samedi 30 septembre 2017

Les fantasmes d'Alexandra


Ce pourrait être le titre du Brigade mondaine que j'ai oublié d'écrire ; elle aurait d'ailleurs été plutôt amusante à imaginer, cette héroïne soudain submergée par des pulsions qu'elle reste la seule à croire relever de la politique, de l'engagement, de la responsabilité citoyenne, etc., alors que, dans cette affaire, seules les glandes et les hormones semblent avoir la parole et n'entendent pas la déléguer à qui ou quoi que ce soit d'autre qu'elles. J'ai découvert cette étrange Alexandra il y a déjà quelques mois – fort heureusement elle écrit peu –, à peu près au moment où une énorme vague de désir la submergeait, dont l'objet – que dis-je : le luminaire, le phare, l'astre, à la fois la source et le delta – n'est autre que l'homuncule socialiste illustrant ce billet. Sur le moment, je me suis demandé si je n'avais pas affaire à un canular. Puis, je me suis rendu compte que non : c'était trop beau, trop gros, trop pur de tout alliage ; moi-même, si je décidais d'ouvrir un blog de ce genre, pour m'amuser un peu, je n'oserais pas aller si loin dans ma prétendue idolâtrie, peur d'être trop tôt démasqué. Donc, Alexandra est réelle. On l'imagine assez vivant seule, ou en tout cas sans homme, ayant déjà abordé aux rives incertaines de l'âge critique (mais, finalement, existe-t-il chez les femmes un âge qui ne soit pas critique ? Il faudrait examiner cela). On ne sait trop à quelle cause attribuer un raz-de-marée adulatoire aussi violent : image enfouie du père qui resurgit ? Ménopause chaotique ? Bref retour d'ovulation ? Abus de lectures bovaryennes ? Qu'importe, au fond. Ce qui compte, ce sont les purs diamants qu'engendre cet amour impossible, cette adoration sans mélange d'une humble prêtresse vibrante en sa génuflexion. Je vous livre le dernier paru, mais il en est trois ou quatre autres à dégager de leurs gangues : il suffit de s'enfoncer un peu dans les différentes veines de cette mine.

lundi 25 septembre 2017

Splendeurs et misères des Cahiers de L'Herne

Joseph Roth en compagnie de Stefan Zweig, 1938.

 En recevant, voilà cinq ou six jours, ce gros colis d'Amazon, je ne pouvais pas savoir qu'il renfermait le pire et le meilleur : suffit à ma satisfaction première qu'il contînt les deux Cahiers de L'Herne commandés la veille, consacrés l'un à Joseph Roth, l'autre à Maurice Sachs ; je décidai de commencer par l'Autrichien. Pour ne pas avoir à me répéter inutilement, voici ce que j'en disais, quelque vingt-quatre heures plus tard, dans mon journal : 

« Depuis deux heures, je sens gonfler en moi la colère, heureusement tempérée, freinée, jugulée par un accablement tout aussi exponentiel. Je tente de lire le Cahier de L'Herne consacré à Joseph Roth, reçu hier. C'est consternant : en dehors de quelques textes et lettres de l'écrivain lui-même, le reste, l'immense reste de 400 pages, n'est qu'un grouillement de professeurs d'université, qui alignent avec un sérieux imperturbable leurs pauvres lieux communs, pensant sans doute que personne ne détectera leurs misérables supercheries, et que les tarabiscots de leur verbiage abscons suffiront à dissimuler le vide de leurs textes filandreux et superflus. On en arrive, au détour d'une page, à ressentir un véritable soulagement coloré de gratitude, parce qu'on vient de laisser un moment derrière soi l'armée des cuistres et des pédants au profit d'un texte de… Pierre Assouline. Ce qui est un comble. Plutôt que de commander cette grosse et pâteuse merde, j'eusse mieux fait de laisser tomber mes 39 euros dans la sébile d'un mendiant quelconque, si j'en avais trouvé un entre la rue Isambard et le Super U. »

Le dernier quart de l'épais pensum vint un peu tempérer mon ire, mais tout de même : je n'avais encore jamais vu, au sein de cette collection, une telle concentration de cuistrerie creuse, un semblable précipité de pompeux parasitisme, dont la principale victime, hors le malheureux lecteur, est bien sûr Roth lui-même : quand les boules de gui se mettent à proliférer, le chêne finit par disparaître. Pour combattre les effet délétères, voire létaux, de cette association de malfaiteurs diplômés, je ne trouvai que la solution de relire d'urgence deux ou trois romans de Roth, ce à quoi je m'emploie depuis lors : Job, roman d'un homme simple, pour commencer (lequel, dans l'édition un peu ancienne que j'en possède, s'intitule un peu bizarrement Le Poids de la grâce), puis La Marche de Radetzky et, prochainement sur mes écrans, La Crypte des capucins. Il fallait ça.


