samedi 28 février 2009

Connaissez-vous la tartiflette light ?

À Renaud Camus, qui doit mourir de faim, à l'heure qu'il est...


Pour ceux qui sont soucieux de leur ligne, ce que m'a servi l'Irremplaçable ce soir est une véritable bénédiction. Voici donc, en première mondiale, la recette de la tartiflette light.

Vous prenez une recette de tartiflette traditionnelle, dont vous conservez le fromage (on peut remplacer le reblochon par un vacherin : c'est bien aussi), les lardons et le vin d'Arbois. Mais – et tout est là – vous remplacez la moitié des pommes de terre par des carottes coupées en rondelles. Le résultat est stupéfiant : au lieu des 5000 calories auxquelles vous êtes habitués, mes drôles, votre plat dégringole dans les abysses pour se stabiliser aux alentours de 4700 calories – à peine, même.

Merci qui ?

Comme un parfum de violette

Je me suis replongé dans les souvenirs de Céleste Albaret un peu comme on rentre à la maison, sachant que ne m'y attendait aucune surprise, mais un confort tranquille et rassurant. J'avais tort : on ne retient jamais tout, des livres lus plusieurs fois. C'est ainsi que, tout à l'heure, j'ai eu l'étonnement de (re)découvrir que cette Lozérienne, née en 1891, dans un petit village qu'elle n'a jamais quitté avant son mariage, en 1913, que cette petite Céleste dont le prénom même dégage comme un parfum léger de violette voussoyait sa propre mère. Était-elle une exception, ou bien faut-il croire que dans cette "France d'avant", le voussoiement était répandu au point d'être pratiqué dans les campagnes les plus profondes ? Si vous avez des lumières sur la question, ce ne sera pas de refus...

J'avais également oublié qu'un jour (c'est-à-dire une nuit), Marcel Proust avait vivement poussé sa servante à tenir son journal, précisant même qu'elle devrait le lui faire lire chaque jour, et qu'il l'annoterait alors de sa main. Et on se prend à rêver de ce qu'aurait pu être un tel livre, si Céleste avait obéi à Monsieur Proust...

Afin de l'encourager dans cette voie, Proust lui explique alors qu'après sa mort on viendra la voir du monde entier pour la faire parler de lui, et que son journal annoté vaudra une fortune. Preuve que la fameuse "modestie" proustienne s'arrêtait aux rives de la création littéraire, au-delà desquelles l'écrivain savait parfaitement quelle était sa valeur.

vendredi 27 février 2009

Ode bavarde à Marcellin Dieumegard

Marcellin fauchait ; on suppose. Qu'aurait-il fait d'autre ? Ah... Oui, peut-être... Il porte une blouse gris bleu, et M. Joliette, le marchand de couleurs de la rue du Paradis, le rabroue. Parce qu'il vient tout juste de l'engager, sur l'insistance de Suzanne Charlotte Léontine Maumariée, la mère de Marcellin, sa cousine à lui - on l'appelle couramment Léontine. Auguste Joliette se retient de soupirer : Marcellin ressemble bien à son père, tiens : Kléber Dieumegard, le cadet du Dieumegard de la ferme des Laumes, au-delà des marais, sur la route de La Roche. Pas vraiment fainéant, Kléber, ça non ! Pas deux comme lui, pour botter la paille. Mais une tête pleine de vent, à croire. Des yeux toujours ailleurs. Pour le mariage, personne n'était trop d'accord, à l'époque ; avec cette fille venue des Sèvres, mais enfin, il a épousé la Léontine et nul n'a rien dit, d'autant que le Marcellin était déjà dans le tiroir, d'après ce qu'on a dit.

Si on en croit M. Duflers, l'instituteur des Yons, Marcellin aurait pu aller loin, il avait les capacités. En 1902, après le certificat, il a même été question qu'il pousse jusqu'à Niort – M. Duflers s'est battu comme un diable, pour la bourse, à ce qu'il paraît : au moment de sa retraite – payée par l'État, hein ! –, il a même dit que c'était son gros regret, le Marcellin ; "une tache sur ma carrière" : voilà ce qu'il a lâché, l'instituteur.

Kléber Dieumegard, il avait autre chose dans l'idée, pour son fils. Peut-être que si la Léontine lui en avait donné d'autres, il aurait laissé le Marcellin lui échapper. Après tout, quand t'as assez de fils pour ce que le Bon Dieu t'a donné en partage, tu peux bien en laisser un aller vagabonder, suivre les chemins de sa tête. Mais, lui, le Kléber, il avait que Marcellin ; à cause de la faiblesse de Léontine : elles sont nombreuses, comme ça, à Jadouville, on l'avait pourtant prévenu.

Kléber a dit non. M. Duflers a eu beau enfler la voix, et Léontine prendre parti contre lui, il est resté ferme : « Je n'ai qu'un fils, il fera ce que je lui dis ! » Et, malgré les regards implorants de sa mère, vus en coin, brûlants, Marcellin s'est tu. Il pense que c'est pure soumission à son père – qu'il a très envie de tuer, le soir, quand il essaie de s'endormir, et que les ronflements montent de sous son lit, ces grognements irréguliers qui donnent l'impression de la mort justement, mais toujours déçue, car le lendemain matin, le jour à peine... Kléber debout, aussi ridé que s'il avait toujours vécu : qu'est-ce que vous voulez faire contre ça, une telle immobilité ?

Marcellin est resté un fils ; malgré la force qu'il sent dans ses bras, ses cuisses, partout dans son corps, lorsque, tabassé par le soleil de juin, vertical, il brasse des fourchées de paille légère , qui pèsent tant qu'elles peuvent. Son père n'est jamais loin : à gauche, à droite ; un pas en avant de lui (et il ne s'en aperçoit pas, à cause de la sueur, et parce qu'il tremble, le bout du sillon est loin, on le regarde sans doute), ou en arrière – cela arrive, après le déjeuner –, et alors il se demande ce que signifie ce sourire idiot sur ses propres lèvres perlées.

À 22 ans, Marcellin a trouvé le courage. À cause des nattes si particulières de Berthe. D'abord, il ne l'a pas trouvée si jolie que cela ; en fait, il ne l'a même pas vue, la faute du bruit, de son peu d'envie d'y venir, à cette fameuse fête d'Yvécourt. Quand Robert Maurois, le fils (soi disant le fils : tout le monde connaît sa mère...) du Maurois forgeron d'Hauteville, a fait remarquer – avec son sourire par en dessous – que la Berthe devait être meilleure que ce qu'elle paraissait, Marcellin a été le premier surpris du contact retentissant de sa main gauche sur la joue droite du Maurois – et encore plus étonné de regard respectueux que les quatre ou cinq autres ont fait converger sur lui. On lui aurait demandé, il aurait été été incapable de dire pouquoi, mais il tourna le dos à ses amis de communale et piqua droit sur Berthe, qui ne s'était rendu compte de rien et, dans le même temps, se sachant laide, ou l'ayant cru, se sentait au bord des larmes de se savoir là, dans ce pré bordant le village où elle ne se trouvait aucun emploi, s'attendant d'une seconde à l'autre à déclencher les rires huileux et rouges des garçons, et ceux , contrapunctiques, de ses meilleurs amies de toujours.

Il ne lui arriva rien de tout cela. Cette frairie ordinaire et annuelle devait rester la clé de voûte de toute l'existence de Berthe Dieumegard, mariée durant deux ans, tremblante pendant les trois premiers mois d'un plaisir évoqué sous le préau, inquiète durant neuf de son intensité, puis veuve jusqu'à une époque qu'elle ne comprenait plus, mais dont elle a ri avec ses petits-enfants jusqu'à sa dernière nuit, en sachant que nul, jamais ne se souviendrait de... Enfin, ne reverrait cet homme ruisselant, sur la charrette, la fourche à la main, si beau, et cette odeur de sueur fraîche... Personne – elle sourit à ses petits-enfants, qui vivent dans une autre époque qu'elle.

Pendant ce temps, Marcellin Dieumegard décide de secouer le joug qu'il croit peser sur ses épaules. Nul ne sait ce qui s'est dit, ce soir-là, entre son père, Kléber, et lui. Bien sûr, je pourrais décrire la salle où a eu lieu cette scène, cette minuscule scène. Mais, en vérité, elle pourrait bien s'être déroulée ailleurs, ou ici même, mais avec d'autres silencieux marqués d'une simple croix.

