vendredi 31 juillet 2020

La joie des poissons aux temps diluviens


« Quant à moi, j'ai pour eux un sentiment qui ressemble au respect, et qui naît de la persuasion intime où je suis que ce sont des créatures évidemment antédiluviennes ; car le grand cataclysme qui noya nos grands-oncles vers le XVIIIe siècle de la création du monde ne fut pour les poissons qu'un temps de joie, de conquête, de festivité. »

C'est par ce paragraphe que Brillat-Savarin clôt le sixième chapitre (Du poisson) de la sixième “Méditation” de sa Physiologie du goût. Le suivant et septième est consacré à la truffe, laquelle pourtant, se marie fort mal avec le poisson. Il commence ainsi :

« Qui dit truffe prononce un grand mot qui réveille des souvenirs érotiques et gourmands chez le sexe portant jupes, et des souvenirs gourmands et érotiques chez le sexe portant barbe. Cette duplication honorable vient de ce que cet éminent tubercule passe non seulement pour délicieux au goût, mais encore parce qu'on croit qu'il élève une puissance dont l'exercice est accompagné des plus doux plaisirs. »

Pourquoi prendre la peine de bricoler un billet avec ces brimborions ?

Comme ça…

lundi 27 juillet 2020

La Gôchunie est de retour (alleluiah) !


Ah ! ça fait tout de même plaisir, cette sympathique et soudaine émulsion idéologique ! Oui, nous y sommes presque, c'est une affaire de semaines, peut-être d'heures : en mettant un Joffrin à son immobilisme, la gauche, notre gauche, la gauche française va de nouveau s'unir autour de son tout récent pivot autoproclamé et foncer vers l'avenir sans même attendre le futur. 

Évidemment, on entend déjà quelques esprits chagrins, et à gauche même, se lamenter qu'il ne faudrait pas confondre un ramassis de guignols ravagés de post-modernitude avec une véritable union de la gauche, comme ont su, jadis, en réaliser une ces grands hommes d'État que furent François Mitterrand et Georges Marchais – sans même évoquer le regretté Robert Fabre, que le monde oubliait régulièrement de nous envier même de son vivant. Mais enfin, le Programme commun, ça c'était du sérieux, de l'acier sans paille, de l'or vierge d'alliage ! Du moins, c'est le souvenir que certains octogénaires en gardent sans doute, et dont ils entretiennent pieusement le souvenir dans le confort feutré des EHPAD…

Le hasard a voulu que je tombe justement sur un paragraphe concernant Mitterrand et son fameux Programme. Je l'ai trouvé à la page 368 des mémoires de ce mauvais esprit de Jean-François Revel, Le Voleur dans la maison vide (1997, Plon). Il aurait été égoïste de ma part de ne point vous en faire profiter. C'est un peu long, mais bien divertissant, vous verrez. Le voici donc :

« Dans Un prince des affaires (1996, Grasset), portrait biographique d'un grand capitaine d'industrie, Ambroise Roux, l'auteur, Anne de Caumont, raconte un déjeuner organisé par Laurence et Pierre Soudet chez eux en mars 1977, pour faire se rencontrer le plus influent des patrons français et le Premier secrétaire du Parti socialiste. De l'avis général, l'alliance socialo-communiste allait gagner les élections législatives l'année suivante. Les deux hommes ne se connaissaient  pas. Ambroise Roux raconta plus tard que, posant à François Mitterrand, durant ce déjeuner, plusieurs questions sur des articles du Programme commun de la gauche qui lui paraissaient “extravagants”, il s'aperçut que le chef socialiste ignorait le contenu dudit programme. J'avais fait la même découverte en décembre 1972, par hasard également chez Laurence et Pierre Soudet, qui avaient bien voulu organiser chez eux le dîner destiné à préparer mon entretien avec Mitterrand pour L'Express. […] Le propos d'Ambroise Roux révèle qu'entre 1973 et 1977, Mitterrand n'avait toujours pas pris le temps de lire ce programme commun, bien qu'il l'eût cosigné, ne de s'enquérir des objections élevées contre ce texte par les économistes et les entrepreneurs, tant était inébranlable son indifférence aux idées. Ses mimiques de cabotin politique ne s'étaient pas non plus modifiées. Ambroise Roux ayant cité quelques absurdités du funeste programme, Mitterrand foudroie un Soudet penaud (il en avait été l'un des rédacteurs) et lui demande : « Est-ce vrai ? On a écrit de telles conneries dans le Programme commun ? » L'interrogation et l'aveu d'ignorance équivalaient à rejeter les “conneries” sur ses collaborateurs. De même, en 1972, je m'étais gaussé d'un article du Programme commun qui attribuait la pollution de l'environnement au seul système capitaliste et j'avais rappelé à Mitterrand ce fait notoire que la pollution était mille fois pire dans les pays communistes. Il partegea ma gaieté jusqu'au fou rire et, m'arrachant le livre des mains pour bien vérifier le passage, il s'écria : « Non ? Pas possible ? Ils ont écrit cette ânerie ? » “Ils”… Toujours les autres. L'autocrate irresponsable que Mitterrand deviendrait durant ses deux présidences se peignait là déjà tout entier. »