Du coup, blessé, meurtri, accablé, recru, je faillis bien ne même pas ouvrir le second Cahier. Je me résolus tout de même à y aller voir ; mais, à l'inverse des livres de Roth que je venais de prendre comme médicament, il me sembla prudent d'avaler préalablement un ou deux volumes de Sachs en guise d'antidote : ce fut Au temps du Bœuf sur le toit. Cela fait, un étau dans la poitrine et des fourmillements au bout des doigts, j'ouvris le second Cahier de L'Herne.

Eh bien, il est excellent ; pour la même raison, mais inversée, que l'autre était insupportable : non seulement les ânes à diplômes en sont presque absents, mais en outre – miracle précieux –, les trois ou quatre qui ont tout de même réussi à se faufiler entre les pages paraissent avoir à cœur de ne point trop jargonner. Pour tout le reste de ces 260 pages, c'est une sorte de portrait multiple, diffracté, qui ressort, fruit de témoignages nombreux, émanant de gens aussi divers que Jacques Brenner et Jean Cocteau, André Fraigneau et Patrick Modiano, Roger Nimier et Claude Mauriac, Étiemble et Pierre Fresnay, et ainsi de suite. L'ensemble est une assez belle réussite, qui a plus ou moins effacé, en tout cas rendu moins virulente, la douleur causée par l'autre. Ce qui évitera sans doute aux gens de L'Herne de me voir débarquer un de ces jours rue Mazarine, l'écume aux babines et la taille agrémentée d'une ceinture d'explosifs.


* Pour ceux qui n'auraient lu ni l'un ni l'autre de ces deux remarquables (mais fort différents, est-il besoin de le préciser ?) écrivains, les conseils d'oncle Didier :

– Joseph Roth : La Marche de Radetzky et La Crypte des capucins (celui-ci faisant suite à celui-là), pour illustrer le versant “austro-hongrois” de l'œuvre, Job, roman d'un homme simple, pour le versant “juif de l'Est” ; et enfin, ce petit miracle que constitue La Légende du saint buveur, écrit quelques semaines avant la mort brutale de Roth, à Paris, en 1939.

– Maurice Sachs : Le diptyque constitué par Le Sabbat et La Chasse à courre, récits de sa rocambolesque et “nauséabonde” existence entre la débâcle de 1940 et son départ volontaire pour l'Allemagne, à la fin de 1942 ;  mais aussi Au temps du Bœuf sur le toit évocation du Paris des années folles présentée sous la forme d'un faux journal, ainsi que Tableau des mœurs de ce temps, livre écrit en 1944 dans sa prison de Hambourg, dont Sachs ne sortira, en avril de l'année suivante, que pour être, après deux jours de marche forcée, abattu par un soldat de la Gestapo.

dimanche 24 septembre 2017

Nos dimanches Dávila, 5


– Un certain égoïsme apparent n'est autre qu'une discrète résistance au dogmatisme.

– L'origine prolétarienne d'un écrivain peut lui servir d'excuse, pas de recommandation.

– L'avant-garde intellectuelle est le climat le plus favorable aux lieux communs.

– L'ultime dégradation d'un édifice, c'est sa conservation pour les touristes.

– La machine sociale a besoin d'un peu d'injustice en guise de lubrifiant.

– L'humanité profite de ses périodes de tolérance pour se forger de nouvelles intolérances.

– Dans une démocratie, le seul qui sourit aux autres c'est le politique en quête de voix. Les autres ne peuvent s'offrir le luxe d'un sourire mutuel : tous sont rivaux de tous.

– L'information ne réfrène aucun mal. Elle multiplie au contraire les conséquences délétères des événements.

– On ne doit réclamer un privilège que pour des tiers.

– La liberté à laquelle aspire l'homme moderne n'est pas celle de l'homme libre, mais celle de l'esclave un jour de fête.