Que reste-t-il ? Marcellin Dieumegard, 23 ans, triomphant, enfin homme : son père, Kléber, a plié : il ne sera pas garçon chez Auguste Joliette, le marchand de couleurs. Il continuera à faire les moissons,, à ensemencer en septembre, à réparer les clôtures l'hiver, à ensemencer Berthe lorsque l'envie les en prendra – et il va de soi qu'elle leur en prendra souvent ; et même toujours : pourquoi le monde changerait-il ?

Lorsque le clocher sonne, Marcellin Dieumegard continue de charrier les meules miroitantes. Il doit finir, Berthe l'attend, il n'a pas le temps de compter les coups au clocher. De toute façon, il sait aussi bien que les autres, les glaneurs, qu'il est cinq heures du soir. Qu'est-ce que ça peut leur foutre que M. le curé devienne fou, et que sonnent six, sept heures ? Huit, neuf...

Ode silencieuse à Marcellin Dieumegard

À lui et aux autres...

jeudi 26 février 2009

Pour laver l'horrible affront des croisades

L'idée m'est soudain venue, alors que je flânais sur le blog d'un professeur de gauche (je sais : pléonasme.) qui m'est néanmoins fort sympathique ; preuve que, contrairement à ce qu'un vain peuple pense, je n'ai rien contre les handicapés. Mais glissons.

Une idée m'est venue, disais-je ; ou plutôt, c'est un véritable affront à nos minorités visibles qui m'est soudain apparu, un crachat à la face radieuse de la diversité, une crotte de nez déposée sur le revers de veston du vivre-ensemble.

Car, tout à trac, j'ai pensé à la basilique Saint-Denis ; et, plus précisément, aux monstruosités qu'elle renferme encore et qui sont une insulte quotidienne – que dis-je ? Permanente ! – à toutes les chances-pour-la-France qui peuplent le département alentour. Je veux parler de ces rois abjects qui ont appelé aux croisades, et dont les tombeaux exhalent encore les relents nauséabonds (ça y est, je l'ai placé !) d'une époque répugnante.

C'est intolérable, ces gisants z'immondes, cette provocation intolérable, ce rappel d'un génocide qui jamais ne fut puni. Je suggérais alors, à mon aimable correspondant, de profiter de ce qu'il était chargé d'éduquer ces chères têtes brunes pour leur inspirer une action radicale et collective afin que cesse ce scandale. Dehors, les Philippe à sceptre et les Louis couronnés ! On brûlera leur absence de cadavres, un grand bûcher réconciliatoire (ne cherchez pas : je viens de l'inventer) autour duquel on dansera la bourrée de la tolérance et la gigue du partage des cultures ; mais avec quelques lâchers de ballons, une courses de rollers et des stands merguez-frites, pour donner un côté festif à la grande fraternité des victimes contre leurs bourreaux d'hier.

Dans la foulée, dans l'ivresse de cette dignité reconquise, pourquoi ne pas aller plus loin ? Plus vite ? Plus beau ? Plus moderne ? Démontons pierre par pierre cette foutue basilique, symbole que plus personne ne veut voir, pour aller éventuellement la remonter dans quelque coin perdu de la Françmoisie, et accordons son indépendance au 9-3.

Ensuite, chaque année, pour commémorer l'événement fondateur, sur l'esplanade vide, enfin rendue au peuple libéré de ses chaînes, on organisera une grande manifestation fraternelle : un gigantesque Intervilles opposant – mais pour rire, pour le plaisir d'être ensemble – Saint-Denis (rebaptisée) à Gaza.

Le temps venu d'armer les Justes

« On ne compose pas avec le fanatisme, telle est enfin la leçon qu'en pleine épidémie de chauvinisme barrésien nous donne Proust. La ruse du fanatisme consiste à invoquer le caractère respectable des causes qu'il prétend servir – salut du peuple, grandeur nationale, prospérité, inhumation de ses propres victimes – pour imposer silence à ceux qui le dénoncent précisément à cause de cette imposture. C'est pourquoi on ne doit pas transiger avec l'injustice, ni se mettre en position d'attente devant le mensonge, ne faire des concessions à la violence, ni sa part à l'intolérance. L'intolérance, par définition, ne compte pas sur des arguments, des "échanges d'idées" avec ses adversaires pour s'imposer, mais sur des positions de force, les seules sur lesquelles elle puisse s'appuyer et qu'elle puisse élargir. S'imaginer que si on évite de la brusquer elle va s'apaiser d'elle-même, c'est s'incliner devant un besoin d'expansion par définition insatiable puisque non fondé en droit et en raison. Cette naïve tactique est un suicide : les préjugés ne sont jamais reconnaissants. »

Jean-François Revel, Sur Proust, p. 124-125, Grasset - Les Cahiers Rouges.

mercredi 25 février 2009

Les allées de Combray

L'écoute récente de Swann lu par André Dussolier, que j'ai évoquée rapidement ici, m'a donné envie de rester avec Proust. Mais sans toutefois me replonger dans La Recherche, trouvant que cela ferait en quelque sorte double emploi avec la lecture du comédien, qui se poursuit à son rythme. J'ai donc choisi de tourner autour, de l'apercevoir de loin, tel le clocher de Martainville lorsqu'on choisi d'aller se promener du côté de Méséglise. Je flâne dans les allées de Combray, mais en évitant la petite maison, si ordinaire, de la tante Léonie, qui doit m'épier de sa fenêtre.

J'ai commencé par relire la biographie de Jean-Yves Tadié (Gallimard), qui est de loin la meilleure des trois que je connais – et aussi la plus récente. Celle de Painter, qui a l'immense mérite d'être la première, est entachée de basse psychanalyse, et celle de Diesbach m'a paru, lors de ma seule lecture, sans grand intérêt.

J'ai enchaîné avec le Sur Proust de Jean-François Revel (Grasset). Si certains d'entre vous, comme il m'arrive parfois, se sentent menacés de proustolâtrie, ce petit livre est pour eux : bien qu'admirateur de l'écrivain, Revel n'hésite pas à pointer ses faiblesses (en disant pourquoi, à son avis, ce sont des faiblesses) autant que ses grandeurs, quitte à prendre à rebrousse-poil une critique un peu trop déférente – ou impressionnable. Bref, il aère salutairement la chambre de tante Léonie. Il casse aussi quelques bibelots, ce butor, lorsqu'il place Zola au-dessus de Balzac, mais il est dans son droit : après tout, c'est son livre. Une petite citation, pour se mettre en bouche :

« On pardonne plus facilement à un auteur de ne pas répondre aux questions qu'on se pose que d'en soulever d'importantes qui ne nous concernent pas, et qui pourtant devraient intéresser tout homme : il apporte la preuve de notre pauvreté. »

Reprenons. En fin de journée, je suis revenu à Tadié et j'ai repris son Proust et le roman, qui est sa thèse de doctorat, plus ou moins remaniée je présume (mais je n'en sais rien) et publiée par Gallimard en 1971. Lecture plus aride que les deux précédentes, on s'en doute. Je me suis gardé le plus savoureux (parce qu'on ne va tout de même pas passer l'année sur Marcel), avec le Monsieur Proust de Céleste Albaret (Belfond, je crois : j'ai la flemme de me lever pour vérifier), laquelle fut, comme nul n'ignore, la gourvernante de l'écrivain, de 1913 à 1922, date de sa mort (celle de Proust). Oscar Wilde, à qui on demandait quel fut le plus triste événement de sa vie, répondit : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes. » Moi, c'est le récit des dernières heures de Proust par Céleste que je n'ai jamais pu relire sans me mettre à brailler comme un veau.

En revanche, après avoir enterré l'autre petit con pommadé et suffisant de Rubempré, j'ai tapé le pastis comme si de rien n'était. Comme quoi, hein...

On remet ça chez le Brigadier

C'est, comme d'habitude, à la pointe de l'épée...

mardi 24 février 2009

Le père et le fils sont dans un cimetière

Le père et le fils sont entrés dans le cimetière, laissant les deux femmes quelques pas en arrière ; le père parle, on ne saura pas de quoi, le fils reste silencieux. Il a l'impression, qui n'est étrangement pas désagréable, d'une répétition – ou d'une reconnaissance ; ou encore d'une cérémonie conciliatoire, par laquelle il chercherait à s'attirer, de la part des morts, une forme de sympathie, tout au moins une neutralité bienveillante, pour la suite de l'histoire.

Le cimetière est militaire, le père l'est aussi, ou plutôt le fut. Il est peuplé de morts allemands, tombés durant les combats qui ont eu lieu autour de Sedan, lors des deux conflits mondiaux ; on leur rend hommage néanmoins, poussés par une vague fraternité de destins, et aussi par la communauté du sort attendu. Ils sont plus de vingt mille à être tombés là, sur ces hauteurs panoramiques, dix fois prises, perdues et reconquises. Le temps aidant, ils sont devenus semblables à nous, comme si la terre d'Ardennes, se les incorporant, les avait naturalisés. Après tout, ils n'étaient pas moins voisins de ces contrées que le Breton, le Limousin ou le Provençal qui reposent dans le cimetière français tout proche du leur.

