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dimanche 26 février 2012

Les deux compagnons de l'as de pique


Dans La Structure des révolutions scientifiques, l'historien des sciences Thomas Kuhn relate une fort intéressante expérience de psychologie, réalisée il y a plus de soixante ans par Bruner et Postman. Elle consistait à faire identifier à leurs différents sujets une série de cartes à jouer, au cours de présentations plus ou moins brèves. La plupart des cartes étaient celles que tout le monde connaît, mais, dans le tas, ils en avaient glissé quelques-unes anormales ; par exemple un cinq de pique rouge ou un huit de cœur noir. Les cartes étaient montrées une à une, plus ou moins rapidement et en nombres plus ou moins importants.

Les premières présentations, assez courtes, permirent à tous les sujets d'identifier les cartes, mais d'une manière bizarre : les cartes normales étaient nommées pour ce qu'elles étaient, alors que les anormales n'étaient pas perçues ni identifiées comme telles. C'est-à-dire qu'en face d'un quatre de pique rouge, par exemple, le sujet affirmait qu'on lui avait avait montré soit un quatre de pique, soit un quatre de cœur, mais sans rien repérer de choquant ou simplement d'inhabituel. En clair : le cobaye avait vu ce que la logique et l'habitude lui commandaient de voir et rien d'autre.

Les choses commencent à se détraquer lorsque les deux psychologues augmentent un peu le temps de présentation de chaque carte. Là, certains se mettent à hésiter, montrant qu'ils pressentent une certaine étrangeté. La vérité affleure mais peine à apparaître : pour justifier leur hésitation, certains sujets vont par exemple dire, face à un six de pique rouge, qu'il s'agit d'un six de pique, mais qu'il y a un liseré rouge autour du noir.

Ensuite, lorsque les psychologues augmentent encore le temps d'exposition, les hésitations se muent, chez la plupart des participants, en une véritable confusion – laquelle finit par se résoudre, en général de manière brutale : soudain, sans que rien ne l'ait laissé prévoir, ils mettent le doigt sur l'anomalie et deviennent aussitôt capable de nommer exactement les cartes qu'ils voient, anormales ou normales : la réalité de ce qu'ils voient vient de prendre le pas sur l'idée qu'ils se faisaient de cette réalité.

Cependant, il reste un certain nombre de réfractaires qui, même avec un temps d'exposition quarante fois supérieur à celui nécessaire pour identifier une carte normale, restent incapables de repérer les anomalies. Chez ceux-là, la confusion précédente peut alors déboucher sur une véritable détresse personnelle, une déroute totale. L'un des sujets en est arrivé à s'exclamer : « Je ne peux pas reconnaître le genre de carte, quel qu'il soit. Cela ne ressemblait même plus à une carte, cette fois-ci ! Je ne sais pas de quelle couleur elle est, ni si c'est un pique ou un cœur. Je ne sais même plus à quoi ressemble un pique ! Oh, mon Dieu… »

Si Kuhn relate cette expérience, c'est parce qu'elle lui permet de mieux faire comprendre les résistances opposées par les savants lorsqu'il s'agit d'abandonner leur paradigme ancien au profit du nouveau qui est en train de le remplacer. Ou encore leur capacité à ne même pas repérer, dans leurs expériences, les anomalies qui devraient mettre en danger le paradigme actuellement en vigueur dans leur spécialité, et tout-puissant.

Mais il m'a semblé qu'il n'était pas impossible d'appliquer à d'autres domaines, moins scientifiques, cette obstination que mettent certains d'entre nous – et peut-être nous-mêmes d'ailleurs – à ne jamais repérer les cœurs noirs ni les piques rouges ; et à tenir au minimum pour daltoniens ceux qui pensent les avoir identifiés.

jeudi 9 février 2012

Sentence à l'huile


L'obsession des mauvais peintres : réussir croûte que croûte.

jeudi 18 novembre 2010

Le blanc, le noir, la baleine, la race et le gentil dauphin

Contrairement à certaines rues, la plupart des mots n'a jamais eu un sens unique, en tout cas cela ne devrait pas être. C'est pourtant bien une tendance qui me semble à l'œuvre en notre époque, principalement sous l'influence non de la science elle-même mais du pouvoir qu'elle a pris sur les cerveaux chancelants. Chaque énoncé plus ou moins scientifique dans son allure prend aussitôt la force d'un diktat, et de cette puissance les mots sont victimes comme le reste, devenant univoques et monocolores quand qu'ils étaient chatoyants et multiples. Dès qu'un mot entre dans le champ magnétique de la science, le sens qu'il y prend tend à éliminer tous les autres, à les frapper officiellement d'obsolescence ; même si, en fait, souterrainement pour ainsi dire, ses autres significations, anciennes et éprouvées, restent en vigueur, mais contraintes de se faire discrètes, de marcher sur les bas-côtés du progrès. Prenons trois exemples.