– Rien n'est plus facile que d'accuser l'histoire russe d'être responsable des péchés du marxisme. Le socialisme continue à être la philosophie de la faute des autres.

– Le “racisme” a fait dire autant de bêtises à ses ennemis qu'à ses partisans.

vendredi 22 septembre 2017

À la recherche du temps des équipages

Élisabeth de Gramont, duchesse de Clermont-Tonnerre
C'est une expérience étrange que je fais depuis une heure ou deux, Ayant reçu ce matin le Marcel Proust d'Élisabeth de Gramont (1875 – 1954), dans son édition courante de 1948, en assez piteux état, je feuillète le volume – lire serait trop dire – depuis lors. Celle que l'on a surnommée la duchesse rouge, en raison des opinions “avancées” qu'elle se plaisait à afficher, a connu l'objet de son étude, notamment par l'intermédiaire de son demi-frère, le duc de Guiche, qui était ami avec l'écrivain ; je m'attendais donc à un livre de souvenirs personnels, envers lequel je me sentais bien disposé, ayant beaucoup aimé, il y a quelques jours, le premier volume des mémoires de la dite Élisabeth, Au temps des équipages, sur quoi nous reviendrons dans un instant. Au lieu de cela, je me suis trouvé face à une sorte de long pensum, tenant à la fois du résumé d'À la recherche du temps perdu et de l'explication de texte paragraphe à paragraphe ou presque. Mais là n'est pas le plus étrange.

J'eus mon premier sursaut dès la vingtième page, lorsque, parlant de l'adolescence souffreteuse de Marcel Proust, de son inaptitude à envisager n'importe quelle carrière, l'auteur nous annonce avec un aplomb tranquille que, pour tenter de secouer un peu son fils aîné, le professeur Adrien Proust organisa pour lui un dîner avec l'un de ses amis diplomates, M. de Norpois. Or, comme tout lecteur de l'œuvre, même peu attentif, je sais bien que, s'il traverse fort drôlement La Recherche, M. de Norpois n'a jamais eu aucune existence réelle, en tout cas sous ce nom. Je crus d'abord à une étourderie, jusqu'à ce que celle-ci se répète quelques pages plus loin. La suite n'a fait que confirmer  ceci : dans une sorte de combinaison hallucinatoire, notre Élisabeth passe son temps à mélanger les quelques faits réels dont elle nous informe (l'amitié de Proust et de son frère Guiche, les invitations de l'écrivain chez les Gramont…) avec de nombreux épisodes du roman, qu'elle retranscrit tels quels, sans jamais nous faire savoir qu'elle vient de passer d'un registre à l'autre, donnant ainsi l'impression à son lecteur de voir sous ses yeux ce pauvre Marcel se dissoudre dans son œuvre jusqu'à y disparaître totalement ; ce qui, après tout, ne lui aurait peut-être pas déplu. Se pourrait-il que la duchesse ait pris pour une stricte autobiographie ce qui, malgré toutes les réserves que l'on pourra faire, est tout de même un roman ?

Évidemment non : Élisabeth de Gramont était trop intelligente et cultivée pour de telles bourdes. Il reste que, si l'on veut retrouver Marcel Proust chez elle, il vaut mieux se tourner vers Au temps des équipages (Cahiers rouges de Grasset : pratique, pas cher…), où pourtant il n'apparaît pas, puisque l'auteur s'y cantonne à ses années d'enfance et de jeunesse, à une époque où elle n'avait jamais entendu parler du jeune Marcel, son aîné de seulement quatre ans. Mais, avec un réel talent d'évocation, elle fait surgir de ses pages la plupart des personnages que l'on retrouvera plus tard dans la correspondance de Proust, ou, transfigurés, dans La Recherche elle-même. Les parfums, les couleurs sont identiques, les échos de voix s'y répondent, on villégiature dans des châteaux voisins, on va les après-midi jouer aux barres dans les jardins des Champs-Élysées ; et quand l'un passe l'été à Cabourg, l'autre fait de même à Trouville. Ce qui accroit encore la sensation d'une atmosphère proustienne dans ces mémoires, c'est qu'ils ont été écrits après qu'Élisabeth de Gramont a lu À la recherche du temps perdu, et que, visiblement, audiblement, olfactivement, elle s'en est imprégnée. En somme, dans ses délicieux et fantomatiques Équipages, il n'y manque que le génie de Proust, c'est-à-dire l'essentiel.  Mais c'est un essentiel dont, au bout du compte, la duchesse se passe avec talent et grâce.