Le père et le fils errent parmi les tombes, comme s'ils cherchaient quelque chose sans bien savoir quoi. Les phrases du père se font plus espacées, le fils continue de ne rien dire – parce qu'il sent qu'il ne parviendrait sans doute pas à accorder les mots. Bientôt, ils sont rejoints pas les femmes : comme elles sont du côté sonore de la vie, les bruissements qui montaient du sol herbu s'évaporent dans l'air immobile ; et le fils se remet à parler. Mais il y aura eu ce silence de quelques minutes, chargé d'ombre et de froid.

On est reviendu

Retour des Ardennes hier, vers cinq heures du soir. Après deux jours passés à sauter allègrement d'un apéritif à l'autre, ce qui suffira à expliquer la brièveté de ce billet – en clair, on est méchamment décalqué. Samedi après-midi, belle et impressionnante visite de plusieurs cimetières militaires des deux guerres mondiales, sur laquelle je reviendrai probablement dans les jours qui viennent ; aujourd'hui, on cuve...

vendredi 20 février 2009

Le vieux con redevient enfant (durant deux jours)

Demain matin, très tôt, nous partons. Pour Sedan, Ardennes, où vivent mes parents. Donc, durant deux jours (nous rentrerons lundi en fin de journée – c'est ce qui est prévu), votre vieux con préféré va redevenir (à sa propre consternation) un petit enfant privé de volonté et finalement content de l'être. Il va forcément, à un moment ou l'autre, se dire qu'il est tout de même un gros enculé, vu qu'il n'est pas allé à Sedan depuis cinq ans (s'est-il aperçu aujourd'hui à sa propre consternation, là encore : on est très consterné, dans cette histoire). C'est normal : à 50 ans, cinq ans ne sont pas grand-chose. À 77 ans – l'âge de Christiane et Daniel – déjà davantage. Et que pensent-ils de leur fils aîné, qui reste une demi-décennie sans venir les voir chez eux (on s'est vu ailleurs, certes) ? Bien sûr, ils ne protestent pas – ce sont des parents, ils pensent peut-être sérieusement que j'ai des choses plus importantes à faire que de les aller visiter. Néanmoins, ils doivent bien, de temps à autre, le soir, parler de moi, non ? Évoquer mon existence, au moins. Se rappeler le temps de leur jeunesse, dont je fus seul à faire partie. Ils doivent même – je le crains – trouver de bonnes raisons à mes absences. Se dire que j'ai du travail. Du travail, n'est-ce pas...

Je sais bien que je paierai tout cela au prix fort ; un de ces jours prochains.

Demain, si j'appuie sur ce bouton, je serai maître du monde


Pour la seconde fois en deux semaines, l'une de mes macérations corticales fait la "une" de Marianne2, grâce, je suppose, à l'excellent Philippe Cohen (Il faut que je tienne mes fiches à jour sinon, avec Marc et d'autres, je vais finir par me mélanger dans mes Cohen). On comprendra qu'après trente ans de presse, je ne tire plus aucune gloire de lire mon nom imprimé au bas (ou au haut) d'un article. En revanche, les commentaires que de telles publications suscitent me passionnent et me réjouissent : je vous conseille de ne les point sauter.

Bref, c'est ici.

(Merci à Antoine de m'avoir signalé la chose.)

Espoir

Il y a une dizaine de minutes, sous les arcades de l'avenue de l'Europe, une jeune fille noire, attablée en terrasse, et plongée dans un volume de Voltaire.

Les cheveux, ça va. Mais en dessous...

Donc, soirée nous passâmes, à la Comète bicêtro-kremlinoise. Comme vous commencez à me connaître, vous n'aurez aucune peine à croire que j'étais fermement décidé à m'en tenir au diabolo menthe. C'était compter sans la perfidie de Nicolas, efficacement secondé par le fourbe Tonnégrande (pour la peine, pas de liens !). Je ne sais comment ils s'y sont pris pour me convaincre à accepter une bière, n'empêche que.

Nous nous quittâmes excellents amis, du moins je crois : s'il se trouve, on est fâché à mort et je n'en sais encore rien. Relativement tôt (de fourrure), mais il faudra vérifier. Mon idée était de prendre le métro jusqu'à Opéra, puis d'affréter un barlu jusqu'à Levallois-Plage. Je fus donc légèrement déconcerté en me réveillant à Fort d'Aubervilliers, à l'extrême bout de la ligne. Je commis l'erreur de sortir du métro pour prendre un taxi : de taxi, point. Je fus donc contraint de redescendre et de me taper une dizaine de stations dans l'autre sens, jusqu'à Opéra. Ensuite, tout se passa selon le plan initial, et je ne fus pas mécontent de constater que je n'étais pas si saoul que cela, puisque je grimpai mes six étages d'une traite – à moins que ce soit justement la preuve du contraire, il faudrait creuser. Sinon, il ne s'est rien passé de notable.

Ah, si : j'ai marché sur un chewing-gum et, ce matin, j'ai la chaussure gauche qui colle à la moquette. Mais bon.

jeudi 19 février 2009

J'aimerais qu'on me plaigne

Soirée pénible, assurément : ayant (un peu) picolé à midi, me voilà contraint de dormir à Levallois-Plage. Du coup, alors que nul ne me demandait rien, je me suis porté volontaire pour aller vider quelques verres avec un gros blanc nanti d'une cravate à chier (en tout cas, j'espère) et un nègre à peine moins gros, généralement dénué de cravate comme le sont tous ces sombres sauvages que nous avons eu un mal fou à faire descendre de leurs cocotiers. Cela étant, il faut leur reconnaître une faculté d'adaptation étonnante : à peine au bas de leur arbre, ils ont rapidement maîtrisé la pompe à mousse – au point de nous dépasser rapidement. À demain.

Mot d'ordre pour temps de crise

Faites la moule, pas la gueule.

mercredi 18 février 2009

La Comédie des horreurs, II

On croyait avoir touché le fond avec les PF2H de plein air, on avait tort : la vie du PF2H urbain est beaucoup plus difficile, ne serait-ce qu'en raison des escaliers qu'on passe son temps à monter et à descendre. Oh certes, oh certes ! vous allez me dire : mais, quoi, il n'y a que deux étages (plus le grenier où tout le monde meurt, tout de même...) ! C'est vrai. Seulement, dans les F2H, un escalier n'est pas un simple assemblage de marches inertes – ce serait un peu trop facile.

Mais reprenons depuis le début. En commençant par établir aussi précisément que possible les différences entre les PF2H de plein air et leurs collègues urbains. Ceux qui nous intéressent aujourd'hui ne sont nullement étudiants ; du coup, ils ne ricanent à peu près pas, ce qui est toujours ça de gagné durant les vingt premières minutes. En général, ils ont 35 ans, exercent un très bon boulot et ont quitté New York parce que le mari a un grave problème psychologique (je ne me casse pas le cul à préciser lequel, en général on s'en fout). Il a une femme qui l'aime et qui est blonde (c'est indispensable) ; elle est généralement conne comme un blogueur z'influent, mais comme elle est amoureuse de l'autre déséquilibré, on l'absout dès le départ.

Là où ça se gâte, c'est qu'ils ont deux enfants : une fille et un garçon ; toujours. C'est la fille l'aînée, elle est au bord de la puberté, on la sent prête à succomber à la première bite qui passera à sa portée ; mais il n'en passera aucune – vous pouvez regarder avec vos enfants –, car les films d'horreur sont toujours d'une stricte correction sexuelle. Le garçon a entre sept et onze ans, c'est obligé, il est blond, son visage est inexpressif et donc inquiétant. On s'inquiète, on reprend une mousse.

Les parents sont des cons indubitables (ce qui les rapproche des PF2H de plein air) : on leur a proposé une somptueuse maison de quinze pièces immenses (je vous rappelle qu'ils sont quatre), avec un terrain magnifique autour, à trente minutes de Manhattan en voiture, pour le prix d'une fermette dans le Perche : ils n'ont absolument pas trouvé ça bizarre. Non plus qu'ils ne se sont étonnés de la tronche terrifiée de la permanentée de l'agence immobilière, qui se carapate à peine les signatures apposées au contrat. Elle partie, on s'installe. Et c'est là que le festival commence.

