« Croyez-vous, dit Candide, que les hommes se soient toujours mutuellement massacrés comme ils font aujourd'hui ? qu'ils aient toujours été menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux, gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, débauchés, fanatiques, hypocrites et sots ?
– Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers aient toujours mangé des pigeons quand ils en ont trouvé ?
– Oui, sans doute, dit Candide.
– Eh bien ! dit Martin, si les éperviers ont toujours eu le même caractère, pourquoi voulez-vous que les hommes aient changé le leur ? »
Je ne suis pas coutumier du fait, mais il se trouve que je me rappelle fort bien où et quand j'ai lu Candide pour la première fois. C'était en janvier de l'année 1971, au numéro 13 du boulevard Fabert *, à Sedan, Ardennes. Je n'avais pas tout à fait 15 ans.
Mes parents, ma fratrie et moi-même venions, le 29 décembre précédent, de rentrer assez précipitamment d'Algérie, où nous avions passé un an et demi. En attendant que mon père reçût sa nouvelle affectation – ce serait à la base aérienne de Châteaudun, dès les vacances de février –, nous nous étions recasés chez mes grands-parents maternels, à l'adresse sus-indiquée, où ma mère avait vécu son adolescence, au milieu d'une fratrie assez nettement plus nombreuse que la mienne. La petite maison était la conciergerie de la Chambre de Commerce sedanaise, dont mon grand-père, ancien militaire, était devenu le concierge juste après la guerre.
(Je suppose que, officiant aujourd'hui, il bénéficierait d'un titre autrement ronflant ; quelque chose comme “surintendant du parc” ou “grand chambellan des clés”. À moins que ce ne fût “personne en situation de gardiennage”. Bref…)
J'avais donc, quant à moi, sauté du lycée Pasteur d'Oran au lycée Turenne de Sedan – en attendant le CES Beauvoir de Châteaudun. Passant, du même saut, de la douceur oranaise à un putain de froid ardennais. Et c'est là qu'un jour, en fin d'après-midi, sortant de cours, j'ai poussé la porte d'une librairie, probablement située aux alentours de la Place d'Armes, juste avant de redescendre vers la place Turenne par la rue Gambetta, puis, franchissant le bras de Meuse, emprunter la rue Thiers filant vers Torcy jusqu'à l'entrée du boulevard Fabert (on pourra vérifier sur Goople Maps que je ne raconte pas n'importe quoi).
C'est dans cette échoppe, probablement remplacée depuis longtemps par une boutique de fringues pour collégiennes pétassoïdales ou par un kebab bien de chez nous, que j'ai acheté ce volumineux livre de poche qui contenait, sinon tous, du moins un grand nombre des contes du sieur Arouet. Et je crois bien que, si j'ai commencé ma lecture par Candide, c'est parce que son titre était le seul, alors, à me dire vaguement quelque chose.
Pourquoi, moi qui jusque-là n'avais quasiment jamais acheté de livres depuis les Bibliothèques rose et verte de l'enfance, pourquoi ai-je ce jour-là jeté mon dévolu précisément sur Voltaire ? La question restera sans réponse, je le crains. Toujours est-il que c'est lui qui – soyons pompeux une minute – m'a ouvert à deux battants les portes de la littérature.
Imagine-t-on la mine scandalisée et furibarde du seigneur de Ferney, se voyant non seulement reçu dans une maison de gardien, et en plus chargé d'y ouvrir les portes, devenant ainsi le concierge des concierges, un concierge au carré ?
Mais peut-être aurait-il su en rire.
* Comme la forme d'une ville / Change plus vite, hélas, que le cœur d'un mortel, je viens de constater avec un peu d'accablement que le 13 bd Fabert de mon enfance est désormais le 19… et que la Chambre de commerce n'est plus la Chambre de commerce. Salauds de post-modernes ! Mais je suppose que je puis m'estimer heureux de ce que Fabert est resté Fabert : il pourrait aussi bien être maintenant le boulevard de la Transition-écologique, ou l'allée du vivre-ensemble…