jeudi 28 février 2019

Le visage d'Ornifle et l'accent de Machetu


Si l'on se procure le théâtre d'Anouilh dans l'édition qu'en propose La Table ronde, dans sa collection La Petite Vermillon, on se verra indiquer, en ouverture de chaque pièce, ses date et lieu de création, mais aussi la distribution de ce soir-là. C'est à la fois précieux et perturbant ; plus exactement : précieux ou perturbant. 

Prenons en exemple le cas d'Ornifle ou le Courant d'air, que j'ai lue hier. On nous informe que le rôle éponyme était tenu par Pierre Brasseur : c'est une information judicieuse. Dès les premières répliques de ce personnage hâbleur, flamboyant, goujat et séducteur, cynique et un peu perdu dans sa propre existence, on entend littéralement Brasseur les dire, on a le son de sa voix, on voit ses gestes, sa façon de redresser la tête, ses moues et ses regards toiseurs, etc. Bref, d'entrée de scène, Ornifle se trouve comme charnellisé, si on veut bien m'accorder le néologisme.

Mais voici qu'apparaît son ami Machetu. La première didascalie le concernant nous informe de ceci : « Entre Machetu – rond et vulgaire. Il a un terrible accent rocailleux du Sud-Ouest. » Or, qui endossait le costume de Machetu, le soir de la Première ? Louis de Funès. Essayez donc d'imaginer Funès en personnage “rond” et affublé d'un accent rocailleux du Sud-Ouest… C'est impossible ; cela passe les capacités de l'imagination humaine. Et c'est une discordance qui, plus ou moins, suit le lecteur durant toute la pièce ; la seule solution pour l'atténuer étant de s'efforcer d'oublier soit l'acteur, soit l'accent.  Nous sommes donc là en présence d'une information perturbante.

Ce qui n'ôte rien au fait principal : Jean Anouilh est un magnifique auteur de théâtre ; et, à mesure que je le lis, j'en veux davantage à mes divers professeurs de français qui n'ont jamais pris la peine, alors, de me le faire découvrir, sans doute trop occupés qu'ils étaient à nous gorger des pensums didactiques de Sartre et de Camus, voire de cet implacable emmerdeur de Samuel Beckett. Je suppose que,  dans les classes de l'Éduc' nat" actuelle, on ne lit plus ni Sartre, ni Camus, ni Beckett. Ce qui est déjà un encourageant début.

mercredi 27 février 2019

Tirades poussiéreuses et comédiens fourbus


Cette micro-polémique autour du “hijab”(,en patois de Seine-Saint-Denis حِجَاب) mis en vente par un fabricant d'articles de sport m'amuse beaucoup : elle me fait l'effet d'une sorte de pet furtif, silencieux et inodore, un minuscule souffle de rien, mais qui permet aux troupes constituées de rejouer avec un enthousiasme rajeuni leurs vieilles scènes de prédilection, pourtant usées jusqu'à la trame : les cohortes de l'ancienne France hurlent à l'invasion mahométane-qui-a-encore-fait-un-pas-de-plus, pendant que, dans le théâtre d'en face, les bataillons du monde d'après braillent au fascisme et à l'islamophobie-qui-rappelle-les-heures-etc. Tout le monde salue, le rideau tombe, puis se relève, mais personne n'applaudit car les deux salles sont vides. Les deux directeurs se hâtent de retirer leurs affiches et se mettent fiévreusement en quête du prochain “scandale” qui leur permettra de ressortir leurs quatrains fourbus. Même la marchande d'esquimaux n'a pas daigné se déplacer.

samedi 23 février 2019

Dieu, la connasse et le grand crétin


La chanson s'appelle Sur ma vie et, comme elle a été enregistrée deux ou trois semaines après ma naissance, rien ne m'empêche d'y voir une sorte de salut  adressé à mon mini-moi vagissant. C'est une bien jolie chanson, triste et mélodieuse, où un pauvre petit gars éperdument amoureux est plaqué au pied de l'autel par une connasse sans cœur, et probablement sans cervelle non plus. Il n'empêche qu'elle est un peu bizarre – pas la connasse : la chanson. Voici ce qu'on peut entendre au troisième couplet :