lundi 18 septembre 2017

Les amis de la Maison

James Joyce, Sylvia Beach et Adrienne Monnier

C'est sans doute parce que Philippe Jullian venait de déjeuner avec Léon-Paul Fargue que j'ai tiré de son rayonnage Le Piéton de Paris (ainsi d'ailleurs qu'Au temps du Bœuf sur le toit, de Maurice Sachs, mais nous en parlerons une autre fois). La “prise en main” du livre me parut tout de suite bizarre ; un peu trop rigide pour un volume de la collection gallimardienne (gallimardeuse, aurait dit Henri Béraud…) L'Imaginaire. C'est que fixée à sa troisième de couverture, se trouvait une pochette de plastique transparent, contenant un CD, dont j'avais bien entendu oublié l'existence. Le disque propose d'abord une sorte de monologue de Léon-Paul Fargue, assez peu intéressant en vérité, puisqu'il ne fait rien d'autre que parler de l'hémiplégie qui l'a frappé en 1943, lors d'un déjeuner avec Picasso. (Détail cocasse : on nous indique, sur la couverture du livre, que cet entretien a eu lieu en 1951 ; superbe exploit puisque Fargue était mort depuis 1947.) Mais, ensuite, viennent quatre entretiens avec Adrienne Monnier, la fondatrice et animatrice de la célèbre librairie de la rue de l'Odéon, La Maison des Amis des Livres.

C'est un charme puissant, celui de cette voix qui semble surgir de siècles enfouis, alors que ces entretiens n'ont guère plus de soixante ans. Il y a d'abord la langue d'Adrienne Monnier, ce français qu'elle manie avec naturel et grâce, que l'on qualifierait probablement de suranné aujourd'hui, ce qui serait une façon de dire à quel point il est élégant et sans tache, loin des ignobles parlures qui se donnent à entendre sur nos ondes. Et puis, surtout, ce climat d'étrangeté, presque de féérie, est créé par la foule des grands écrivains, le peuple d'ombres géniales qui, tout naturellement surgissent de la voix de Mlle Monnier (c'est ainsi que la nomme son interlocuteur de la radio) et viennent, l'une après l'autre et parfois toutes ensemble, repeupler pour un moment la librairie disparue. La Maison des Amis du Livre ouvre en 1915. Dès janvier de l'année suivante, c'est Léon-Paul Fargue et Jules Romains qui prennent l'habitude d'en pousser la porte. Plus tard dans la même année, ce jeune soldat sanglé dans son uniforme bleu horizon, c'est André Breton. Il y amène bientôt un autre jeune militaire “tellement gentil”, Louis Aragon ; Éluard les suit à quelques mois.

Mlle Monnier raconte, de cette voix de petite fille émerveillée que son âge lui a conservée, qu'à cette époque Breton était fou d'admiration pour les poèmes d'Apollinaire. Or, un après-midi de 1917, qui voit-elle passer sur le trottoir de la rue de l'Odéon, accompagnant Paul Léautaud qui est déjà un habitué de sa Maison ? Guillaume Apollinaire. « Je ne l'avais jamais rencontré mais je l'ai reconnu tout de suite, à cause de son bandage sur le haut du front et de sa tête en forme de poire… un genre de Père Ubu… » Quelques minutes plus tard, le poète blessé revient seul, entre dans la librairie et proteste : « Je trouve tout de même bien choquant qu'il n'y ait pas, dans votre montre [mot qui a depuis été remplacé par “vitrine”] un seul livre d'écrivain combattant ! » Et la pauvre Adrienne de lui expliquer qu'elle avait vendu son exemplaire d'Alcools la veille et qu'elle n'avait pas eu le temps de réassortir. Durant les quelques mois qui lui restent à vivre, Apollinaire fera partie des “amis de la Maison”, comme Adrienne appelle ses écrivains. Et elle verra André Breton se comporter comme un petit garçon obéissant, face à Apollinaire, qui en profite pour le rudoyer un peu, étant sûr qu'il n'obtiendra en retour qu'un “Oui, Monsieur” des plus soumis.

Désormais, ils se pressent en grappes, les amis de la Maison, et ce serait citer presque toute la littérature mondiale du premier demi-siècle que d'énumérer ses clients célèbres : Gide, Larbaud, Cocteau, Valéry, Claudel, Saint-Exupéry pour la France, mais aussi Hemingway, Dos Passos, Rainer Maria Rilke, Victoria Ocampo. Et puis, bien sûr, il y a James Joyce, ce qui nous amène à Sylvia Beach.

