mardi 21 août 2018

Les pulsions réactionnaires d'Émile Z.


Nous parlions, il y a quelques jours, de ce mythe pernicieux que l'on nomme égalité ; laquelle, nul n'en ignore, est censée être une des valeurs cardinales de la gauche. Mais de quelle gauche ? Et depuis quand ? Je me posais la question, tout à l'heure, en relisant La Grande Parade de Jean-François Revel. Il s'agit de l'un de ses tout derniers livres, certes pas le meilleur (il fait un peu “fourre-tout”…), mais qui reste d'une intacte actualité, puisque son sous-titre est : Essai sur la survie de l'utopie socialiste ; utopie dans laquelle nous sommes encore largement englués.

Toujours est-il que, à la page 255 de l'édition originale (Plon), je tombais sur un extrait d'interview, celle accordée par Émile Zola à un journaliste du New York Herald Tribune (ancêtre de l'International Herald Tribune), le 20 avril 1890. Voici ce que déclare cette intouchable icône de tous les socialistes français, et probablement navarrais itou  :

« Je suis en train de travailler à un roman, L'Argent, qui traitera des questions concernant le capital, le travail, etc., qui sont agitées en ce moment par les classes mécontentes en Europe. Je prendrai comme position que la spéculation est une bonne chose, sans laquelle les industries du monde s'éteindraient, tout comme la population s'éteindrait sans la passion sexuelle. Aujourd'hui les grognements et grommellements émanant des centres socialistes sont le prélude à une éruption qui modifiera plus ou moins les conditions sociales existantes. Mais le monde a-t-il été rendu meilleur par notre grande Révolution ? Les hommes sont-ils en quoi que ce soit en réalité plus égaux qu'ils ne l'étaient il y a cent ans ? Pouvez-vous donner à un homme la garantie que sa femme ne le trompera jamais ? Pouvez-vous rendre tous les hommes également heureux ou également avisés ? Non ! alors arrêtez de parler de l'égalité ! La liberté, oui ; la fraternité, oui ; mais l'égalité, jamais ! »

Il y eut donc une époque où l'on pouvait être de gauche tout en demeurant en prise avec le réel, sans céder à n'importe quel mirage mortifère : ça n'allait pas durer, le XXe siècle pointait déjà son mufle dans l'entrebâillement.

mercredi 8 août 2018

Merci Bernard ou les grandes invasions Frank


Elles pensaient à quoi, les têtes pensantes de la maison Flammarion, en ce dernier trimestre de 1999 (l'achevé d'imprimer du livre dont je parle est d'octobre) ? Était-ce la perspective de basculer bientôt dans un millénaire inconnu qui leur gelait à ce point la matière grise, à ces vénérables éditeurs ? L'idée qu'ils ne lui survivraient probablement pas, et déjà bien beau s'ils parvenaient à traverser sans dommages irréversibles le petit siècle qui profitait de l'occasion pour pointer lui aussi son déroulé d'inconnu et d'inquiétant ? Toujours est-il.

La première aberration est d'avoir intitulé Romans le gros volume (collection “Mille et une pages”) de 1600 pages qu'ils consacraient cette année-là à Bernard Frank (sans “c” avant le “k” : il y tenait), alors que, sur les sept livres collectés, deux seulement méritent ce qualificatif – et ils ne sont pas, mais pas du tout, ce que l'on peut y trouver de mieux. Ensuite, comment n'a-t-il sauté à l'esprit de personne qu'on ne pouvait pas proposer à la convoitise générale un volume pareillement composé sans la moindre table des matières permettant de s'y retrouver un tant soit peu ? Or, je vous l'assure : j'ai retourné l'objet dans tous les sens, inspecté les rectos, scruté les versos, sans trouver trace de cette fichue table, dont l'absence oblige le lecteur vagabond, celui qui n'a pas envie de l'ordre chronologique proposé, à tourner des dizaines de pages avant d'espérer atteindre enfin le début du livre qu'il souhaite lire – c'est franchement agaçant, et certainement pas pardonnable.