J'ajoute que les vingt ou vingt-cinq pages que Revel consacre, dans ces mémoires, à Mitterrand et à ses rapports personnels avec lui forment un fort savoureux cocktail de férocité et de drôlerie parfaitement dosées. Et l'on se demande si, toujours de ce monde, il aurait été capable de tracer plus de deux ou trois maigrelets paragraphes à propos de Laurent Joffrin.

samedi 25 juillet 2020

Information frappante


J'apprends que M. Castex, apparemment Premier ministre, entend prendre des mesures pour, je cite, “faire cesser les violences du quotidien”. Diable ! Voilà qui fait peur ! J'ignorais qu'un quotidien pût être capable de violence, moi ! Et puis, il faudrait peut-être nous dire lequel : Le Figaro ? Libération ? Encore un autre ? Il conviendrait aussi, de nous préciser si les quotidiens régionaux sont plus enclins à la brutalité que les nationaux, ou l'inverse. Et qu'en est-il des quotidiens étrangers ? Die Welt est-il une sombre brute ? Le Times un immonde tortionnaire ? La Stampa une mégère sadique ? Et d'abord, en dehors de ce que les journalistes appellent des “coups éditoriaux” (et les patrons de presse des “coûts éditoriaux”), quelles violences se perpètrent entre ces grandes pages fleurant si bon l'encre fraîche et les pensées convenues ? Une violence frontalement physique ? Ou au contraire insidieusement psychologique ? Une violence raciale ? Sexiste ? C'est un abîme qui s'entrouvre sous nos pieds, pauvres ignorants que nous étions de ce qui nous menaçait chaque jour au détour du présentoir !

Dans l'attente de plus amples précisions sur ce spectre effrayant, une chose est certaine : à chaque fois que s'encadrera dans mon champ de vision immédiat un kiosque ou une maison de la presse, je me ferai un devoir de respecter les gestes barrières, seul moyen, m'est avis, d'éviter peut-être les pulsions de violence des quotidiens qui y guettent leurs proies inconscientes. Et que n'apaise même pas la douce bénévolence des hebdomadaires et des mensuels qui somnolent à côté d'eux.

vendredi 17 juillet 2020

Et comme L'Espérance est violente…


Le titre du recueil de chroniques gastro-œnologiques de Jim Harrison, qui illustrait le précédent billet de ce distingué blog, ce titre n'est pas très bon. Le livre original s'appelait A Really Big Lunch, et je ne vois pas bien l'intérêt d'avoir vulgarisé ce lunch en gueuleton. Du reste, le traducteur attitré de Harrison, Brice Matthieussent, ne se montre pas toujours digne d'éloges inconditionnels. Je ne parle pas de sa connaissance de la langue anglaise,  dont je ne puis évidemment pas juger, mais de son aptitude à manier la française sans trébucher dans certaines de ses fondrières dissimulées. 

Toujours est-il que ce gueuleton du titre fait référence à un déjeuner qui eut réellement lieu, le 17 novembre 2003, au restaurant “L'Espérance” de Marc Meneau, à Saint-Père-sous-Vézelay. C'est un repas qui ferait passer Gargantua pour un pâle zombi végan et les orgies romaines pour de simples séminaires de diététique minceur.

Le repas en question – mais le terme même de “repas” semble ici totalement inadéquat, impuissant à prendre en charge la réalité de la chose – avait été organisé par Gérard Oberlé, écrivain alsaco-bourguignon que je vous invite pressamment à  lire, et grand ami de Jim Harrison. Il comptait 12 convives, comme une Cène monstrueuse pour laquelle, prudemment, le Christ se serait fait excuser. D'après les estimations de Harrison, qui lui consacre une quinzaine de pages, il a dû coûter environ le même prix qu'un break Volvo neuf – ce qui ne nous avance guère si on ne connaît pas les tarifs pratiqués par Volvo aux États-Unis. 

