vendredi 24 mars 2023

Femmes entre elles


 Mon vieil ami dominico-français (pour les mal-comprenant : adjectif forgé par mes soins à partir de France Dimanche…), Jean S., m'envoie une coupure de presse émanant de France Info Bretagne. Ce qui, déjà, est curieux, vu qu'il n'habite point en cette riante province. 

Elle relate, cette coupure, qu'à Dinan, le 10 mars dernier, une femme a été massacrée à coups de couteau, et jusqu'à ce que mort s'ensuive, par… par… par sa concubine

Voulant me mettre en règle avec ma conscience, je suis allé fouiller les entrailles du compte touitteresque d'Élodie J., pour voir si elle avait bien pensé, alors, à pousser un grand cri d'indignation face à cette violences-faites-aux-femmes (syntagme figé), comme elle le fait environ cinq fois par semaine. 

J'ai été fort surpris de ne rien trouver. 

Un moment d'inattention peut-être ? Ou bien, quand les petits meurtres se passent entre femmes, peut-être ne peuvent-ils être officiellement comptabilisés comme féminicides

Du coup, dois-je lui signaler l'affaire par himmel privé, afin qu'elle puisse tenir ses fiches bien à jour ?

Mais, si je le fais,  la demoiselle sera-t-elle éperdue de gratitude envers nous – moi et ma vigilance citoyenne – ou bien si elle m'en voudra pour la légère trace de sarcasme qu'elle s'imaginera déceler chez son lanceur d'alerte, pourtant bien innocent de toute arrière-pensée ironique ? 

Je me perds en conjectures.

mardi 14 mars 2023

Le Maître et les Précieuses


 Repris ce matin Le Maître et Marguerite, dans la collection “Bouquins” de Robert Laffont. Très pratique puisque, en un seul volume, sont proposés les quatre romans écrits par Boulgakov. Pratique… à condition d'éviter comme la peste et le choléra réunis les abondantes notes déposées en bas de page par les deux redoutables bas-bleus, Femmes savantes hyper-moliéresques, Précieuses passées au-delà du ridicule, malencontreusement chargées de cette édition, à savoir Mmes Laure Troubetzkoy et Marianne Gourg, toutes deux universitaires bien entendu, comme l'indique assez l'impeccable sabir de leur copieuse introduction. 

Mais leur vrai chef-d'œuvre, ce sont donc les notes, dont ces deux pénibles punaises d'amphithéâtre ont maculé à peu près près chaque page. Elles sont en gros de deux sortes, les bénignes et celles qui devraient, dans un monde bien ordonné, relever de la justice pénale voire des Assises. Les bénignes sont celles dans lesquelles nos Bécassines surdiplômées étalent leur pseudo-science hors de propos, avec une candeur qui ferait sourire d'indulgence si la chose n'était pas aussi répétitive. Les notes “malignes” sont toutes celles où ces dames se croient autorisées à nous révéler brutalement et tout de suite ce que le malheureux écrivain qu'elles mettent à la torture avait choisi, lui, de nous distiller subtilement et plus loin dans son roman. 

Pour donner à ceux qui ne lisent pas une image à peu près correcte de ce que cela représente, qu'ils imaginent se trouver au cinéma avec, derrière eux, deux harpies discoureuses qui ont déjà vu le film et ne cessent de commenter et d'expliquer à haute voix ce qui va se passer sur l'écran dans la demi-heure suivante.

Le malheureux et bouillonnant lecteur de Boulgakov, lui, soupire de regret en songeant aux belles époques médiévales, celles où Mmes Troubetzkoy et Gourg auraient été condamnées à subir deux jours complets de pilori sur la place publique, tandis que les ribaudes de la ville seraient venues leur jeter au visage, à grandes brassées rigolardes, pommes pourries et trognons de chou, voire déjections canines.

Le miracle est que, constamment interrompu par ces Cathos et Magdelon piaillantes, Mikhaïl Afanassievitch s'en sorte non seulement vivant mais plus grand que jamais.

vendredi 10 mars 2023

Du travail bien fait ou L' Arrestation d'un roman

Le 15 février 1961, aux alentours de midi, on sonna à la porte du petit appartement moscovite de Vassili Grossman. Dès qu'elle fut ouverte par la femme de ménage, cinq hommes entrèrent, dont un colonel en costume sombre qui informa l'écrivain qu'ils appartenaient au KGB et qu'ils étaient là pour “extraire” – ce fut son mot – son roman Vie et Destin. Il ne se fit pas faute d'exhiber un mandat dûment signé et tamponné.