1) À l'époque de Jonas, la baleine était un poisson – c'était même le plus gros d'entre eux, capable de se bouloter un petit prophète en un seul morceau –, le gentil dauphin aussi. Rien de plus logique, puisqu'ils naissaient, vivaient, se nourrissaient, se reproduisaient et mouraient à l'intérieur des océans. Puis les savants sont venus et, le poumon faisant preuve, ont décrété que ces poissons devenaient des mammifères. Depuis, si vous avez le malheur de dire “poisson” en évoquant le dauphin, vous vous faites foutre de votre gueule par tous les demi-connaissants alentour. Or, si la baleine et le dauphin sont indubitablement des mammifères au sens des naturalistes, ils n'en restent pas moins des poissons dans l'ordre de l'imaginaire, lequel à autant droit de cité que l'autre, pourrait même faire valoir son ancienneté et sa plus profonde imprégnation. Faites l'expérience, réunissez cent personnes et demandez-leur de penser à un mammifère. Si leurs pensées pouvaient être projetées sur écran, on verrait apparaître divers animaux à poils, nantis de quatre pattes, gentiment assis au pied d'un arbre à l'orée d'une forêt, ou à la rigueur couchés dans la niche de la cour, mais je prends les paris que pas un dauphin ni pas une baleine.

2) Amusez-vous à parler de la couleur blanche ou de la couleur noire : c'est le plus sûr moyen de faire naître quelques sourires supérieurs entendus : tout le monde sait bien depuis Newton que le blanc n'est que la réunion de toutes les couleurs du spectre, et le noir une simple absence de couleur, voyons ! Sauf que non, pas tout le monde. Et même presque personne. Juste les physiciens et les desservants de leur culte. Pour tous les autres (à commencer par les peintres : allez donc dire à Soulages qu'il a consacré sa vie à une absence de couleur...), le noir a toujours été une couleur à part entière, le blanc également. Et ils le demeurent. Ce qui n'empêche pas, bien sûr, que le blanc soit aussi la réunion des couleurs du spectre : sainte Polysémie, ne laissez pas nos sens et nos esprits s'appauvrir. Du reste, petite parenthèse, ce ne sont pas les découvertes de Newton qui ont, un temps, affaibli les positions du noir et du blanc en tant que couleurs, mais l'invention de l'imprimerie : le noir et le blanc étant les deux seules teintes qui pouvaient être reproduites dans un livre imprimé, leur statut de couleurs s'en est trouvé amoindri, ils devenaient des sortes de couleurs par défaut ; impression prolongée quelques siècles plus tard par la photographie puis le cinéma. Mais sans jamais perdre leurs charges symboliques de couleurs.

3) Le troisième exemple est le plus délicat à manier : la race. Au XXe siècle, des gens qui n'avaient jamais eu la moindre existence dans les millénaires précédents, les généticiens, ont décidé que ce mot était dorénavant dépouillé de tous ses sens, de toutes ses épaisseurs de sens, pour ne plus concerner que le strict domaine qu'ils venaient de se créer, celui des chromosomes et des gènes. Modernœud s'est engouffré comme un seul zombi scientiste dans cette brèche, ne se contentant pas de prescrire ce sens désormais unique, mais rayant tous les autres et flétrissant ceux qui s'obstineraient, par une sorte de fidélité langagière, de nostalgie d'un vocabulaire ondoyant et divers, à les employer encore. Moyennant quoi, tout le monde continue de se rendre compte, à l'œil nu, que les races s'obstinent à exister au sein de l'espèce humaine, à se foutre qu'il ne s'agisse pas de races pures, et même à trouver tout à fait normal que ce mot serve aussi à nommer des choses n'ayant rien à voir avec la race des scientifiques. Ainsi Bernanos lorsqu'il parle des enfants de sa race pour désigner les petits écoliers de l'Artois, ou Brassens qui, dans une chanson évoque La race des chauvins, des porteurs de cocarde : l'un comme l'autre, il me semble, doivent bien se douter qu'un gamin d'Arras ou un nationaliste va-t'en-guerre ont le même patrimoine génétique qu'un collégien de Toulouse ou qu'un “citoyen du monde”. Et quel Parisien n'a pas un jour pensé, après vingt minutes de poireautage nocturne sous la pluie, que les chauffeurs de taxi étaient vraiment une sale race ?

On devrait pouvoir facilement trouver d'autres exemples, mais je ne veux pas lasser l'auditoire : les lecteurs de blogs ne sont pas une race patiente.

jeudi 30 septembre 2010

Aimez-vous brame ?

À Jérôme Vallet, évidemment...


Au musée des Beaux-Arts de Dijon, où Adrien et moi fûmes cet après-midi, il y a des tas de peintres dont j'ignorais jusqu'au nom – ce qui ne devrait surprendre personne. Parmi eux, un certain François Bonvin ; ou Saint Bonvin, c'est selon. Exposé de lui, à Dijon, un tableau intitulé Nature morte avec violon. Donc, on peut, contrairement à ce que d'aucuns affirment péremptoirement.

Sinon, Catherine et sa sœur ont prévu d'aller, à la nuit tombante, crapahuter dans la forêt proche afin d'entendre le brame des cerfs – étant bien clair que je ne vous raconte cela que pour justifier mon titre imbécile. C'est d'autant plus inexplicable qu'il pleut et qu'on entend très bien les autres crétins boisés de la terrasse, un verre à la main, comme nous avons pu le vérifier hier soir. Enfin, bon, elles feront bien comme elles voudront, hein ?