Toujours d'après Harrison, ce déjeuner (préparé, donc, par toute l'équipe de Marc Meneau, soit quarante personnes) a duré environ douze heures. C'est bien le moins en effet, puisqu'il était composé de 37 plats, groupés en quatre “services”. Un menu dont je vous donnerais volontiers le déroulé précis et détaillé, si j'étais un peu moins paresseux ; après tout, vous n'avez qu'à acheter le livre de Jim et vous l'aurez. Il ne s'agissait pas de n'importe quels plats : Oberlé avait bien travaillé. Mais je cède la parole à Harrison pour un bref instant :

« Ce déjeuner de trente-sept plats […] était fondé sur les recettes de grands cuisiniers et essayistes gastronomiques du passé (parmi eux, le maréchal * de Richelieu, Nicolas de Bonnefons, Pierre de Lune, Massaliot, La Varenne, Marin, Grimod de La Reynière, Brillat-Savarin, Mercier, La Chapelle, Menon et Carême), et il s'inspira de dix-sept manuels de cuisine publiés entre 1654 et 1823. »

On voit que l'alibi historico-culturel de cette bâfrerie d'anthologie se trouva pleinement respecté. Du reste, Jim Harrison proteste que ce ne fut nullement un excès puisqu'il souligne volontiers que, durant ces douze heures, et pour faire glisser ces trente-sept plats, ne furent proposés aux apôtres que dix-neuf vins : on n'est pas plus sobre en effet.

Le lendemain soir, pour son dernier dîner parisien avant de reprendre l'avion pour Chicago (car il était venu du Michigan uniquement pour ce déjeuner oberlesque), Jim Harrison se montra presque ascétique :

« […] Peter et moi avons dîné chez Thoumieux, ma vieille adresse de secours, à côté des Invalides. Nous avons bu un simple Gigondas et j'ai commandé deux plats de légumes, avant de craquer au dernier moment et d'ajouter un confit de canard. Les longs vols sont physiquement épuisants et une alimentation judicieuse est le fondement d'une vie saine. »

Je crois n'avoir rien à ajouter à cette sage conclusion.

* En français dans le texte original.

jeudi 16 juillet 2020

Lectures de sortie de table

Voilà bien un recueil de chroniques gastro-œnologiques dont je déconseillerais vivement la lecture entre onze heures et midi et demie, ainsi qu'entre six heures et demie et huit heures du soir : la puissance des évocations culinaires de l'ogre du Michigan, jointe aux tiraillements naissants, ou renaissants, de votre propre estomac, risquerait fort de vous  faire jaillir incontinent de votre fauteuil et vous précipiter vers placard ou frigo pour y avaler n'importe quoi en trop grande quantité : vous vous y couperiez l'appétit, ce qui serait fort dommage, et peu respectueux de la personne qui, en ce moment même, s'affaire à préparer votre prochain repas.

En revanche, à toutes les autres heures du jour ou de la nuit, c'est une lecture hautement recommandable, aussi savoureuse et gouleyante qu'il se doit vu son thème, où la richesse des plats et des crus évoqués – et même invoqués – n'empêche jamais un certain enjouement sautillant, capricant, de l'écriture. Mais, de même que tout homme de bien, au sortir de son déjeuner, ne pose qu'une seule question, la seule qui vaille : « Et pour le dîner, il y a quoi ? », de même ici, le lecteur à la fois repu et mis en appétit, se demande, en proie à un léger vertige : « Après ça, que lire ? »

Évidemment, il pourrait toujours accompagner sa digestion avec l'un des piliers de la gastronomie littéraire qui attendent sans broncher sur la desserte et sont tellement incorruptibles par le temps que leur emballage cartonné ne présente pas la moindre date de péremption : Saint-Simon ? Plutarque ? Montaigne ? Voire ces Guerres de Vendée d'Émile Gabory, achetées sous l'influence du Gabier d'Alvaro Mutis, commencées dans l'enthousiasme puis abandonnées et mise en sursis à la première escarmouche bocagière ? Mais on sent bien que, tout savoureux qu'ils fussent, ils se raccorderaient mal au Gueuleton dont on sort tout juste. On a beau avoir son label grand écrivain, n'est pas post-prandial qui veut ! Non, décidément, il y faudrait autre chose…

Et bien sûr on trouve, guidé par Harrison lui-même qui l'évoque à deux ou trois reprises : Brillat-Savarin. Cette Physiologie du goût dont les trente Méditations sont autant de parodies virevoltantes et badines. La voici bien, la lecture parfaite d'après-agapes harrisonniennes ! Et l'on passe allègrement outre l'avis de Baudelaire, qui qualifiait ce livre de “faux chef-d'œuvre”. Mais c'était, nous rappelle Jean-François Revel dans son introduction, parce qu'il trouvait que Brillat-Savarin y faisait une place vraiment trop chiche au vin – reproche qu'il ne pourrait décemment faire à Jim Harrison.

