jeudi 28 février 2019

Le visage d'Ornifle et l'accent de Machetu


Si l'on se procure le théâtre d'Anouilh dans l'édition qu'en propose La Table ronde, dans sa collection La Petite Vermillon, on se verra indiquer, en ouverture de chaque pièce, ses date et lieu de création, mais aussi la distribution de ce soir-là. C'est à la fois précieux et perturbant ; plus exactement : précieux ou perturbant. 

Prenons en exemple le cas d'Ornifle ou le Courant d'air, que j'ai lue hier. On nous informe que le rôle éponyme était tenu par Pierre Brasseur : c'est une information judicieuse. Dès les premières répliques de ce personnage hâbleur, flamboyant, goujat et séducteur, cynique et un peu perdu dans sa propre existence, on entend littéralement Brasseur les dire, on a le son de sa voix, on voit ses gestes, sa façon de redresser la tête, ses moues et ses regards toiseurs, etc. Bref, d'entrée de scène, Ornifle se trouve comme charnellisé, si on veut bien m'accorder le néologisme.

Mais voici qu'apparaît son ami Machetu. La première didascalie le concernant nous informe de ceci : « Entre Machetu – rond et vulgaire. Il a un terrible accent rocailleux du Sud-Ouest. » Or, qui endossait le costume de Machetu, le soir de la Première ? Louis de Funès. Essayez donc d'imaginer Funès en personnage “rond” et affublé d'un accent rocailleux du Sud-Ouest… C'est impossible ; cela passe les capacités de l'imagination humaine. Et c'est une discordance qui, plus ou moins, suit le lecteur durant toute la pièce ; la seule solution pour l'atténuer étant de s'efforcer d'oublier soit l'acteur, soit l'accent.  Nous sommes donc là en présence d'une information perturbante.

Ce qui n'ôte rien au fait principal : Jean Anouilh est un magnifique auteur de théâtre ; et, à mesure que je le lis, j'en veux davantage à mes divers professeurs de français qui n'ont jamais pris la peine, alors, de me le faire découvrir, sans doute trop occupés qu'ils étaient à nous gorger des pensums didactiques de Sartre et de Camus, voire de cet implacable emmerdeur de Samuel Beckett. Je suppose que,  dans les classes de l'Éduc' nat" actuelle, on ne lit plus ni Sartre, ni Camus, ni Beckett. Ce qui est déjà un encourageant début.

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