Tandis que Grossman, livide dans son fauteuil, était victime d'un malaise, les cinq hommes entreprirent de fouiller méticuleusement son bureau, fourrant dans de gros sacs de toile non seulement les exemplaires dactylographiés du chef-d'œuvre non encore publié, mais également les brouillons de chapitres écartés par l'écrivain, ses ébauches, jusqu'à la dernière note griffonnée. Au bout d'une heure environ, la moindre trace du roman avait été engloutie par les sacs voraces, eux-mêmes enfouis dans le coffre de la voiture garée au bas de l'immeuble. Était-ce tout ? Non.

Ayant demandé à l'écrivain s'il existait d'autres exemplaires de son roman, celui-ci répondit par l'affirmative et indiqua qu'il en existait trois : l'un chez un de ses cousins, le deuxième à la rédaction de la revue Novy Mir et le troisième chez sa secrétaire, pour correction. Après avoir ordonné à quelques-uns de ses sbires d'aller immédiatement récupérer les deux premiers, le colonel du KGB intima à Vassili Grossman l'ordre de le suivre.

Dix ans plus tôt, ainsi embarqué, Grossman aurait probablement disparu sans laisser de trace. Mais, en 1961, c'était le “dégel” à la mode soviétique : on ne fusillait plus les écrivains, on se contentait d'arrêter leurs romans. Ce qui n'excluait nullement le travail bien fait, consciencieux, poussé jusqu'à l'art. C'est ainsi que, chez la secrétaire-dactylo de Grossman, les agents du KGB raflèrent non seulement les copies sur papier pelure, mais également les feuilles de papier carbone… et jusqu'aux rubans de la machine à écrire : on n'est jamais trop prudent.

Les KGBistes ignoraient pourtant une petite chose : si Grossman leur avait si volontiers indiqué où trouver les trois copies supplémentaires de Vie et Destin, c'était en quelque sorte pour anesthésier leurs soupçons. Car il était seul à savoir qu'il avait mis, plusieurs semaines auparavant, deux autres exemplaires de son roman en sécurité, l'un chez une amie de jeunesse, l'autre chez le poète Sémion Lipkine – chacun des deux dépositaires ignorant l'existence de l'autre. Et c'est grâce à cette double précaution que le monde et moi-même découvrîmes ce chef-d'œuvre russe au début des années quatre-vingt.

Cette “arrestation” de Vie et Destin avait été décidée au niveau du Comité central, par le responsable du département Culture. Cet apparatchik de haute volée avait pour nom Polikarpov.

Et, soudain, c'est le fantôme de Flaubert qui traverse la scène avec un long rire silencieux.

 

samedi 4 mars 2023

La littérature dans le sens contraire de la marche

Vassili Grossman, 1905 – 1964.

 J'ai déjà consacré plusieurs billets, partiellement ou en totalité, à ce livre majeur du vingtième siècle : Vie et Destin. Si l'on désire les retrouver, il suffit de taper “Vassili Grossman” dans le petit cartouche situé en haut et à gauche de cette page. Je ne crois pas exagérer en parlant de “livre majeur” : si je devais dire quels sont, à mon sens, les deux plus grands romans russes du siècle passé (mais je suis fort loin de tous les connaître), capables de se mesurer aux chefs-d'œuvre du XIXe, Vie et Destin serait l'un d'eux ; l'autre étant, toujours à mon humble avis, Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Seulement voilà…

Dans l'esprit de son auteur, Vie et Destin ne devait être, initialement, que le second panneau d'un diptyque consacré à Stalingrad. Confisqué par le KGB en 1960, il ne verra pas le jour du vivant de son auteur : au moment de la confiscation, Souslov, l'idéologue en chef de l'URSS récemment “dégelée”, a affirmé à Grossman qu'un tel livre ne pourrait être publié “avant deux ou trois cents ans”. Il le sera pourtant, en Occident, au tout début des années quatre-vingt, époque où je l'ai acheté et lu : cette fresque douloureuse et, paradoxalement, revigorante était bien la critique la plus profonde et la plus radicale non seulement du stalinisme mais du communisme soviétique dans sa totalité ; tout en étant une véritable épopée romanesque, consciemment placée par l'auteur – et cela dès son titre – sous le haut patronage du Guerre et Paix de Tolstoï, mais aussi, de façon moins éclatante peut-être, sous celui du Crime et Châtiment de Dostoïevski.