À toute chose il faut un contrepoids ; et la nourriture ne serait rien sans l'appétit, ni le vin sans la soif. Il fallait donc, aux légèretés et aux volutes de Brillat-Savarin, proposer un contrebalancement efficace, quelque chose de plus roide et métallique qui procure une autre sorte d'euphorie, en quelque sorte curative de celle de la table. C'est-à-dire, on l'a déjà compris, celle de l'autel. Dans ce rôle, Du Pape de Joseph de Maistre a semblé être le meilleur choix et a donc été adopté. 

On verra bien, à l'usage, comment se marieront les saveurs, se combineront les ivresses.

samedi 11 juillet 2020

Les ennemis de nos ennemis de nos ennemis…


« Les ennemis de nos ennemis sont nos amis » : non, pas forcément. Il n'y a qu'en mathématique que moins par moins équivaut à plus.

Par exemple, vu les formes que prennent de nos jours les soi-disant luttes prétendument antiracistes, il me paraît légitime d'être soi-même “anti-antiraciste”. Devient-on raciste pour autant ? Évidemment non. On peut l'être en sus, mais ça n'est pas du tout une obligation, une conséquence naturelle de l'anti-antiracisme.  Parce qu'enfin…

Les racistes sont des gens un peu sots qui s'imaginent que leur naissance, le simple fait de s'être extrait de tel utérus plutôt que de tel autre, leur confère une supériorité intangible et immuable sur le voisin moins chanceux. C'est d'autant plus puéril que, si le voisin en question est lui-même raciste, il pense la même chose exactement, mais à rebours. On s'en voudrait donc de les suivre, l'un et l'autre, sur ce terrain-là. 

Mais on ne devient pas antiraciste pour autant, estimant que nos deux lascars ont parfaitement le droit de penser ce qu'ils veulent (ou ce qu'ils peuvent) et même d'exprimer à voix haute leur supériorité fantasmatique. (Je dis “supériorité” car on remarquera qu'aucun raciste, nulle part, en aucune contrée du globe, n'a jamais exprimé son credo en terme d'infériorité personnelle…)

Du reste, on reconnaîtrait volontiers ce même droit d'existence et d'expression aux antiracistes constitués en meutes, si ces derniers n'avaient pas pour unique activité de coller des étiquettes flétrissantes sur tous les fronts qui ne se courbent pas assez vite devant eux, et d'exiger que soient infligés à ceux qui oseraient regimber “le bâillon pour la bouche et pour la main le clou”.

Voilà des gens qui affirment la parfaite égalité de naissance entre tous les hommes… mais qui tiennent à être les seuls à pouvoir la proclamer devant les micros. Comme toutes les têtes se valent, j'exige de n'en plus voir qu'une !

lundi 6 juillet 2020

La balade de Jim


Le diptyque – et voilà un mot que je ne serai jamais capable d'écrire sans hésitation, au point d'aller chaque fois en vérifier l'orthographe ; je me demande quel masochisme me pousse à l'utiliser encore –, le diptyque, donc, formé par Dalva et sa suite, La Route du retour, est d'une construction complexe, touffue – un écheveau familial voire dynastique –, et pourtant sinueuse et limpide à l'image de ces rivières que, dans les romans de Jim Harrison, on ne cesse de descendre, de remonter, de franchir, à la nage ou à gué. Et je suis une nouvelle fois frappé de ce que, dans ces immenses paysages qui surgissent comme naturellement d'entre les pages, la plupart des personnages, à mesure que la vie les martèle et les burine, se mettent à ressembler de plus en plus à des coyotes qui tenteraient de se transformer en statues, en statues de coyotes, à se minéraliser pour se fondre encore davantage dans ce creuset naturel qui tout à la fois les a engendrés et ne cesse de les repousser vers les autres hommes, ceux qui s'agitent. 

De là vient au lecteur des envies fortes d'expéditions au Nebraska ou au Montana, des projets de bivouac dans la péninsule nord du Michigan ; équipées qui semblent d'autant plus désirables que l'on sait bien qu'elles resteront lettre morte.

mercredi 1 juillet 2020

En Pologne, c'est-à-dire nulle part


C'est donc nulle part que nous avons passé 
une partie de ce mois de juin