Comme leurs petits camarades de plein air, les PF2H urbains se mettent à avoir des réactions incompréhensibles, dès lors que le scénariste sort de sa léthargie alcoolique. La gentille maman trouve normal que son fiston se balade sur le faîte du toit (les bras écartés en forme de croix christique, si possible) en pleine nuit (alors qu'il souffle un vent à décorner les boeufs) ; le père prend un ton de voix rassurant pour persuader sa pré-pubère de fille que la liane friponne qui lui est rentrée dans la chatte n'est rien d'autre qu'une plaisanterie de la nature à laquelle elle devra s'habituer, pour peu que le vent continue à souffler – les pommettes rouges, elle acquiesce.

Là-dessus, tout le monde retourne se coucher, et s'endort, même si le petit garçon voit dans le miroir de sa chambre deux petits crétins immobiles et couverts de sang, et si la greluche se demande si la liane a l'intention de l'épouser, ou si elle a eu tort de céder dès le premier rendez-vous.

Le lendemain, petit-déj, on a oublié les terreurs de cette première nuit. Sauf, en général, le petit garçon, qui ne peut pas faire un pas dans cette baraque sans voir surgir devant lui les deux petits cons qui ont été massacrés à la hache d'incendie trente ans plus tôt (ce qui explique le prix ridiculement bas du loyer). Et qui ont été massacrés où ? Au grenier, évidemment. À près de 53 ans, je ne comprends toujours pas comment on peut avoir l'idée de grimper au grenier d'une maison nouvellement achetée, notamment quand on est affligé d'une fille pré-pubère et d'un petit garçon blond au visage inexpressif.

L'escalier lui-même devrait les avertir, du reste. Une volée de marches que l'on met dix minutes à monter, avec les yeux écarquillés d'épouvante, alors que, cinq minutes plus tard, on la redégringolera sur le cul et en hurlant, ça devrait tout de même vous mettre la puce à l'oreille, il me semble. Mais, là, non.

Au bout de deux nuits (dont une où il a vainement tenté de sabrer Madame, histoire de justifier l'interdiction aux moins de douze ans), le père, lui, se casse en ville, parce qu'il est censé bosser. En fait, il ne bosse pas : il rencontre, au choix : 1) le vieux curé local, 2) le libraire spécialisé dans l'ésotérisme. Rôles peu enviables : ils sont l'un et l'autre assurés de mourir de mort violente, à dix minutes de la fin, lorsqu'ils viendront prévenir nos quatre connards qu'il y a chez eux : 1) les fantômes de la famille précédente, trucidée par le fils aîné et réfugiée au grenier depuis 75 ans ; 2) un vieux cimetière indien sous la maison, comme je vous le disais hier.

Normalement, si le scénariste a bien fait son boulot, tout le monde devrait s'en tirer et repartir pour New York, après une nuit d'enfer (je ne précise pas qu'il pleut, que l'orage gronde, que le vent souffle : ça va de soi). Éventuellement, si le studio est optimiste et pense qu'une suite pourrait être rentable, la future pétasse blonde (celle qui a été violée par une liane, ou par le tuyau de douche, ou une branche basse (rescapée du film d'hier)) se retournera au moment de monter dans la voiture familiale, et ses yeux deviendront vert fluo comme ceux de l'écureuil – mais sans la pomme de pin.

Dernier plan : la maison, impavide, prête à resservir. Éventuellement, une petite lueur rougeâtre dans l'oeil-de-boeuf du grenier, histoire de causer.

La semaine prochaine, on s'intéressera aux zombis, infoutus de rester tranquilles dans leurs tombes, ni de trouver des marchands de fringues potables avant de partir en goguette.

La Gauche vue du salon

C'est à lire chez les causeurs...

mardi 17 février 2009

La Comédie des horreurs

Y a-t-il humain plus stupide, plus niais, plus inconséquent qu'un personnage de film d'horreur hollywoodien ? Poser la question est y répondre : non. Déjà, le PF2H (Personnage de Film d'Horreur Hollywoodien) est généralement jeune, ce qui ne plaide guère en sa faveur – et en plus il est américain. Mais ne nous égarons pas, nous sommes réunis ce soir pour sociologuer à donf.

Il convient peut-être de distinguer d'emblée le PF2H que l'on dira «de plein air» de son homologue urbain : bien que la distinction soit peu pertinente du point de vue de leurs stupidité, niaiserie et inconséquence, elle permettra de clarifier le débat. Nous commencerons si vous le voulez bien par le premier.

Le PF2H de plein air est en général quatre ou cinq : trois filles et deux garçons ou l'inverse. Il y faut un couple établi, un qui espère concrétiser durant le week-end et un électron libre. Notons tout de suite que le sort le plus enviable est presque toujours celui de l'électron en question : c'est en général lui qui, à la fin, réussit à rejoindre la route goudronnée, en compagnie de l'unique survivante qui, bien qu'ils soient tous deux couverts de sang, de glaires et autres humeurs moins ragoutantes, ne va pas manquer de lui tomber dans les bras.

Les PF2H de plein air, comme leur appellation l'indique, choissisent toujours d'aller se faire massacrer en pleine forêt, si possible dans une cabane en rondins abandonnée. Ils sont étudiants et fêtent ainsi la réussite à leurs examens. Le spectateur de F2H peut sans dommage somnoler (ou aller se soulager, rechercher une bière dans le frigo, faire une politesse à Madame, etc.) durant les vingt premières minutes : c'est le moment où le pick up roule sur une route impertubablement droite. À l'intérieur, les cinq crétins ricanent bêtement pour un rien, on se pelote vaguement à l'arrière, tandis que l'électron libre, à la place du mort, constate, retournant la carte dans tous les sens, qu'ils sont paumés. La seule péripétie notable consiste généralement en un arrêt dans une station-service datant de la fin du XVIIIe siècle, dont le pompiste est invariablement invisible. Les garçons le cherchent en braillant toutes les cinq secondes : "Il y a quelqu'un ?", tandis que les filles vont pisser – au moins une, en tout cas.

Lorsque le pompiste apparaît brusquement (pour faire peur), on constate sans surprise qu'il a une tronche de débile profond et on se demande qui a bien pu avoir l'idée de lui confier la station-service. S'il tient correctement sa partie, il se doit de bredouiller quelques lambeaux de phrases imbitables, d'où il ressort néanmoins que nos cinq PF2H feraient mieux de retourner passer leur week-end en ville, à vider les réserves d'alcool de leurs parents. Mais ils s'en foutent parce qu'ils sont des esprits forts, et repartent sans avoir cessé un instant de ricaner, afin de pallier l'absence de dialogue.

À partir de là, deux écoles : soit ils trouvent la cabane en rondins (ou l'un d'entre eux venait quand il était môme) ; soit ils se perdent complètement, et arrivent à la même cabane en rondins. Là, on s'est déjà fait chier pendant vingt minutes. Dans le quart d'heure suivant, nos PF2H vont, dans l'ordre :
- choisir leurs lits,
- préparer à bouffer,
- ricaner,
- une des filles devra obligatoirement prendre une douche pour qu'on la voie à poil,
- un des garçon rapporte la caisse de bière du pick up,
- l'autre fille flippe parce que l'endroit l'angoisse,
- tous constatent, la dernière bouchée avalée, qu'il s'est mis à pleuvoir et que le vent fait battre un volet quelque part.

C'est au moment où ils attaquent leur troisième bière que l'un des PF2H trouve le livre ; il est ancien et poussiéreux, si possible nanti d'un fermoir en acier travaillé. Il y a toujours un gros livre de ce genre dans les cabanes en rondins désertes. Ce n'est évidemment ni un recueil de recettes forestières, ni un guide des randonnées pédestres du coin.

C'est un livre d'incantations, écrites dans une langue de sauvages, avec des dessins qui collent aux filles une venette biblique, comme dirait Flaubert. Pour que l'action démarre enfin, il est nécessaire que l'un des garçons (de préférence celui qui est déjà en couple – ne me demandez pas pourquoi) se dévoue pour les lire à haute voix, dans le but de faire marrer ses potes.

C'est à ce moment-là, comme il aurait été facile de le deviner, que les antiques démons sumériens se réveillent de leur sieste millénaire, pas contents du tout. Les forêts américaines sont bourrées de démons sumériens, il vaut mieux le savoir, et spécialement aux abords des cabanes en rondins.

Simultanément, dehors, le pick up coule une bielle tout seul, ou paume une bougie exprès, ou se fait hara-kiri du delco, bref : il refusera de démarrer jusqu'à la fin du film. Et c'est heureux car, s'il démarrait, les démons sumériens seraient fourrés princesse et le movie barrerait en sucette.