Mais quid du premier panneau de ce diptyque ? Il s'intitulait – et s'intitule d'ailleurs toujours – Pour une juste cause. Il avait d'abord été publié par la revue Novy Mir, en 1952, c'est-à-dire du vivant de Staline, même si ce fut au pris d'assez nombreux “adoucissements” et coupures imposés à l'auteur par les dirigeants de Novy Mir. Dès février de l'année suivante, le roman dut subir une descente au lance-flamme dans la Pravda, motivée en grande partie par l'antisémitisme d'État qui se mettait en place, mais officiellement parce qu'il donnait “une image déformée de l'homme soviétique”. 

Pourtant, à l'époque où il écrit ce premier livre, Grossman est encore, malgré quelques “lézardes” dans sa foi communiste, un romancier soviétique : le fait que Pour une juste cause (dont le titre lui-même “sonne” terriblement communiste…) ait pu être publié du vivant de Staline, le dit assez clairement. C'est juste après que va se produire en lui cette espèce de révolution spirituelle, morale, politique aussi, ce déchirement complet du voile du temple, qui va conduire Grossman de Pour une juste cause au chef-d'œuvre indubitable que sera Vie et Destin : le romancier soviétique va se métamorphoser en écrivain russe, et des plus grands. 

Longtemps j'ai cru que plus personne ne lisait Pour une juste cause ; et d'autant moins que, au prix de quelques notes explicatives en bas de pages, Vie et Destin souffrait fort bien d'être lu indépendamment. Or, une conjonction s'est produite, ces dernières semaines. Alors que j'achevais une quatrième (au moins…) lecture de Vie et Destin, j'ai découvert que Calmann-Lévy venait tout juste de republier plusieurs livres de Vassili Grossman… dont, précisément, Pour une juste cause. Je l'ai évidemment acheté et ai commencé à le lire hier : à peine cent pages sur les mille qu'il comporte.

Or, c'est une impression curieuse. Les deux romans sont, temporellement,  soudés l'un à l'autre : Pour une juste cause commence juste avant la grande attaque allemande sur Stalingrad, soit en avril 1942, tandis que Vie et Destin couvre la période allant du milieu du siège de la ville jusqu'à la capitulation du maréchal Paulus au début de 1943. Je me retrouve donc, toutes proportions gardées, dans la situation de quelqu'un qui découvrirait Les Trois Mousquetaires alors qu'il connaîtrait Vingt ans après depuis trois ou quatre décennies. Du coup, le lecteur a la sensation d'être un genre de dieu omniscient ou, plus modestement, une espèce de Nostradamus lisant l'avenir à livre ouvert.

Ce jeune Tolia frais émoulu de son école militaire, il sait déjà, ce lecteur qui est moi, que dans quelques mois il agonisera et mourra dans un hôpital de campagne ; ce commissaire politique à la foi communiste apparemment inébranlable, il est certain de le retrouver prochainement dans les caves de la Loubianka, interrogé “virilement” par d'impavides tchékistes ; quant à cet homme mûr et assuré de lui-même, c'est dans un camp de concentration allemand qu'il va échouer, et il ne sait pas encore qu'il sera amené à disputer une étrange joute verbale avec l'officier de la Gestapo, commandant de ce même camp, à propos des dangereuses ressemblances entre communisme et nazisme et des buts similaires de leurs deux tyrannies ; quant à cette fraîche et jolie Maroussia, il est bien triste de savoir qu'elle ne vivra pas au-delà du premier roman et de ne rien pouvoir faire pour lui éviter le sort qui l'attend ; etc. 

Et, par-dessus tout cela, englobant les destins individuels et les vies particulières, la vision surréelle d'une ville, Stalingrad, partant de ses ruines pour se reconstruire, immeuble par immeuble, rue après rue, comme dans un film projeté à l'envers.

Pour finir, que recommander, à qui n'a encore rien lu de Vassili Grossman ? Évidemment, l'idéal, et le plus logique, est de lire Pour une juste cause d'abord, Vie et Destin ensuite. Mais, en dehors des librophages de mon acabit, qui se sent le courage et l'endurance de s'engager dans un périple souvent éprouvant de près de deux mille pages ? 

Pour ceux qui trouveront qu'un demi-voyage est bien suffisant, c'est évidemment Vie et Destin qu'il leur faudra lire.

Tant pis pour la cause.

mercredi 1 mars 2023

Schnaps et troïkas comme s'il en pleuvait

 

Père Joseph et oncle Adolf m'ont bien occupé en février.

Plus que Dame Ternette en tout cas…