Près des orgues qui chantaient
Face à Dieu qui priait
Heureux je t'attendais

Est-ce que par hasard je serais le seul à me demander qui Dieu pourrait bien prier ? Je ne vois qu'une alternative. Ou bien il se prie lui-même, ce qui pourrait induire un certain abus du vin de messe, voire d'une quelconque herbe-qui-fait-rire ; ou bien il faut prendre le verbe dans son sens non religieux, comme dans l'expression « je vous prie de bien vouloir arrêter de me casser les couilles ». En ce cas, la prière divine pourrait s'adresser à la promise du grand crétin qui poireaute devant l'autel, dans son costume de location mal ajusté, à demi étouffé par un nœud pap' trop serré. On imagine quelque chose comme ceci :

« Bon, écoute-moi bien, infinitésimale créature : jusqu'à vingt minutes de retard, je n'ai rien dit ; je sais comment sont les femmes – et pour cause –, surtout le jour de leur mariage. Mais, là, tu attiges. Bon sang, regarde : tout est prêt, les orgues chantent, ta future victime a le “oui” au bord des lèvres, toute la noce est alignée dans les travées, c'est un succès, on refuse du monde en bout de nef, mon bon curé est chaud bouillant du ciboire et on peut voir quelques tics nerveux apparaître sur les figures mal mouchées des enfants de chœur qui commencent à s'impatienter de la sonnette. Alors, maintenant, ça va : rapplique et au trot, nom de Moi ! »

Mais la connasse persiste dans son refus, se bute dans l'absence, et voici le travail :

Mais les orgues se sont tues
Et Dieu a disparu
Car tu n'es pas venue 

On comprend Dieu : avec le paquet d'imbéciles qui, à chaque heure, nuits et week-ends inclus, comptent sur lui pour les tirer du pétrin dans lequel leur congénitale sottise les a plongés, il n'allait pas passer la journée là, dans cette triste église de banlieue mi-ouvrière, mi-rentière, à attendre une tête de mule gazéifiée de blanc. Il l'a donc, très logiquement, joué cassos. Ne reste plus dans l'église (l'organiste vient lui aussi de quitter sa tribune) que le grand crétin, qui se met à radoter de façon pitoyable ou risible, selon votre humeur du moment :

Sur ma vie je t'ai juré un jour
De t'aimer jusqu'au dernier jour de mes jours
Et même à présent
Je tiendrai serment
Malgré tout le mal que tu m'as fait
Sur ma vie
Chérie
Je t'aimerai

L'auditeur, attendri ou consterné, se dit que sa vie va suivre désormais une pente hélas trop connue : solitude, rêves chimériques, déclassement social, masturbations excessives, alcoolisme, vote à gauche, accident mortel de Mobylette un soir de murge en technicolor…

Mais non ! Se laisser aller à ce pessimisme gluant prouve simplement que l'on n'a écouté chanter Charles que distraitement. Parce qu'enfin, cette scène lamentable à laquelle il nous a été donné d'assister, elle a eu lieu au pied de l'autel d'une église que l'on suppose catholique (du reste, serait-elle orthodoxe ou adventiste du septième jour que cela ne changerait rien à l'affaire). Ce qui implique que le grand crétin et la connasse gazéifiée sont déjà officiellement mariés à la mairie communiste de leur patelin grisâtre ! Voilà qui devrait ramener un pâle sourire sur la face blême de notre héros – et, du même coup, nous dispenser de ses serments à la con.

Reste à savoir si un mariage débutant par une retentissante désertion ecclésiale a des chances, même minimes, d'aboutir à une union durable et satisfaisante. Mais, bon, hein : c'est leur problème.

vendredi 22 février 2019

Lol et contre-lol : le modernisme fait rage


Rien de plus réjouissant, ces jours derniers, que l'affaire de la “ligue du lol”, dans laquelle on voit s'empêtrer de parfaits jeunes gens modernes, journalistes de gauche, sociétaux à donf, perpétuels aides de camp-du-Bien, qui se sont livrés, voilà quelques années, à des plaisanteries de potache ciblées sur un certain nombre de jeunes femmes, entre autres, et qui se retrouvent aujourd'hui, bien entendu, accusés de “harcèlement”, quand ce n'est pas de torture morale ou de sadisme féminophobique. Il est tout de même du plus haut comique de voir que ces mauvaises blagues émanent toutes de gens qui, par ailleurs, passaient leur temps à donner à la terre entière des leçons de morale progressiste, de féminisme, de vivre-ensemble, etc.  : méchant retour du refoulé. Muray serait aux anges : c'est vraiment, comme il l'avait vu avant tout le monde, “Moderne contre moderne”. Bien entendu, depuis que l'on a découvert les traits grimaçants de la bête immonde derrière le masque de l'ange, c'est la panique dans la basse-cour progressiste, et l'on peut voir tous les specimens de volaille de concours, les Sarkofrance, les Birenbaum et  autres gallinacés de haute blogure, se bousculer pour être le premier à se désolidariser de leurs anciens petits camarades, au besoin en leur renfonçant sous l'eau la tête qu'ils parviennent déjà si peu et si mal à ressortir. Et pendant que les poules éco-responsables et citoyennes s'écharpent du bec dans leur élevage en batterie, les fiers coqs réactionnaires de plein air se contentent, dans leur pré verdoyant, de ricaner avec indulgence.