À partir de là, nos PF2H vont se mettre à avoir des réactions totalement incompréhensibles, ou en tout cas incomparables avec celles d'étudiants normaux, restés en ville. Par exemple, si une fille de modèle courant est brusquement tirée de son sommeil par un long hululement bestial venant du dehors, que fait-elle ? Elle se retourne de l'autre côté et tâche de se rendormir ; après s'être éventuellement accordé un rapide solo de mandoline pour se calmer les nerfs. La PF2H, pas du tout : elle va se lever, sortir de la cabane en rondins, si possible pieds nus et en petite culotte, puis s'enfoncer à couvert des arbres en demandant s'il y a quelqu'un. Qu'est-ce que ça peut lui foutre, qu'il y ait quelqu'un ou non ?

C'est évidemment ce qu'attendait le démon sumérien pour tenter de lui sauter sur le paletot afin de posséder son esprit et de lui couvrir le visage de pustules de toutes les couleurs. Par parenthèse, on se demande ce qui peut bien pousser un démon sumérien, ayant plus de cinq mille ans d'expérience, à posséder des esprits tels que ceux qui nous ont été donnés à voir depuis le début du film – mais c'est leurs oignons.

La fille se met à courir, si possible dans la direction opposée à la cabane en rondins. Elle prend bien soin de ne pas crier, afin de ne pas réveiller ses potes qui risqueraient alors de lui porter assistance. Non, elle court. En repérant soigneusement toutes les branches basses susceptibles de lui fouetter méchamment le visage. Et voyez le miracle : elle qui, une heure plus tôt, était encore une adolescente en pleine santé, solide sur ses mollets, saine et sportive, la voilà qui se vautre dans les feuilles mortes tous les trois pas. Et quand elle se remet à courir, elle prend bien soin de ralentir régulièrement, afin de regarder derrière, sans doute pour vérifier qu'on la suit toujours et qu'elle ne galope pas pour rien.

En effet, on la suit. Le démon sumérien, évidemment invisible, siffle à travers les arbres et progresse à la vitesse d'un bobsleigh sur une piste olympique. Cela ne l'empêchera pas de mettre un bon cinq minutes pour rattraper l'autre greluche qui s'étale tous les dix pas. Enfin, il y parvient et, sur un cri d'horreur muet de la donzelle, se niche confortablement dans son cerveau – où l'on a bien compris qu'ils pourraient largement se loger à plusieurs, vu l'espace vacant : le PF2H possède généralement un cerveau "offrant de très beaux volumes".

Ensuite, c'est affaire de pure routine : la jeune possédée n'a plus qu'à rentrer à la cabane en rondins (bizarrement, elle ne trébuche plus et les branches basses lui foutent une paix royale), et à contaminer tout le monde, sauf l'électron libre et celle qui a pris sa douche à poil tout à l'heure. Pour occuper le temps, l'électron va dégoter une hache (ou une scie à métaux, un sécateur, un trombone géant...) et ventiler ses potes pustuleux façon puzzle. Nul ne s'étonnera qu'un bras arraché continue de vaquer à ses occupations ou qu'une tête tranchée et posée sur le poêle à bois parvienne encore à parler le sumérien sans fautes d'accord.

Pour les cinq dernières minutes, deux options : soit le pick up retrouve miraculeusement sa bougie perdue et consent à démarrer, soit les deux survivants parviennent à travers bois et à pied à rejoindre la route, où justement passent Mr & Mrs Smith, qui rentrent de leur soirée loto du samedi, à Hebertstown.

Le dernier plan sera pour la cabane en rondins. Il ne pleut plus, le vent s'est apaisé, c'est le matin, un pâle soleil se glisse dans le casting ; et l'on voit un gentil petit écureuil ramasser une pomme de pin, commencer à la grignoter, avant de s'immobiliser brusquement et de relever vers la caméra ses deux yeux d'un vert violemment fluo – preuve que les scénaristes préparent déjà une suite et que la cabane en rondins n'est pas près de désemplir.

La semaine prochaine, nous étudierons le cas non moins intéressant des PF2H urbains, qui s'obstinent à toujours louer, pour une bouchée de donut, de somptueuses maisons bâties sur d'anciens cimetières indiens.

lundi 16 février 2009

Elle n'en mène pas large, la bête immonde !

Si vous ne le connaissez pas encore, ce qui me surprendrait vu le matraquage publicitaire dont il fait l'objet depuis trois semaines, je vous conseille de vous rendre sur ce nouveau blog. Et de le lire, sinon c'est pas drôle.

Le ventre-encore-fécond peut numéroter ses abattis, je vous le dis.

Vers le crépuscule

On s'assoupit Gustave Flaubert, on se réveille Frédéric Moreau.

dimanche 15 février 2009

Ils se pacsèrent et eurent beaucoup d'enfants, ces cons

Aujourd'hui, çà et là sur les blogs, on s'est beaucoup inquiété de l'avenir de la planète (les OGM, le réchauffement, les marronniers classiques) – manière d'avouer qu'on n'avait rien de bien passionnant à raconter ; on s'est aussi hautement indigné du très éventuel raccourcissement du congé dit "parental". Sans que personne ne songe à lier ces deux sujets de babillage. Et pourtant.

Quant au fameux congé, mon opinion est qu'il devrait être ramené au strict minimum, c'est-à-dire au temps nécessaire à la mère pour se relever de couches, ainsi que l'on a longtemps dit. Le reste n'est que confort et vacances maquillées, payées par le contribuable. À toutes les futures engendreuses de France : Rachida Dati doit désormais être votre unique modèle, au moins en ce domaine. Ou alors, que les parents prennent le congé qu'ils souhaitent, mais que cela se traduise par un surcroît de prélèvements sociaux individuels. Un salarié qui décide de prendre un congé sabbatique de 11 mois (cela m'est arrivé) doit se débrouiller pour vivre durant cette période avec l'argent qu'il possède déjà : que les parents fassent la même chose ; qu'ils économisent avant ou soient taxés ensuite.

On va bien sûr m'objecter deux choses (je vous vois venir). La première est que, dans ces conditions, seuls les "riches" pourront de fait se reproduire. À cela, je réponds qu'il vaut mieux reproduire de la richesse que de la pauvreté, voire de la misère et de l'alcoolisme congénital. Ensuite, après m'avoir traité de connard abject (vous voyez : j'ai tout prévu), on me dira que, dans ces conditions, la population ne pourra qu'aller en diminuant. Je répondrai : tant mieux, c'est le but avoué. Et c'est là que nos deux sujets de conversation du début se rejoignent et se complètent.

Car toutes nos petites simagrées écolos ne pèseront absolument plus rien (elle ne pèsent déjà pas gros), lorsqu'il s'agira de nourrir huit, douze, quinze milliards d'individus. Au moment – pas si lointain – où ceux qui ne mangent déjà à peu près rien se soulèveront, machette en main, parce qu'ils en auront un peu assez de voir leurs enfants crever de faim sous leurs yeux pleins de mouches, vous aurez bonne mine à venir leur expliquer que les OGM c'est caca et qu'il devraient plutôt penser à préserver la planète, en passant à la culture extensive du sorgho bio, plus respectueuse de l'environnement, et en remplaçant leurs troupeaux de bovins par des élevages de lapins nains qui, eux, ne niquent pas la couche d'ozone chaque fois qu'ils lâchent une louise.

Là, je sens poindre une troisième objection, celle qui est censée me terrasser : si on suit mon idée, les Françaises vont arrêter de faire des enfants, ou du moins considérablement ralentir le rythme de production ; et, à terme, les petits Kevin et Jessica seront remplacés par des petits Mamadou et Aïcha – justement le genre de scénario contre lequel le connard abject ne cesse de s'époumonner, au risque de fatiguer l'auditoire.

Je réponds non. Ca c'est là qu'interviennent ce que j'appellerais les allocations familiales à rétro-pédalage. Le principe est simple : au premier enfant, on alloue aux parents une somme mensuelle très confortable (ce qui, par ailleurs, leur permet de se payer une nounou et de retourner bosser fissa) ; au deuxième héritier, une somme déjà beaucoup plus modeste, mais restant plus ou moins attractive ; à la troisième naissance, rien ; au quatrième enfant, suspension de l'allocation du deuxième ; enfin, si ces crétins s'obstinent, suppression de toute aide dès le lendemain du cinquième accouchement. Vous verriez, dans ces conditions, les Mamadou et les Aïcha se clairsemer aussi rapidement que les Kevin et les Jessica.

Au bout d'une génération à peine, seuls les cathos tradis se risqueraient encore sur la famille pléthorique, poussés par l'action conjointe de leur foi et de leur surface financière, et l'on verrait un fort mouvement d'embauche se dessiner dans le textile, plus précisément dans le secteur des cols claudine et des jupes plissées, ce qui enrichirait le pays tout entier.