Cette Américaine de Baltimore se fixe à Paris en 1916. Elle devient la conpagne d'Adrienne Monnier et fonde sa propre librairie, Shakespeare and Co, pratiquement en face de la sienne : Adrienne est au 7, Sylvia au 12. C'est elle, Sylvia, qui découvre dans la Little Review de New York, des extraits d'un roman, Ulysses, qui l'enchantent, et qu'elle donne à lire à Valery Larbaud, écrivain anglomane s'il en fut. Dans l'un de ses entretiens radiophoniques, Adrienne Monnier lit un extrait de la lettre que l'enthousiasme pousse alors Larbaud à écrire à Sylvia Beach, lui disant qu'il aimerait beaucoup en traduire des extraits pour la NRF, ce qu'il fera en effet. 

Et Mlle Monnier continue d'égrener ses souvenirs, passe de l'un à l'autre avec autant de naturel que de précision, sans jamais radoter ni se confire en dévotion.  On a l'impression un peu surnaturelle qu'elle est restée, inchangée, la jeune fille de 23 ans qui, un jour de 1915, a décidé qu'elle allait ouvrir une librairie au 7 de la rue de l'Odéon.

Ne supportant plus les acouphènes qui rendent son existence plus pénible chaque jour, Adrienne Monnier met fin à ses jours le 19 juin 1955. Sylvia Beach lui survivra sept ans.

dimanche 17 septembre 2017

Nos dimanches Dávila, 4


– La vulgarité de la nouvelle bourgeoisie prospère fait regretter la vulgarité de l'ancienne bourgeoisie fortunée.

– “L'automne du Moyen Âge” se prolonge jusqu'au dix-neuvième siècle. Lorsque débute “l'hiver de l'Occident”.

– Le nazisme n'a pas été coupable seulement des atrocités qu'il a commises. En se prétendant proche de certains nobles thèmes de la méditation germanique, il a en même temps assassiné l'espérance d'une nouvelle floraison de l'Occident.

– Nager contre le courant n'est pas une folie si les eaux nous entraînent vers des cataractes.

– Un dialogue, ce ne sont pas des intelligences qui discutent mais des vanités qui s'affrontent.

– Toute société finit par éclater sous l'expansion de la jalousie.

– De gris en gris, il est facile de mener les niais du blanc au noir.

– Lorsque la rouerie commerciale des uns exploite la crédulité culturelle des autres, on parle de diffusion de la culture.

– Le chrétien progressiste se trouve si disposé à pactiser avec son adversaire que son adversaire ne trouve plus avec qui pactiser.

– Une époque, ce ne sont pas ses idées, ni ses événements, mais c'est son imperceptible accent.

– La prospérité industrielle réussit à faire que tous partagent les vulgarités des riches et les servitudes des pauvres.

– Depuis deux siècles on appelle “libre penseur” celui qui prend ses préjugés pour des conclusions.

samedi 16 septembre 2017

Tout est au duc, y compris les mendiants de Sainte-Clotilde

Philippe Jullian, 1919 – 1977

Quand on sort tout juste de celui de Matthieu Galey, ce qui est justement mon cas, le journal de Philippe Jullian est un peu décevant, en tout cas pour moi ; sans doute parce qu'il est plus “mondain” et qu'il fréquente nettement moins d'écrivains. Mais enfin, il est tout de même fort agréable. Ce qui l'est aussi, agréable, c'est que l'édition chez Grasset en a été faite par Ghislain de Diesbach, dont les notes sont concises, toujours strictement informatives mais également souvent pimentées d'humour et de petites “piques” envers tel ou tel dont il est question dans le journal que l'on est en train de lire. L'une d'elles, ce matin, alors que le jour apparaissait tout juste, m'a tout de même fait sursauter, avant de me plonger dans une sorte de tristesse découragée. À la date du 26 février 1942, Jullian vient de dire ceci : « Mon héros favori reste Anthony Adverse. » Appel de note ; Diesbach écrit : « Héros du fameux roman éponyme de Hervey Allen dont la traduction avait paru chez Gallimard en 1937. » Si même Diesbach, ce précieux précipité de culture et d'élégance, si même lui en est à utiliser ce malheureux “éponyme” à tort et à travers, alors c'est que, vraiment, tout est foutu.

