lundi 15 novembre 2021

Une douloureuse introduction

Joseph C. découvrant la manière dont vient de le traiter son traducteur français.

Lubie étrange, j'ai rouvert ce matin Au cœur des ténèbres ; pour, finalement, l'abandonner à la moitié : décidément, Conrad et moi… Mais là n'est pas mon propos. Dans l'édition GF – Flammarion que je possède, le texte occupe cent vingt pages. Son traducteur, un certain M. Mayoux, le fait précéder d'une introduction qui n'en compte pas moins de quatre-vingts, ce qui est tellement excessif que c'en devient impoli, et même grossier. 

C'est un peu comme si votre boulanger, avant de vous tendre enfin la baguette que vous avez sollicitée de lui, vous infligeait durant vingt minutes le minutieux détail de ses vocation, formation et carrière, le tout dans un style éminemment satisfait de lui-même.

En plus de ça, son besoin d'épanchement et d'étalage n'étant toujours pas assouvi, M. Mayoux pratique la note-de-bas-de-page, et souvent de façon tout à fait gratuite. Ainsi de la première que rencontre le lecteur.  Le dit lecteur vient tout juste de lire les deux phrases initiales de Conrad, qui sont les suivantes :

« La Nellie, cotre de croisière, évita sur son ancre sans un battement de ses voiles, et s'immobilisa. La mer était haute, le vent était presque tombé, et comme nous voulions descendre le fleuve, il n'y avait qu'à venir au lof et attendre que la marée tourne. »

Ici, un appel de note. Le lecteur naïf, et non marin, s'imagine un court instant que la note en question a pour but de le renseigner sur le sens des expressions “évita sur son ancre” et “venir au lof”. Évidemment, il n'en est rien, M. Mayoux est au-dessus de ça, il a plus important à nous communiquer. Sa note dit ceci :

« Ford Madox Hueffer (ou F.M. Ford comme il était devenu), dans ses Souvenirs sur Conrad, rappelle que celui-ci, résidant alors à Stamford-le-Hope, était l'hôte habituel de Hope, propriétaire du yacht, et le P.-D.G. en question ici. »

Qui est Ford Madox Hueffer ? Le lecteur qui s'est prudemment abstenu de lire la bourrative introduction de M. Mayoux n'en sait rien.  Et, s'il le savait, quelle pertinence trouverait-il à le voir rappliquer sans s'être annoncé ? Aucune. Quant au P.-D.G. “en question ici”, il remarque, ce pauvre lecteur, qu'il n'en a justement pas été question du tout dans ce qu'il vient de lire. M. Mayoux est l'homme qui vous explique ce que vous n'avez pas encore lu. Pour être sûr qu'on ne l'oublie pas, il marche devant Conrad en s'évertuant à crier plus fort que lui tout ce qui peut lui passer par la tête.

Le lecteur regrette alors de n'avoir pas M. Mayoux devant lui, afin de lui dire vertement ce qu'il pense de son sans-gêne – voire de se livrer sur sa personne à quelque douloureuse et humiliante voie de fait.

vendredi 5 novembre 2021

On réédite Wharton

 

Qu'est-ce que je pourrais bien dire, à propos d'Édith Wharton, avec qui je vis depuis plusieurs semaines ? Qu'elle est née en 1862 – comme Maurice Barrès – à New York et qu'elle est morte à Saint-Brice-la-Forêt (Val-d'Oise) en 1937 – comme Ravel et Lovecraft ? Qu'installée en France dès 1907, elle y fréquenta Gide et Cocteau, Jacques-Émile Blanche et Anna de Noailles, fut l'amie intime et fidèle de Henry James et de Paul Bourget ?

Vous avez raison : on s'en fout un peu. Ce qui compte vraiment, ce sont ses romans, depuis son premier, Chez les heureux du monde (en 1905 : la dame n'était pas précoce), jusqu'à son dernier, Les Boucanières, tellement dernier qu'elle n'eut pas le temps de tout à fait le terminer, ne laissant que le “canevas” des ultimes chapitres.