Mais, je ne sais pourquoi, on ne me demande jamais rien, à moi.


[Rajout de ce lundi matin : on me signale en commentaires que j'ai sottement confondu le "congé maternité" avec son petit frère "parental". C'est exact, mais cela ne m'embarrasse pas plus que cela, ni ne ruine mon implacable démonstration. Le congé de maternité sera maintenu, bien entendu, bien que tendant à des proportions rachidesques, cependant que le congé parental sera totalement supprimé ou, pour reprendre ma comparaison, assimilé à un congé sabbatique. Voilà, bonne bourre quand même. ]

samedi 14 février 2009

À la niche, les amoureux !

L'inénarrable Camille parle de la Saint-Valentin : ça arrache...

En voiture, Marcel

Nouvelle expérience, hier, en allant à Levallois-Plage, puis, le soir, au retour : iPod aux oreilles, j'ai remplacé la musique par une lecture de Du côté de chez Swann, faite par André Dussolier – quatre coffrets de quatre CD chacun, que, n'en déplaise à certain esprit paranoïaque, je possède depuis près de dix ans, et que j'ai transférés la semaine dernière dans le bidule.

Ce furent deux trajets merveilleux. Revenant vers la maison, même les bouchons provoqués par je ne sais quels départs en vacances me furent propices, en ce qu'ils permettaient de prolonger l'écoute.

André Dussolier n'aurait-il fait que cela, dans sa carrière de comédien, qu'il aurait droit à notre éternelle reconnaissance. Dite par lui, la longue et sinueuse phrase proustienne, pleine de recoins, de demi-étages, de faux paliers, de couloirs dérobés, la phrase proustienne s'ordonne, se diversifie, les plans s'organisent comme d'eux-mêmes, les lumières secondes apparaissent, les ombres se font profondes, et néanmoins discernables les objets qui s'y trouvent dissimulés ; et la pensée elle-même de l'auteur semble se déployer avec naturel, comme précisément les petits papiers japonais qui servent à marquer l'entrée véritable dans Combray, résumée par son église Saint-Hilaire. Tout cela avec une sorte de grâce fluide, qui donne parfois l'impression surnaturelle que le liseur découvre le texte au moment exact où il nous le dit ; et la voix même de Dussolier met magnifiquement en valeur ce qu'il faut bien appeler la grande bonté de Marcel Proust, comme si elle n'était que simple émanation de celle-ci.

À toute personne qui n'a encore jamais pu, ou osé, se plonger dans l'oeuvre elle-même, je ne pourrais que conseiller, et vivement, l'audition de ces disques ; tout en exprimant le vif regret que Dussolier se soit arrêté à Swann, pour passer le relais à d'autres comédiens, bien moins proustophones que lui.

vendredi 13 février 2009

Tombeau de Francis Jammes

Bien entendu, les deux whiskys y sont pour quelque chose. Les deux chiens vivants également. L'un (Swann) s'est couché à mon flanc gauche, à portée de ma main la moins maladroite – il le sait, depuis huit ans. L'autre – Bergotte – fait encore semblant d'être un chiot, je ne sais pourquoi, elle non plus je suppose, et tente de me grimper sur les genoux.

Comme parfois, j'essaie de réveiller la conscience de Swann, en prononçant à haute voix le nom de Balbec – il s'en fout ; il a oublié, vraisemblablement ; les chiens sont des cons ; ou bien nous.

J'explique alors à Bergotte qu'elle oubliera tout aussi bien Swann, et que, peut-être encore vivant, je lui glisserai ce nom dans l'oreille ; et qu'elle restera parfaitement calme, comme l'était Swann ce soir.

Je demeurerai le seul, sans doute, à entasser les chiens morts (l'un aboie, en ce moment même), à leur construire un caveau silencieux et bancal, à finir mon verre, à penser à mon travail imbécile de demain, à me demander si je dois aller me coucher, à repenser à Balbec, à me savoir un peu ridicule, à revoir ce chien.

Je sais parfaitement qu'on est ridicule, à bâtir ainsi des mausolées canins, je ne vous demande rien ; ni approbation ni commentaire. Je suis persuadé (et Bergotte aboie de nouveau – contre qui ? – Je ne sais pas : il fait bien nuit) que, vivant étonnamment vieux, par-delà, Balbec gardera le mufle au ras de mon existence. Les suivants, je ne sais pas.

OK Carole !

Appelons-la Carole G. Ce qui est d'une certaine logique, puisqu'elle se prénomme Carole et que son nom, d'une merveilleuse consonance italienne, commence par la lettre G.

C'était mercredi midi, à L'Ambiance d'à côté, où je déjeunais et libationnais avec Brice et François, mes deux chefs bien-aimés, craints et respectés. Je n'ai vu Carole qu'en revenant des toilettes, ce qui ne nous place pas franchement sous le signe du glamour, mais c'est ainsi.

Carole, je l'ai connue toute jeune, toute débutante, à la glorieuse époque de ce magazine féminin dont le souvenir reste gravé dans tous les esprits : 7 jours Madame, où j'officiais, venant de France Dimanche et m'apprêtant sans le savoir encore à y retourner, dès que le 7 jours Machin aurait claqué de mort violente, ce qui se produisit au bout de trois ans. Carole, elle, fut alors dirigée vers la rédaction du magazine des pétasses, à savoir Elle (auquel je n'ai moi-même, à ce moment, échappé que de justesse : vous imaginez, sinon ?). Elle y est toujours. On se croise, de loin en loin ; toujours par hasard, toujours rapidement.

L'avisant avant-hier, donc, alors qu'elle déjeunait avec une autre femme, je suis allé la saluer. Salut très bref : on ne s'immisce pas dans les conversation en cours, surtout lorsqu'on ne connaît pas l'une des protagonistes.

Rejoignant Brice et François, j'ai soudain réalisé que, dans une poignée de mois, Carole et moi nous connaîtrions depuis un quart de siècle. La constatation m'a rendu, table rejointe, silencieux durant au moins deux pichets de sauvignon. Plusieurs fois, mes regards ont glissé vers la table où elle était, pour tenter d'emplir de quelque chose, ces 25 ans ; pour essayer, même, de la vieillir, de la hisser jusqu'en 2009. Rien à faire : malgré les lourdeurs corporelles dues aux années et aux grossesses (deux enfants, je crois), en dépit des marques sous ses yeux, elle s'obstinait à ne pas cadrer avec l'époque ; à demeurer dans mon rétroviseur, campée dans un décor qui semblait ne demeurer debout que pour elle – et moi, durant un bref instant.

Il m'a même paru que le sourire qu'elle m'adressait, au moment de quitter L'Ambiance, était empreint d'une ironie indulgente ; comme si, en ces 25 années, et tout en restant intactement elle-même, elle était devenue une sorte de soeur aînée et tutélaire ; et elle sortit, naturelle et pressée, comme si rien n'était advenu.

mercredi 11 février 2009

Se non è vero...

Le conflit israélo-palestinien a motivé, une fois de plus, une réunion d'urgence à l'ONU. La parole est donnée à l'ambassadeur d'Israël :

« Mesdames et Messieurs, Avant de commencer mon discours, je voudrais narrer une vieille histoire...
Conduisant les Hébreux hors d'Égypte, Moïse dut traverser des déserts, et des prairies, et encore des déserts... Son peuple était éreinté et avait besoin d'eau. Alors, Moïse frappa la roche d'une montagne de sa canne, et au bord de cette montagne apparut un bassin rempli d'une eau claire comme le cristal. Le peuple s'en réjouit et tous burent à satiété.
Moïse souhaita alors se laver le corps ; pour cela, il alla à l'autre bout du bassin, enleva tous ses vêtements et plongea dans les eaux de la mare.
Quand Moïse sortit de l'eau, il se rendit compte que ses vêtements avaient été volés.... »

L'ambassadeur Israélien marque alors une pause, puis il reprend :

« Eh bien, j'ai toutes les raisons de croire que ce sont les Palestiniens qui avaient volé ses vêtements ! »

L'ambassadeur palestinien manque s'étouffer de cette accusation. Il bondit de son siège et s'indigne :

« C'est un mensonge ! Tout le monde sait qu'il n'y avait pas de Palestiniens à cette époque ! »

Alors, l'ambassadeur israélien de reprendre :

« Puisque nous sommes bien d'accord sur ce point fondamental, je vais pouvoir commencer mon discours... »