Mais ça vaut la peine. Replonger dans les textes de Bernard Frank est un plaisir, et même un bonheur, allons jusque-là, qui ne semble pas devoir s'éventer avec le temps et les relectures ; on se demande même s'ils ne prendraient pas davantage de corps entre deux, comme si les plus ou moins longues stations en rayonnage valaient des années de cave. Et j'en arrive à n'être plus trop capable de discerner quels sentiments m'inspirent ceux qui ignorent tout de cette prose caressante et féroce, féline pour tout dire : font-ils envie ou bien pitié ? comme bêlait l'autre ; envie des jouissances qui les attendent le jour où ils s'y mettront, pitié des cruelles privations qu'ils s'infligent en se confinant dans leur ignorance. Mais, après tout, qu'ils se débrouillent. 

Si l'on venait me demander (mais qui y songerait ?) par quel livre commencer, par quel côté aborder la planète Frank, je crois qu'après mainte hésitation, je conseillerais ses chroniques journalistiques ; lesquelles, des années cinquante jusqu'à la fin de sa vie, ont été recueillies en plusieurs volumes. Et, pour être plus précis, je dirigerais sans doute le demandeur vers celles des années 1981 – 1985, publiées à l'époque par Le Matin de Paris, journal platement socialiste qui gagnait à n'être pas connu – sauf pour Frank, précisément ; et aussi parce que, sis rue Hérold comme le restaurant Big Buddah où je tenais mes assises, il m'a permis de connaître un certain nombre de joyeux lurons à carte de presse, et même de leur gagner des tournées d'apéros à la belote de comptoir et au 421. Il devait me sembler, alors, que fréquenter le personnel des cuisines me dispensait de goûter à leur plat, et je crois bien n'avoir pas ouvert le quotidien voisin plus de deux ou trois fois durant l'entièreté de son existence. Si bien que j'ignorais tout des chroniques que Frank y publiait hebdomadairement : on est souvent très con, à 25 ans ; et la belote de comptoir n'arrange rien, ni les mélanges apéritifs. 

Quoi qu'il en soit, ces précieuses chroniques matutinales ont été réunies par Grasset en 2002, sous le titre Vingt ans avant. Je vous encourage vivement à ce saut en arrière, vous m'en remercierez.

vendredi 3 août 2018

Contre l'égalité, principe satanique


Si je croyais à Dieu et à diable, je dirais volontiers que c'est le second qui a instillé dans l'esprit de l'homme ce désir d'égalité qui le ravage, de nos jours plus qu'en aucun siècle. Désir inassouvissable, ce qui signe encore plus son origine diabolique, puisque, chacun s'en rend compte au fond de soi, l'égalité parfaite entre les hommes, entre tous les hommes (surtout si on leur adjoint les femmes…), ne saurait être atteinte. Mais le diable, cette vénéneuse chimère, a bien vu que ce qui importait pour son commerce, c'était qu'ils s'en approchassent suffisamment  pour que l'envie les empoigne de l'embrasser tout à fait ; car c'est seulement alors que le désir pourra produire ses effets les plus dévastateurs, propager ses épidémies les plus meurtrières. Je ne sais d'ailleurs pourquoi je mets le verbe au futur : nous y sommes.

Lorsque les hommes sont inégaux entre eux (on peut aussi être inégal à soi-même, mais c'est une autre question…), radicalement inégaux, la distance qui les sépare est si grande qu'elle leur demeure invisible. De même qu'une fourmi est beaucoup trop petite pour seulement apercevoir l'humain qui vient de l'enjamber. C'est valable aussi pour l'injustice : l'une comme l'autre, l'inégalité et l'injustice, n'apparaissent aux regards que quand elles se réduisent. Et plus elle se font petites, plus elles deviennent insupportables.  Lorsque l'injustice devient microscopique (songeons à l'hystérie de certaines féministes post-modernes, rendues folles de rage par la vacuité de leurs luttes picrocholines), quand l'inégalité se fait infinitésimale, c'est alors qu'elles déclenchent de terribles frustrations, qui se muent en rancœurs, avant de déboucher sur ce que René Girard appellerait des “conflits mimétiques”, c'est-à-dire sur une violence sans frein, ivre d'elle-même, sans plus aucun mobile fixe.

Pour finir, à force de s'amenuiser, les inégalités deviennent purement fantasmagoriques ; elles n'en paraissent que plus énormes et tyranniques, scandaleuses, intolérables, aux yeux des pourfendeurs de géants obnubilés par ces moulins à vent virtuels que le diable – si c'est bien lui – leur projette en 3D. Il me semble que nous abordons ce stade. Bientôt, nous traquerons inégalités et injustices à l'intérieur de nous-mêmes, et ce sera une manière de suicide infiniment neuve et attrayante.