Dans La Structure des révolutions scientifiques, l'historien des sciences Thomas Kuhn relate une fort intéressante expérience de psychologie, réalisée il y a plus de soixante ans par Bruner et Postman. Elle consistait à faire identifier à leurs différents sujets une série de cartes à jouer, au cours de présentations plus ou moins brèves. La plupart des cartes étaient celles que tout le monde connaît, mais, dans le tas, ils en avaient glissé quelques-unes anormales ; par exemple un cinq de pique rouge ou un huit de cœur noir. Les cartes étaient montrées une à une, plus ou moins rapidement et en nombres plus ou moins importants.
Les premières présentations, assez courtes, permirent à tous les sujets d'identifier les cartes, mais d'une manière bizarre : les cartes normales étaient nommées pour ce qu'elles étaient, alors que les anormales n'étaient pas perçues ni identifiées comme telles. C'est-à-dire qu'en face d'un quatre de pique rouge, par exemple, le sujet affirmait qu'on lui avait avait montré soit un quatre de pique, soit un quatre de cœur, mais sans rien repérer de choquant ou simplement d'inhabituel. En clair : le cobaye avait vu ce que la logique et l'habitude lui commandaient de voir et rien d'autre.
Les choses commencent à se détraquer lorsque les deux psychologues augmentent un peu le temps de présentation de chaque carte. Là, certains se mettent à hésiter, montrant qu'ils pressentent une certaine étrangeté. La vérité affleure mais peine à apparaître : pour justifier leur hésitation, certains sujets vont par exemple dire, face à un six de pique rouge, qu'il s'agit d'un six de pique, mais qu'il y a un liseré rouge autour du noir.
Ensuite, lorsque les psychologues augmentent encore le temps d'exposition, les hésitations se muent, chez la plupart des participants, en une véritable confusion – laquelle finit par se résoudre, en général de manière brutale : soudain, sans que rien ne l'ait laissé prévoir, ils mettent le doigt sur l'anomalie et deviennent aussitôt capable de nommer exactement les cartes qu'ils voient, anormales ou normales : la réalité de ce qu'ils voient vient de prendre le pas sur l'idée qu'ils se faisaient de cette réalité.
Cependant, il reste un certain nombre de réfractaires qui, même avec un temps d'exposition quarante fois supérieur à celui nécessaire pour identifier une carte normale, restent incapables de repérer les anomalies. Chez ceux-là, la confusion précédente peut alors déboucher sur une véritable détresse personnelle, une déroute totale. L'un des sujets en est arrivé à s'exclamer : « Je ne peux pas reconnaître le genre de carte, quel qu'il soit. Cela ne ressemblait même plus à une carte, cette fois-ci ! Je ne sais pas de quelle couleur elle est, ni si c'est un pique ou un cœur. Je ne sais même plus à quoi ressemble un pique ! Oh, mon Dieu… »
Si Kuhn relate cette expérience, c'est parce qu'elle lui permet de mieux faire comprendre les résistances opposées par les savants lorsqu'il s'agit d'abandonner leur paradigme ancien au profit du nouveau qui est en train de le remplacer. Ou encore leur capacité à ne même pas repérer, dans leurs expériences, les anomalies qui devraient mettre en danger le paradigme actuellement en vigueur dans leur spécialité, et tout-puissant.
Mais il m'a semblé qu'il n'était pas impossible d'appliquer à d'autres domaines, moins scientifiques, cette obstination que mettent certains d'entre nous – et peut-être nous-mêmes d'ailleurs – à ne jamais repérer les cœurs noirs ni les piques rouges ; et à tenir au minimum pour daltoniens ceux qui pensent les avoir identifiés.