Pour en finir avec la police des moeurs

Hier soir, dans un commentaire de ce blog, je donnais, au passage, un petit coup d'ongle à cette abomination qui ne serait que grotesque si elle n'était dangereuse : la HALDE. Il se trouve qu'ensuite j'ai découvert le blog de Malika Sorel. Je vous encourage à aller y faire un saut.

mardi 10 février 2009

et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

« (...) Il parla de sa personne et des affaires du pays. Si lamentables qu'elles fussent, elle le réjouissaient ; car on marchait au communisme. D'abord, l'Administration y menait d'elle-même, puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régies par le Gouvernement. Quant à la Propriété, la Constitution de 48, malgré ses faiblesses, ne l'avait pas ménagée ; au nom de l'utilité publique, l'État pouvait prendre désormais ce qu'il jugeait lui convenir. Sénécal se déclara pour l'Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l'exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l'insuffisance des masses.
– Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amena Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. La fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois indispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien ! »

Sénécal est sans doute le personnage le plus glaçant de L'Éducation sentimentale, que je viens tout juste de relire. Il est d'une pureté sans faille, terrible ; il se veut constamment et tout entier au service de l'idée, y compris lorsqu'il travaille sans paraître en avoir conscience à son propre intérêt le plus matériel. Il veut la Justice, ou la Fraternité, ou la Révolution ; il exige le bonheur du Peuple – Sénécal est ce type d'homme qui ne peut se mouvoir que dans une forêt de majuscules initiales. Quand par hasard il est amené à cotoyer le peuple-avec-un-petit-p, lorsqu'il devient brièvement le contremaître de Jacques Arnoux, il se montre, au nom de l'Équité – retour de la majuscule – un épouvantable petit chef "psychorigide", ainsi que l'on bavocherait aujourd'hui.

L'apogée, si l'on peut dire, de Sénécal interviendra tout à la fin du chapitre VI de la troisième partie, juste avant ce grand "blanc" dans la trame du roman, que Marcel Proust admirait sans réserve ; lorsque, devenu sergent de ville, il passe son épée au travers du corps de l'un des émeutiers, Dussardier, le personnage le plus pur, le plus naïvement bon de l'Éducation sentimentale – Dussardier qu'il connaît et fréquente pourtant depuis plusieurs années. Scène dramatique, brève, presque foudroyante, qui se clôt sur le fragment de phrase qui m'a servi de titre.

Dans les dernières pages du roman, qui se passent près de 20 ans plus tard, tous les protagonistes de l'histoire sont passés en revue, par Frédéric Moreau et son ami Deslauriers. Le seul dont nul ne sait ce qu'il est devenu, mais dont il est aisé de deviner qu'il doit, quelque part, continuer ses méfaits au nom d'autres majuscules, c'est bien entendu Sénécal.

Il m'est apparu alors que notre monde était grouillant de petits Sénécal ; qu'ils avaient merveilleusement proliféré depuis le temps de Flaubert ; ces jeunes gens dont je dis souvent qu'ils n'aspirent qu'au mirador, afin de pouvoir tenir le Mal à l'oeil d'un peu plus haut. Bien sûr, ils ne sont plus sergents de ville et manient rarement l'épée. Mais ils réclament des lois à hauts cris, s'indignent à grande vertu des crimes qu'ils suspectent, contre le Bien, la Tolérance, le Respect, la Fraternité ; ils traquent les Discriminations et les Phobies, le Racisme et ses corollaires.

Sénécal a parfaitement survécu aux barricades de 1848, et il est resté tel, à l'endroit où on pouvait s'attendre à le rencontrer ; dans la forêt de majuscules moderne, fraîchement replantée à la place de l'ancienne, dévastée par les tempêtes du siècle.

lundi 9 février 2009

Vaudeville en un acte, grivois mais rigoureusement authentique

À qui de droit...


La scène se passe dans une salle à manger très ordinaire, à l'extrémité d'un village dénué d'intérêt, niché au creux d'une campagne chlorotique. Deux petits-bourgeois sans grand relief sont à table, dînant tristement à l'heure où d'autres commencent à peine à boire. Leur menu est à leur image : potage de poulet aux vermicelles et poireau en vinaigrette. Il n'y a pas de musique, les chiens somnolent, même le vent, dehors, semble subir une nette diminution de son moral ; et l'on n'entend rien d'autre que les slurp mornes produits par nos deux bipèdes – que nous appellerons Catherine et Didier, afin de bien souligner leur insignifiance satisfaite. La scène se passe en Haute-Normandie, c'est-à-dire nulle part.


DIDIER

Je crois bien que je vais reprendre une petite louche de soupe, moi... (Il se tourne vers son épouse :) Tu en veux ?

CATHERINE

Non, j'ai peur de ne plus avoir faim, après. Et je tiens à manger mon poireau.

DIDIER

Comme Mlle Ciguë !

CATHERINE (s'étouffant à moitié avec son vermicelle)

J' y ai pensé en même temps, mais j'avais la bouche pleine !

DIDIER

Comme Mlle Ciguë...


Rideau.

À propos de l'affaire Williamson

Benoît XVI a-t-il eu raison ou a-t-il commis une boulette ? En tout cas, on en cause...

dimanche 8 février 2009

De la contradiction en milieu réactionnaire (ou supposé tel)

Peut-on lire, aimer à la fois l'un et l'autre de ces deux écrivains ? Sans doute, puisque je le fais et ne suis pas le seul, loin de là. Mais qu'ont-ils en commun, hormis cette syllabe qui termine l'un avant de commencer l'autre ? Ce qui les rapproche saute aux yeux, pour ainsi dire : une même vision peu optimiste de notre avenir, le constat cinglant de ce que Renaud Camus appelle La Grande Déculturation, constatée aussi par Philippe Muray, quoique sur un mode plus cynique peut-être – ou plus rigolard, si on m'autorise le mot. En tout état de cause, un même refus de se satisfaire du monde tel qu'il est, et surtout tel qu'ils le voient s'éteindre, sans doute irrémédiablement.

Ils ont aussi bien des détestations communes : le bruit perpétuel et imposé que l'on nomme désormais musique, la destruction quasi systématique des paysages (plus aiguë et plus douloureuse chez Camus), la fête obligatoire (considérablement plus importante chez Muray), le mépris des "élites" et des idiots utiles qui leur font cortège depuis quarante ans, pour avoir attisé les feux de la repentance sanglotante, de l'auto-dénigrement, de la haine de soi, etc. Pour faire bref et rapide, on peut dire qu'ils sont tous les deux, aux yeux des progressistes de profession, de fieffés réactionnaires, assurés que l'humanité court à l'abîme et qu'elle s'y précipite en chantant d'une seule voix des hymnes à l'avenir radieux et aux lendemains chargés de paix et de lumière.

L'affaire devient plus problématique dès que sont abordées les causes de ce naufrage européen, et donc français en premier lieu. Chez Camus, l'immigration et ses effets délétères – pour ne pas dire mortifères – tient on le sait une place centrale. Non pas qu'il fasse des immigrés eux-mêmes une sorte de bouc émissaire commode en les chargeant de tous les péchés, encore moins par "racisme", mais parce que l'indifférenciation rapide de tous les êtres humains, leur brassage perpétuel, leur uniformisation radicale (appelée désormais "diversité") lui semble être sinon la cause de cette déculturation qu'il observe et dont il pointe inlassablement les symptômes, mais son plus formidable accélérateur, ce qui fabrique le malheur de tous, aussi bien des populations hôtes que de ces déracinés que l'on déverse jour après jour sur nos côtes, en les assurant d'un "paradis pour tous" que nous sommes hors d'état de pouvoir leur offrir bien entendu ; et que nous n'avons, du reste, pas de raison particulière de leur devoir.

Passant chez Philippe Muray, qu'observe-t-on ? La disparition soudaine de l'Immigré qui, en tant que symbole, ne tient absolument aucune place dans sa vision du monde occidental et de ses transformations. L'islam pas davantage. Le principal danger qui nous menace, qui a déjà commencé de nous dissoudre, et sérieusement, s'appelle chez lui Festivus festivus. Pour le dire très vite, c'est un jeune homme casqué et monté sur rollers, qui aime Bertrand Delanoë et consulte chaque matin son reflet dans son miroir magique afin de s'avoir s'il est toujours le merveilleux humaniste qu'il est bien assuré d'être. C'est l'homme pour qui et par qui les violences et les soubresauts de l'Histoire vont se dissoudre dans la fête généralisée. Lorsqu'il ne "fait" pas la fête, Festivus festivus réclame des lois pour faire taire toute voix un tant soit peu dissonantes de la sienne - des voix dont on entend également l'écho lancinant chez Camus, en particulier dans son Communisme du XXIe siècle.