Pour ne pas rester sur cette sombre impression, une petite anecdote relatée par Jullian, le 5 juin 1943 : « À un mariage, […] le duc de Lorge, qui a une vocation de maître des cérémonies, règle le cortège dans ses moindres détails, puis se dirige à la sortie vers un groupe de mendiants sur les marches de Sainte-Clotilde, donne cent francs à chacun d'eux et leur dit : “Messieurs, je vous remercie d'être venus.” » 

Et l'on se prend à regretter, durant une minute ou deux, de n'avoir pas eu la chance de connaître le duc de Lorge.

dimanche 10 septembre 2017

Un cyclone peut en cacher un autre


Pendant ce temps, à Saint-Martin, on endure un autre cyclone, ne devant rien aux masses d'air celui-ci. Les rats n'ont pas tardé à sortir des tanières pour voler, saccager, détruire ce qui ne l'était pas encore tout à fait ; et probablement tuer, mais ça, je suppose qu'on ne l'apprendra que plus tard et comme par inadvertance, tant nos journalistes ont sans doute à cœur, en ce moment, de ne rien écrire ou dire qui pourrait venir lézarder le vivre-ensemble. On repense fatalement à la dignité simple et sans phrase des habitants de Fukushima après leur catastrophe. Et l'on se dit que, toutes les races étant bien entendu égales (la preuve c'est qu'elles n'existent même pas), si jamais on devait revenir vivre une seconde existence humaine sur cette planète – étrange punition –, on préférerait de manière assez franche faire partie d'une quelconque communauté extrême-orientale, plutôt que de renaître au sein d'une tribu caribéenne, même avec l'assurance alléchante de devenir, une fois adulte, fonctionnaire à la Poste du Louvre.

Nos dimanches Dávila, 3


– Ce n'est pas parce que les critiques adressées au christianisme paraissent fondées qu'on cesse de croire, c'est parce qu'on cesse de croire que ces critiques paraissent fondées.

– En fin de compte, qu'est-ce que le moderne appelle “Progrès” ? Ce qui paraît commode aux imbéciles.

– Les esprits mous dégradent la courtoisie, obligation de respecter les goûts d'autrui, en tolérance obligatoire du mauvais goût.

– Le prophète n'est pas un confident de Dieu, mais une guenille secouée par le souffle des bourrasques sacrées.

– C'est le protestantisme qui est à l'origine de cette intériorisation du christianisme en une simple idiosyncrasie, ce qui permet de demander à l'individu quelle est sa religion, après lui avoir demandé quelle est sa couleur préférée et avant de lui demander quelle actrice il admire le plus.

– La compassion, en ce siècle, est une arme idéologique.

– La destruction des provinces est un des événements lamentables de ce siècle. Provincial était antonyme de provincialiste.

– L'homme moderne est alternativement visqueux et dur comme pierre. Quand il cesse d'être sentimental, il devient impitoyable.

– Le pur réactionnaire n'est pas un nostalgique qui rêve de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles.

– Rien de plus dangereux que de heurter les préjugés de qui affirme n'en avoir aucun.

– Pauvreté des âmes qui ne se sentent pas avant tout héritières du passé.

– L'instruction ne guérit pas la bêtise, elle lui donne des armes.