mercredi 20 février 2019

Antioche à travers les âges


Saisissante est la description que fait Ernest Renan* d'Antioche, au moment où y fut fondée l'une des toutes premières Églises chrétiennes, soit alentour l'an 40 de notre ère (car fonder une Église chrétienne en l'an 40 avant J.C. eût été pour le moins problématique…) ; saisissante parce que propageant des échos perceptibles jusques aux rivages splendides de notre agonisante époque. Voici le passage : 

« Antioche, au bout de trois siècles et demi d'existence, se trouva un des points du monde où la race était le plus mêlée. L'avilissement des âmes y était effroyable. Le propre de ces foyers de putréfaction morale, c'est d'amener toutes les races au même niveau. L'ignominie de certaines villes levantines, dominées par l'esprit d'intrigue, livrées tout entières aux basses et subtiles pensées, peut à peine nous donner une idée du degré de corruption où arriva l'espèce humaine à Antioche. C'était un ramas inouï de bateleurs, de charlatans, de mimes, de magiciens, de thaumaturges, de sorciers, de prêtres imposteurs ; une ville de courses, de jeux, de danses, de processions, de fêtes, de bacchanales ; un luxe effréné, toutes les folies de l'Orient, les superstitions les plus malsaines, le fanatisme de l'orgie. Tour à tour serviles et ingrats, lâches et insolents, les Antiochéniens étaient le modèle accompli de ces foules vouées au césarisme, sans patrie, sans nationalité, sans honneur de famille, sans nom à garder. Le grand Corso qui traversait la ville était comme un théâtre, où roulaient tout le jour les flots d'une populace futile, légère, changeante, émeutière, parfois spirituelle, occupée de chansons, de parodies, de plaisanteries, d'impertinences de toute espèce.  La ville était fort lettrée, mais d'une pure littérature de rhéteurs. Les spectacles étaient étranges ; il y eut des jeux où l'on vit des chœurs de jeunes filles nues prendre part à tous les exercices avec un simple bandeau ; à la  célèbre fête de Maïouma, des troupes de courtisanes nageaient en public dans des bassins remplis d'une eau limpide. C'était comme un enivrement, comme un songe de Sardanapale, où se déroulaient pêle-mêle toutes les voluptés, toutes les débauches, n'excluant pas certaines délicatesses. Ce fleuve de boue qui, sortant par l'embouchure de l'Oronte, venait inonder Rome, avait là sa source principale. Deux cents décurions étaient occupés à régler les liturgies et les fêtes. La municipalité possédait de vastes domaines publics, dont les duumvirs partageaient l'usufruit entre les citoyens pauvres. Comme toutes les villes de plaisir, Antioche avait une plèbe infime, vivant du public ou de sordides profits. »

Est-il besoin de le préciser : toute esquisse de parallèle avec d'autres contrées et d'autres cités serait à la fois inepte et fort mal venu…

* Ernest Renan, Histoire des origines du christianisme, Robert Laffont, Bouquins vol. I, p. 426.

lundi 18 février 2019

Monte le chauffage et va voter !

Désopilant exercice de “pensée magique” chez Anastase Sarkofrance, qui, en quelques phrases à la fois péremptoires et grisâtres, dont il n'a hélas pas l'apanage, entreprend de nous persuader que notre vote aux prochaines élections (européennes, à ce qu'il semble) ne doit être subordonné qu'à une seule préoccupation : le climat. On ne sait pas, pour en arriver à cette ébouriffante directive, combien de fois il a fait tourner le pendule qui occupe sa tête démeublée, mais sa conclusion est d'autant plus sans appel que, désormais, notre mage post-moderne voit le climat changer à vue d'œil. Par exemple, il trouve “les inondations plus fréquentes”. Dans sa salle de bain ? Personne ne lui a jamais montré, à ce brave halluciné, des photographies de Paris en 1910, ou en d'autres années certes un peu moins impressionnantes mais bien humides tout de même ? Quelqu'un a songé à lui demander depuis combien de décennies il pointait sérieusement toutes les inondations ayant lieu ici ou là ? J'ai noté, moi, que l'Eure qui sortait régulièrement de son lit au moins une fois par saison, ne l'a plus fait depuis plusieurs années, ou en tout cas en des proportions nettement moindres qu'il y a dix ou quinze ans. Mais c'est sans doute mon mauvais esprit qui l'a partiellement asséchée. 

