, plus rien ne doit venir se mettre en travers de la 
double culpabilité d'Œdipe, qui doit à tout prix être expulsé (lui-même 
le réclame à grands cris) pour que la peste s'éloigne de Thèbes et que 
les femmes puissent se remettre à enfanter, elles qui avaient fort 
mystérieusement cessé de le faire. 
Dans ces conditions, pourquoi 
Sophocle mentionne-t-il à deux reprises ce fameux témoignage, au lieu de
 le passer simplement par pertes et profits ? Pourquoi insister sur le 
fait que Laïos a peut-être été tué par une troupe de brigands et 
non par un homme isolé comme l'était Œdipe sur la route le menant à 
Thèbes ? Ne pourrait-ce être parce que lui-même, examinant de près le 
mythe avant de composer sa tragédie, s'est mis à nourrir une certaine suspicion à 
propos du prétendu parricide œdipien ? Soupçon qui, deux bons millénaires 
plus tard, ne semble jamais avoir effleuré Freud, qui bien entendu en 
avait absolument besoin pour sa quincaillerie. Soupçon qui n'effleure pas 
non plus le responsable de l'édition Pléiade de la pièce de Sophocle, 
lui qui qualifie de détail le fait que Laïos pourrait avoir été tué par une bande armée, détail sur lequel, trouve-t-il, Œdipe s'obnubile.
 Mais qui ne s'obnubilerait pas, à sa place, sur ce genre de “détail” 
qui peut vous innocenter d'une accusation infamante et rédhibitoire ?
Il
 reste, évidemment, qu'Œdipe a bel et bien, ensuite, devenu roi de 
Thèbes, couché avec Jocaste, et qu'il lui a fait des enfants. Oui, mais…
 est-on certain que Jocaste est bien sa mère ? Certes, Œdipe est un 
enfant abandonné, tout comme a été abandonné le fils de Laïos et Jocaste
 à sa naissance. D'accord, il a été confié à un domestique pour être 
lâché dans la montagne, lequel domestique l'a confié à un berger, lequel
 berger l'a ensuite donné à ses parents adoptifs, roi et reine de je ne 
sais plus quelle cité. Mais est-on vraiment sûr que ces deux nourrissons
 n'en fassent qu'un ? Après tout, dans la mythologie grecque, ils se 
comptent par douzaines (j'exagère un peu, d'accord), ces enfants que l'on 
abandonne à la sauvage nature, suite à un oracle funeste. Voilà une 
époque où vous ne pouviez pas faire un pas dans la campagne sans croiser
 un berger portant un enfant abandonné dans les bras ! On me dira que, 
dans la pièce de Sophocle, le berger en question et le messager qui a 
reçu l'enfant de lui se reconnaissent, ce qui est censé valoir 
certificat quant à l'identité royale d'Œdipe. Mais en fait, non : le 
messager affirme reconnaître le berger, lequel, d'abord, ne l'identifie 
nullement, même s'il finit par se laisser convaincre. Et tout cela pour 
des faits qui doivent remonter à près de 40 ans, puisque, au moment de 
la pièce, Œdipe a déjà eu quatre enfants de Jocaste : deux garçons, 
Étéocle et Polynice (les “frères ennemis” de la première pièce de 
Racine), et deux filles, Ismène et la célèbre Antigone, lesquels ne sont
 déjà plus de prime jeunesse, puisqu'on va voir, dans Œdipe à Colone, autre tragédie de Sophocle, Antigone guider les pas de son père aveugle à travers la Grèce. 
Bref,
 toute cette affaire est un peu louche. Heureusement, comme il est un 
peu tard, désormais, pour établir une éventuelle innocence de ce 
malheureux Œdipe, les psychanalystes peuvent continuer à roupiller 
tranquilles.

 
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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.
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