lundi 4 septembre 2017

Dialogue autour d'Álvaro Mutis


J'ai terminé, hier matin, le derniers des romans de ce que j'appellerai “le cycle de Maqroll le Gabier”, lequel en compte sept et forme, en définitive, l'essentiel de l'œuvre en prose d'Álvaro Mutis. En réalité, ce cycle comporte une sorte de “tronc” composé de trois romans (dans l'ordre La Neige de l'amiral, Ilona vient avec la pluie et Un bel morir), auquel sont venues s'adjoindre quatre branches secondaires (mais non moins importantes) : La Dernière Escale du tramp steamer ; Écoute-moi, Amirbar ; Abdul Bashur, le rêveur de navires ; et enfin Le Rendez-Vous de Bergen ;  c'est ce dernier que j'ai terminé hier. Je ressens de cet achèvement une sorte de frustration mélancolique, tant l'envie est grande de voir se poursuivre indéfiniment cette longue errance que forment, pris dans leur ensemble, les romans de Mutis. La frustration s'augmente de ce que, depuis plusieurs jours, je suis taraudé par le désir d'écrire un long billet de blog sur cette expérience que je viens de faire, et bien sûr les livres qui l'ont engendrée, mais que je ne me décide pas à “y aller”, par une sorte de timidité qui me surprend un peu moi-même, un peu comme on hésite à se plonger dans un océan froid où l'on vient de risquer un ou deux orteils. Toutes les choses qui me semblent devoir être dites arrivent en ordre dispersé, et je suis presque persuadé que, malgré les efforts que je pourrais faire, elles resteraient rétives à toute composition un tant soit peu intelligible. En fait, disons-le : j'éprouve une telle envie de communiquer mon enthousiasme que j'ai peur, n'y parvenant pas, de déboucher sur le résultat inverse. En attendant que la situation se débloque, si elle doit se débloquer, je choisis de mettre ici le  himmel que j'ai envoyé avant-hier à  mon ami Carlos (mon passeur de littératures hispaniques…), suivi de la réponse qu'il m'a faite quelques heures plus tard. Voici donc :


Mon cher Carlos,

Comme il arrive souvent, c’est en relisant les « scolies » de Gómez Dávila (j’en ai marre de ces p… d’accents toniques qui m’obligent à passer sans arrêt au clavier espagnol !) que, ricochant d’un Colombien à un autre, j’ai eu envie d’aller voir du côté de chez Álvaro Mutis, que je n’avais jamais lu.

(Entracte : je me suis demandé durant quelques jours pourquoi, dans les années 70, tu ne m’avais jamais parlé de lui… avant de me rendre compte que, à cette époque, il n’avait encore écrit que de la poésie.)

Depuis une dizaine de jours, j’enfile ses brefs romans l’un derrière l’autre, je m’en gorge, m’en pourlèche avec de sourds grognements de plaisir. Et, du coup, je me demandais si, de ton côté, tu partageais ce mien enthousiasme pour les aventures et quêtes de Maqroll el Gabiero. 

Cette constellation de petits récits qui, en fait, ne sont que les différentes parties d’un seul et même roman beaucoup plus vaste, avec son tronc, ses branches principales et ses rameaux adventices, m’a fait penser, dans un genre évidemment tout différent, à un autre écrivain – français et vivant celui-là : Eugène Nicole, qui, depuis une trentaine d’années, publie lui aussi des textes relativement brefs mais qui, en réalité, ne font qu’alimenter et grossir son œuvre maîtresse, intitulée L’Œuvre des mers, dont le personnage principal est l’île de Saint-Pierre-et-Miquelon, et que je t’encourage vivement à lire si ce n’est déjà fait. 

Pour en revenir à Mutis, je trouve notamment ses portraits de femmes (il y en a un par roman, à peu près ; en tout cas un qui se détache nettement) particulièrement réussis, ce qui n’est finalement pas si fréquent chez ces messieurs les romanciers. Sans parler bien entendu de Maqroll lui-même, homme fuyant et lourd tout à la fois, poursuivant comme par lassitude intime des chimères qu’il sait dès le départ être des chimères. Les procédés de narration aussi sont d’une belle subtilité, et la langue – pour autant que j’en puisse juger par la traduction – apte à faire sentir aussi bien les variations de l’âme que les touffeurs et les froidures des différents climats rencontrés.

Bref, me voici devenu alvarophile, pour ne pas dire mutissolâtre…

Amitiés,

Didier

 (J'aurais pu aussi, dans ce message, souligner mieux en quoi le rapprochement entre Mutis et Nicole me semblait pertinent : par le rôle essentiel que joue la mer dans leurs œuvres respectives, même si ces rôles sont très éloignés l'un de l'autre. Alors que chez le Colombien, l'océan est une sorte d'écheveau de chemins que l'on ne peut s'empêcher de parcourir, tout en sachant qu'ils ne mèneront qu'à la désillusion et à la constatation que nos agitations humaines ne peuvent jamais servir à rien, chez le Français, il représente plutôt une sorte de cocon entourant l'île primordiale. J'aurais dû aussi dire à Carlos – surtout à lui qui a écrit un petit livre sur cet auteur – combien, souvent, Mutis me faisait penser à Cervantès, par cette façon qu'ils ont tous deux de solliciter les hasards sans que cela paraisse jamais artificiel ni forcé. Chez l'Espagnol, les personnages ne cessent de se retrouver “fortuitement” dans toutes les auberges perdues de la Manche, tandis que chez le Colombien, ce sont les ports du monde entier qui jouent ce rôle nodal.)