Autre signe qui conforte notre décrypteur de marc de café : “un mois de février étonnamment doux”. Ah, ces hommes de progrès ! qu'il en faut peu pour les étonner ! C'est l'ennui, avec les gens toujours tournés vers l'avenir : ils oublient qu'il gelait encore la semaine dernière. Ils oublient aussi que, des mois de février aussi “étonnamment doux”, on pourrait leur aligner deux douzaines depuis le début du XXe siècle, simplement en ayant la curiosité élémentaire de consulter les archives idoines. Mais il est vrai que, désormais, Anastase ne travaille plus qu'à vue d'œil. Donc, foin des archives et documents divers. 

Raison supplémentaire de bien voter dans quelques semaines : “la disparition progressive des insectes”. On touche là à la fantasmagorie pure, bien entendu : j'en veux pour preuve que, l'été dernier, on ne pouvait pas, ici, dans l'Eure, croiser une personne sans qu'elle se plaigne de la prolifération des mouches ou de la surabondance des moucherons. Pour ne rien dire des guêpes, bourdons, papillons, etc., qui étaient fidèles au rendez-vous annuel dans tous les jardins alentour. Il n'empêche qu'Anastase, lui, a constaté leur “disparition progressive” dans son arrondissement de bobo parisien : trop fort. 

Il y a aussi, pour guider notre main vers l'urne prochaine, “les orages soudain et plus violents”. Car chacun sait que, jusqu'à ces dernières années, les orages avaient toujours été l'exemple même du phénomène lent et progressif – ce qui les rapproche, on le notera, de la disparition des insectes. Quand à leur violence, je ne puis rien dire : je crois bien que, l'été dernier, nous n'en avons pas vu passer plus d'un ou deux : trop peu pour me livrer à de savantes études comparatives. 

Heureusement, Anastase n'est pas sevré de tout espoir puisque la jeunesse, ferment et levain de lendemains chantonnants comme chacun sait, a pris fermement les choses en main. D'abord en créant une association à but non lucratif (il faudrait voir…), Youth for climate, ensuite en décrétant, le 15 mars prochain, une “grève mondiale pour le futur”. Les vieux ronchonneurs grommelleront qu'ils auraient au moins pu, ces jeunes décérébrés, déclencher leur grève pour l'avenir, plutôt que pour le futur, ce qui est s'exprimer en petit-lyonnais. À ceux-là, Anastase et moi répondrons d'une même voix vibrante qu'on ne peut pas batailler sur tous les fronts, sauver en même temps le climat et la syntaxe. Et que le principal est de voter en faveur des partis “les plus radicaux pour lutter contre le réchauffement climatique”, ainsi qu'Anastase l'affirme, dans sa langue qui, elle aussi, semble avoir pris un petit coup de chaleur. 

En clair : votez pour un parti climatisé, voire réfrigéré. L'avenir du futur est à ce prix.

vendredi 15 février 2019

Le style Daudet


Rien de plus savoureux, de plus constamment jubilatoire, surtout lorsqu'on les devine excessifs, que les portraits qui émaillent les Souvenirs de Léon Daudet, dont les différents volumes, parus les uns derrière les autres après la Première Guerre, ont été réunis chez Robert Laffont en un seul gros volume de la collection Bouquins. Bien entendu, comme c'est la règle, c'est dans la démolition plus que dans la louange que le fils d'Alphonse excelle, même si certains hommages qu'il rend ne sont pas dénués d'émotion véritable. Léon tonitrue, raille, persifle, rugit puis éclate de rire, la phrase est charnue, joufflue, rubiconde, joviale, on a envie de lever son verre de bordeaux et de reprendre une tranche du rôti qui passe, en se disant que demain sera un autre jour et qu'on aurait bien tort de se priver. Donnons un court exemple. Je l'extrais du volume intitulé L'Entre-deux-guerres, étant entendu qu'il s'agit de l'entre-deux allant de 1871 à 1914. Il vient de régler son compte à Ferdinand Brunetière, directeur de la Revue des Deux Mondes, avant d'introduire ainsi dans son tableau un nouveau personnage :