Devrais-je signaler qu'elle est née au sein de la haute société new-yorkaise et que dire qu'elle n'a jamais manqué d'argent relèverait d'un euphémisme proche de la galéjade ? Ce serait déjà une notation plus intéressante, car cette High Society est la matière première de son œuvre, à la fois la toile de fond et le terreau de ses romans. C'est d'ailleurs une vipère que les millionnaires de la Cinquième Avenue ont élevée dans leur sein, tant son regard sur eux est sans pitié, ou disons : sans concession ni aveuglement vertueux.

Mrs Wharton est en outre une apôtre avant la lettre de notre sainte parité : dans ses romans, les femmes sont traitées avec la même cruauté détachée – et parfois même attendrie, aussi bizarre que paraisse le mélange – que les marionnettes mâles (les maris honnêtes ?) qui les escortent, les courtisent, les épousent, les étouffent, deviennent leurs victimes au moment même où ils croient les dominer. Comme portrait de femme implacable, je ne connais guère mieux, dans son œuvre, que Les Beaux Mariages. Mais on en trouvera de presque aussi savoureux dans Chez les heureux du monde, déjà évoqué, ou dans Le Temps de l'innocence. Quant aux Boucanières citées plus haut, le mot désigne ces jeunes filles “émancipées” de la bonne société américaine – new-yorkaise ou bostonienne – d'après guerre de 14, qui se lancent à l'assaut de la vieille Angleterre, toute pleine de lords, de comtes et de ducs, qu'il est si tentant d'épouser pour accrocher un blason à la fortune de papa.

Voici ce que, dans mon journal, je notais au début du mois dernier :

« Je termine à l'instant mon “cycle” Édith Wharton, c'est-à-dire le dernier des cinq romans contenus dans le volume Omnibus dont je dispose : à l'exception de l'un d'eux, qui est aussi le plus court, ils sont absolument remarquables. Mrs Wharton me fait penser à un entomologiste avec qui on prendrait un apéritif sur une terrasse de fin d'été. Il vous désigne une grande et superbe libellule passant près de vous, vous fait remarquer l'élégance de sa silhouette, la grâce de son vol, la vivacité de ses mouvements, etc. ; et, soudain, sans la moindre préparation, il attrape l'élégant insecte au vol, le fixe au moyen de quatre épingles sur une planchette de liège et, d'un geste sûr, lui ouvre thorax et abdomen pour vous faire découvrir, presque malgré vous, tout se qui se passe, se produit, grouille à l'intérieur, sous cette si belle enveloppe. C'est le même type d'impression que l'on peut rencontrer en lisant Proust, à qui l'Américaine fait assez souvent penser, par sa lucidité aussi tranquille qu'implacable. »

Le volume Omnibus dont je parle me paraît tout à fait recommandable pour une première plongée dans le monde d'Édith Wharton, où les chattes ont des griffes, les roses des épines et les hommes des actions à Wall Street.

Si l'on est allergique au grand monde ou à l'argent ou aux deux, il convient de savoir que la palette de Mrs Wharton a aussi d'autres couleurs. Sur les rives de l'Hudson est l'histoire de la vocation d'un jeune écrivain que l'on rencontre plus souvent au mont-de-piété que sur la Riviera – et, quand il y est question du monde des revues et de l'édition, il flotte dans ce roman comme un parfum acide des Illusions perdues balzaciennes. 

Quant à Ethan Frome,  peut-être bien le livre le plus dense de la romancière, celui où elle plonge le plus profondément dans l'être (quel style, ce D.G. ! quel journaliste il aurait fait !), il s'agit d'un huis clos entre trois personnes, un homme et deux femmes, dans une ferme du Massachusetts, auprès de quoi celui de Sartre ferait figure de piécette pour matinées enfantines.

Il faudrait aussi dire un mot de l'humour d'Édith Wharton, de sa causticité souriante. Mais enfin, on ne va pas non plus passer la journée sur ce billet, isn't it ?

Lisez ses romans, et puis c'est tout.

lundi 1 novembre 2021

New York – Tokyo – Kiev – Boston


 Dans le temps et l'espace, on n'a pas mal voyagé, en octobre.