La réponse de Carlos :

Cher maître,

[… ] Mais revenons à ton sujet : Alvaro Mutis. Je partage totalement ton enthousiasme, je le relis toujours avec passion, c'est l'un des rares écrivains dont la lecture me donne immédiatement envie d'écrire; je ne sais pas exactement pourquoi, peut-être parce que tout paraît juste, élégant et simple, sa langue est magnifique. De plus j'admire sa façon de construire, récit après récit, une sorte de monde dans lequel une parole ou un objet d'un récit ne révèlent leur sens que dans un autre récit. Je suis impressionné par cette maîtrise et par le fait qu'il avait ce monde en tête, du moins sous forme embryonnaire, dès le début. Le personnage de Maqroll apparaît dès ses premiers poèmes en 1948. Tout le cycle romanesque est déjà suggéré, en esquisse, en germe dans ses poèmes. Je n'ai pas vérifié si c'est traduit, mais ce doit l'être, en espagnol le titre de l'œuvre poétique est : Summa de Maqroll el Gaviero, poesia, 1948-1997. 

L'homme Mutis était aussi  intéressant, je l'ai entendu parler de son œuvre et de l'écriture à la maison de l'Amérique latine à Paris, il y a plus de vingt ans. Il était élégant, intelligent, brillant; revendiquant son amitié avec Garcia Marquez et sa pensée réactionnaire; il se disait "d'ancien régime", opposé à notre époque gouvernée par la bureaucratie d'État, la technique, la science, le rationalisme, une époque qui conspire contre la personne, l'individu. Il ne croyait pas au progrès et craignait que la création finisse par disparaître. Les lectures de Maqroll me semblent représentatives de la pensée de l'auteur : Mémoires du Cardinal de Retz; Mémoires d'Outre-Tombe; Lettres et mémoires du Prince de Ligne; les œuvres d'Emile Gabory sur les guerres de Vendée; Georges Simenon, Balzac et Céline. Il a répondu à beaucoup d'interviews dans la presse espagnole et latino-américaine dans lesquels il exposait sa pensée réactionnaire et commentait son œuvre, ils sont tous d'une merveilleuse intelligence. […]

Amitiés

Carlos

Cela dit, je ne compte pas en rester là et espère trouver en moi assez de bribes d'intelligence pour écrire un billet qui rende justice au grand écrivain qu'est Mutis. Si je ne le fais pas, que je sois maudit jusqu'à la huitième génération et qu'on me prive des 77 vierges qui n'attendent que moi au paradis d'Allah.

dimanche 3 septembre 2017

Nos dimanches Dávila, 2

Nicolás Gómez Dávila, 1913 – 1994.

– L'État méritera de nouveau le respect, lorsque de nouveau il se contentera d'être le simple profil politique d'une société constituée.

– Le sphinx ne dévore pas celui qui ne déchiffre pas son énigme, mais celui qui lui propose des solutions stupides.

– L'intelligence, injustement, est une affaire de classes. Rien de plus déprimant que l'immense prolétariat des bibliothèques.

– La sénilité mentale se remarque plus chez le vieillard, mais elle est très commune chez l'adulte.

– Ce qui effraie le réactionnaire, ce n'est pas tant le chambard plébéien déchaîné par les révolutions que l'ordre étroitement bourgeois qu'elles engendrent.

– Le pittoresque costume de révolutionnaire se décolore insensiblement en sévère uniforme de policier.

– La promptitude avec laquelle la société moderne absorbe ses ennemis ne s'expliquerait pas, si les clameurs apparemment hostiles n'étaient pas simple réclamation de promotions impatientes.

– Rien ne guérit le progressiste. Pas même les fréquentes paniques que lui flanque le progrès.

– Une idée fine consiste en de discrètes retouches à un lieu commun.

– Le capitalisme est la face vulgaire de l'âme moderne, le socialisme sa face assommante.

– La pensée réactionnaire fait irruption dans l'histoire comme le cri d'alarme de la liberté concrète, comme un spasme d'angoisse devant le despotisme illimité auquel atteint celui qui s'enivre de liberté abstraite.

– Non seulement le réactionnaire a le flair pour détecter le parfum de l'absurdité, il a aussi le palais pour la savourer.