« À peine Brunetière ouvrait-il la bouche qu'on entendait, d'un coin du salon Buloz, un glapissement nasillard : « Ahn, ahn, bravo, Brunetière, bravo ! » En même temps, s'avançait un être long, crevard, noir et plat, cravaté de noir, sur un plastron d'habit gondolé, terreur des cercles de conversation et des salles à manger, tueur de mouches, d'auditrices et d'auditeurs, le conférencier mondain Victor Du Bled. »

Suit un rapide et hilarant portrait de cet implacable raseur (surraseur, écrit Daudet), traquant dans tous les coins de salon ses victimes pour déverser sur le malheureux piégé sa filandreuse logorrhée. C'est une simple mise en train, Daudet se chauffe, en vue du clou de son petit spectacle, que voici :

« Un jour, Du Bled, qui court les antichambres comme les poètes crottés couraient les ruelles, eut l'idée baroque de rendre en une fois, à toutes ses victimes, leurs politesses, et l'idée plus baroque encore de me convier à ces agapes. Cela se passait dans un appartement assez grand, mais aplati, où deux cents personnes environ devaient déjeuner par petites tables. Les nains et les naines y tenaient à l'aise, mais les géants comme Costa de Beauregard y trituraient, courbés en deux, les ténébreux aliments que la prodigalité de Du Bled avait alignés dans nos mangeoires. Je reconnus tout aussitôt avec terreur les menus de la Revue des Deux Mondes, ses sauces vénéneuses, ses filets de bœuf à la fois chlorotiques et durs, d'une consistance de talon de facteur rural. La faveur de l'amphirasoirtryon m'avait placé à la même table que Brunetière, dont j'étais séparé par une ravissante et enthousiaste Américaine à tête d'ange géométrique. L'auteur des Motifs d'espérer et des Raisons de croire accablait cette jeune transatlantique des plus extravagants paradoxes, qu'il interrompait pour ingurgiter, en le savourant, l'infernal bordeaux de Du Bled. À un moment, haussant le ton, au milieu de la chaleur étouffante et de la suffocation du plein midi, il expliqua sur l'architecture je ne sais quoi, qui plongea ma voisine dans le ravissement. Elle répétait : « Cella est baô, cella est vouai ; oh, comme cella est baô ! » d'une voix extatique, et plus elle admirait, plus Brunetière s'exaltait. Alentour, les gens, intéressés par ce monologue, se levaient autant que le leur permettait le couvercle de la boîte à Du Bled ; et Du Bled lui-même, d'une voix de goéland, hurlait en entrechoquant ses battoirs : « Ahn, bravo Brunetière ! Ahn, bravo ! » On dut emporter une grosse et noble dame devenue apoplectique, couleur pivoine, et qui rendait le sang par le nez. »

Là-dessus, Daudet enchaîne sur trois ou quatre pages concernant Émile Faguet, pages qui, elles non plus, ne sont pas dans un pot, comme aurait dit Léautaud, qui atteignent même au burlesque pur. Mais on verra une autre fois.

lundi 11 février 2019

Vous n'aurez pas Béhaine !

Article très intriguant, tombé de la plume de Léon Daudet et recueilli dans le volume Écrivains & Artistes édité par Séguier, que j'ai refeuilleté ces jours derniers. Il est du 17 novembre 1928 et commence ainsi : « Trois noms dominent le roman contemporain : Marcel Proust, Bernanos, René Béhaine. » Quoi ? qu'ois-je ? Proust, bien sûr ! Bernanos, tant que vous voudrez, beau Daudet ! Mais Béhaine, mon bon Léon ? Béhaine, vraiment ? Il existerait un écrivain nommé René Béhaine et on me l'aurait celé ? Un écrivain que vous placez en outre sur le même podium que les deux autres ? Je sais bien que vous maniez plus facilement qu'un autre l'exagération et l'hyperbole – comme lorsque vous nous glissez en hypocrite votre cher Frédéric Mistral à égalité de génie entre… Virgile et Dante, rien de moins ! –, mais tout de même, là, votre Béhaine brandi, vous m'interloquâtes, je ne crains pas de vous l'avouer. 

Renseignements un peu pris, j'ai pu constater que je n'étais sans doute pas seul à barboter dans cette ignorance, puisque, en fait de photos, on ne trouve rien d'autre chez Ternette que le méchant portrait ci-à gauche, et que,  pour l'œuvre, il faut se rabattre sur des occasions exténuées, remontant  presque toutes à avant le Déluge – je veux parler de ma naissance. Ne reculant devant aucune audace ni dépense folle, j'ai placé dans mon petit carquois d'Amazone un roman primesautièrement intitulé La Moisson des morts, lequel a eu l'air tout surpris de se trouver dérangé d'un long sommeil qu'il devait s'imaginer éternel.  Il va de soi que je vous tiendrai scrupuleusement au fait des suites de cet acte téméraire, lorsque le livre sera arrivé ici, et lu. S'il arrive, car une partie de moi continue de penser que Léon s'est moqué et que jamais ne parut en ce monde de Béhaine pour y moissonner les morts ; du reste, il me semble bien entendre d'ici les échos tonitruant d'un concert de rires dans l'empyrée : c'est Daudet qui me daube à la table divine, et Bernanos qui pouffe sur son prie-dieu.

dimanche 3 février 2019

Le Cénotaphe de Newton


Terminé aux aurores, un peu avant elles, même, Le Cénotaphe de Newton, de M. Dominique Pagnier ; roman vaste, ondoyant, divers, profus, labyrinthique, que je serais bien en peine de résumer s'il me fallait le faire – mais quel intérêt de résumer un roman ? Le cénotaphe de Newton (illustration choisie) est un projet de monument dû au grand architecte classique Étienne-Louis Boullée (1728 – 1799), qui circule dans tous le roman de M. Pagnier. Il y circule ou il l'englobe ? Lui confère son unité ou le diffracte à l'infini ? Il est son axe de rotation ou son point fixe  ? Difficile à dire, plus encore à soutenir sans doute. En tout cas, nous sommes là devant – ou plutôt dans – un roman à la construction implacable, presque diabolique de précision, mais qui se laisse difficilement voir, tant est intense le tournoiement des lieux, des époques et des gens par lequel le lecteur est emporté. On y parcourt l'Europe entière, mais surtout sa partie septentrionale, et de préférence germano-austro-russe, ce qui n'exclut nullement quelques incursions plus furtives dans l'Espagne de la Guerre civile, la Champagne actuelle ou le Paris de la Révolution. On est aussi, et presque sans cesse, d'un paragraphe à l'autre, transporté dans toutes les époques du XXe siècle, dont sont privilégiés certains “nœuds”, pour parler comme Soljénitsyne : le déclenchement de la Révolution d'Octobre, l'édification du mur de Berlin, le moment de son effondrement, la fin des années soixante, le milieu des années quatre-vingt, et encore quelques autres… On plonge dans les archives de la Stasi est-allemande, à la recherche des traces de la dynastie Arius, cependant que, simultanément, nous voyons vivre ses  membres sur plusieurs générations, s'allier à d'autres familles, se marier, divorcer, mourir, avoir des enfants qui eux-mêmes, etc. Et tous sont liés d'une façon ou d'une autre, réunis puis séparés par les hoquets de l'histoire, portés ou submergés, ou les deux successivement, par les vagues totalitaires qui se répandent sur l'Europe ; et le miracle est que le lecteur ne se perd jamais dans ce dédale, ou alors très fugitivement, durant un paragraphe ou deux, et qu'il se trouve rapidement comme faisant lui aussi partie de cette famille unique et tentaculaire, dont certains membres s'efforcent à un oubli impossible, quand d'autres à l'inverse fouillent sans fin le passé, en grattent les traces les plus infimes à la recherche d'une origine, d'une cohérence, d'une explication qui leur échappe toujours, à commencer par le narrateur français, celui qui rend compte, celui qui dit “je”, mais qui est, tout autant que les autres, pris dans le maelström commun. Au bout du compte,  le lecteur se demande si ce gigantesque kaléidoscope historico-biographique n'est pas le cénotaphe de Newton lui-même, à l'intérieur duquel il se serait retrouvé pris sans avoir jamais eu vraiment conscience d'y être entré. Et sans savoir, une fois le livre refermé, s'il parviendra à en sortir – c'est-à-dire à commencer un autre livre, comme si rien de tout cela n'était advenu.

vendredi 1 février 2019

Janvier sur la colline


On comprendra l'illustration en lisant le journal de janvier.

Pour ceux qui ne verraient pas le rapport, 

aucun remboursement n'est prévu.