En fait, tout se passe comme si la pensée de Muray se déployait en aval de celle de Camus, comme s'il venait après lui ; comme si tous ce que celui-ci croit voir se produire était pour celui-là advenu ; comme si Festivus festivus avait déjà résorbé les dernières tensions, les ultimes violences entre les hommes ; comme si toute haine, tout ressentiment, toute tension historique étaient à jamais dissouts dans l'acide festif. Philippe Muray semble assuré d'une chose : l'individu post-moderne (Festivus festivus, donc) a vaincu le catholicisme, de la même manière il viendra à bout de l'islam. (L'obsession névrotique des "jeunes" des banlieues pour les marques et leur véhicule obligé, la thune, semblerait d'ailleurs lui donner raison.) Peut-être pourrait-on résumer, sur ce sujet précis, la pensée de Muray en citant la dernière phrase de son Chers Djihadistes, sorte de lettre ouverte parue quelques mois après les attentats du 11 septembre 2001, et qui se clôt par ses mots : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts. »

Une mort, la nôtre, la nôtre en tant qu'Européens, que Muray semblait tenir pour assurée, presque avérée même, et à laquelle Camus ne peut ou ne veut encore se résigner. Mais dont ils constatent tous deux, par des chemins différents, qu'on nous la présente chaque jour comme hautement désirable.

Finalement, les différences entre les deux écrivains ne sont peut-être que de surface, au regard de l'enjeu. Chez Renaud Camus, l'indifférenciation générale, la transformation planétaire de l'Autre en Même (qui ne peut, nous renseignent Hobbes et René Girard, que déboucher sur une violence indistincte et globale) amènera nécessairement le dépérissement puis la mort de la culture ; chez Philippe Muray, c'est la Fête qui se chargera de la besogne. Dans un cas comme dans l'autre, il semble temps de replier les gaules.

samedi 7 février 2009

Mise au point du taulier

Je commence à être fatigué de cette chaîne que je me suis mise au pied (moi après d'autres) et qui consiste à répondre systématiquement à tous vos commentaires, même à ceux qui n'appellent pas de réponse, simplement pour dire « coucou, je vous ai bien lu ». Par conséquent, à partir de maintenant, sachez que je ne répondrai plus qu'aux commentaires qui appellent ou suscitent une réponse de ma part. Ce qui ne voudra pas dire que les autres ne seront pas lus avec intérêt, voire plaisir...

vendredi 6 février 2009

Le Signe

À G.F.

Lorsque Jules-Antoine parvint à s'extraire du cratère dilaté que formait le sexe déployé de sa mère, Ronald ne vit que la stupéfiante coiffe de cheveux noirs qui ornait la tête de son fils. Il en conçut une fierté hors de proportions, qui l'étonna lui-même au point de cesser de filmer l'accouchement de Sandra, dont le visage blême et transparent lui parut à ce même instant fort laid. Mais, tout de suite il revint à ce casque pileux qui jonchait le crâne du nouveau-né, cependant que, le cordon coupé, la sage-femme s'ingéniait à tirer des pleurs et des cris de l'enfant, sans doute pour bien le persuader tout de suite de ce qu'allait être sa condition humaine. Ayant obtenu un plein succès, elle posa précisément Jules-Antoine sur ventre de sa mère, laquelle s'arracha avec quelque peine le sourire attendri que l'on voit aux jeunes accouchées, à la télévision. Ronald posa une demi-fesse sur le matelas dur et eut un court mouvement du menton en direction du bébé, autour de qui les bras de sa mère venaient de se refermer doucement :
- Tu as vu, ma Sandrette ? Ses cheveux... C'est bon signe, non ?
Ronald fut très surpris de voir le visage fatigué de sa femme se tendre, puis se ramasser autour de la bouche en une ébauche de rictus douloureux. Elle ne semblait pas analyser comme lui la pilosité précoce de leur héritier.
- Moi, ça m'inquiéterait plutôt... finit-elle par soupirer, en combattant l'envie qu'elle avait de détourner les yeux de cette chevelure incongrue. Ce ne serait pas un genre de dérèglement hormonal, quelque chose comme ça ?
Le médecin, consulté par Ronald, se montra très apaisant à ce sujet. Il ne pensait pas non plus que la chevelure du petit Jules-Antoine lui promettait un avenir particulièrement brillant, ce qui froissa un peu son père ; mais il n'en laissa rien paraître.
Dans les mois suivants, Sandra et Ronald Carentêt n'eurent qu'à se féliciter de leur engendrement. Jules-Antoine était un bébé facile à vivre, mangeant sans ergoter dès qu'un sein passait à portée de sa bouche, dormant aux heures prescrites ; et il souriait bien volontiers dès que les visages de son père ou de sa mère s'inscrivaient dans son champ visuel pour y emplir l'univers. Il était si sage, si complaisant, que Sandra se demandait parfois s'il était réellement vivant.
La seule pierre d'achoppement, dans cette félicité triangulaire, était constituée par la chevelure noire de l'enfant qui, épaississant au fil des semaines, avait fini par lui constituer une sorte de casque "à la Jeanne-d'Arc", ainsi que ne manquait jamais de la faire remarquer Sandra, laquelle avait fini par s'y habituer et même par aimer la particularité capillaire de son Jules-Antoine. Pour lui-même, et par une sorte de chemin inverse à celui parcouru par son épouse, Ronald trouvait que ce casque de cheveux faisait plutôt ressembler Jules-Antoine à une sorte de Mireille Mathieu restée coincée dans l'enfance, mais il trouvait préférable de ne pas broder sur le motif.
Durant toute sa petite enfance, Jules-Antoine ne provoqua que fort peu de dissensions entre ses parents, au point qu'il eût été un peu ridicule d'employer le mot "conflit". Pour donner une idée plus précise de cette harmonie, il suffira d'indiquer que la dispute la plus mémorable – dont Sandra et Ronald reparlaient encore plusieurs années après, avec un petit sourire où la gêne se mêlait à l'auto-indulgence – eut pour point de départ le choix de la poussette. Sandra en tenait pour un véhicule tourné vers l'avant – "Je veux que notre fils puisse s'ouvrir au monde dès le départ" –, mais Ronald ne voulut pas en entendre parler. Pour lui, les parents d'un aussi jeune enfant constituaient le monde à eux seul et il était inutile – "J'irais même jusqu'à néfaste !" – de lui montrer autre chose tant que ce ne serait pas indispensable. Le duel dura trois jours ; à l'issue de cette période de turbulences, Ronald sortit la botte imparable :
- De toute façon, je ne vois pas pourquoi on discute : dans la mesure où je ne peux pas allaiter Jules-Antoine, il me revient de droit de manier sa poussette. Donc, quoi de plus normal que ce soit moi qui la choisisse ?
Les années passaient, le monde suivait son cours, nonchalant et chaotique tour à tour ; un 6 mars, Jules-Antoine eut quatre ans et, à la rentrée suivante, ses parents violemment émus le conduisaient à la maternelle, bien certains de l'admiration qu'allait susciter la chevelure de leur fils, dont ils ne s'apercevaient pas que, à quatre ans et demi, elle n'était plus si extraordinaire que cela. Elle produisit néanmoins son petit effet puisque, le soir, Sandra récupéra son fils en larmes. L'institutrice, une petite brune à la langue percée qui n'inspirait qu'une confiance limitée à la jeune mère, lui expliqua que deux élèves avait tiré les cheveux de Jules-Antoine et que l'un d'eux l'avait même traité ; mais on ne sut jamais de quoi. Plus ennuyeux : non content d'avoir une abondante chevelure polarisant les lazzis, Jules-Antoine y hébergeait en outre une colonie de poux non négligeable. Ce même soir, l'enfant faisait sa première vraie colère, affirmant qu'il ne retournerait plus à l'école – plus jamais du monde. Sandra elle-même frôlait l'hypertension ; il fallut agir.
- C'est simple, je ne vois pas pourquoi tu te mets dans des états pareils, ma Sandrette, trancha Ronald : il suffit de lui raser la tête et de le garder à la maison en attendant qu'ils repoussent un peu : comme ça, on fait d'une pierre deux coups.
Sandra protesta pour la forme. Si, à la naissance, elle avait eu la faiblesse de considérer la chevelure de Jules-Antoine comme un mauvais présage, elle s'y était ensuite attachée ; elle affirma que voir son fils tondu lui briserait le coeur. Ronald lui répondit un peu sèchement que son coeur soutiendrait le choc et il alla emprunter sa tondeuse électrique à Mme Mortier, leur voisine de droite – qui vivait avec un caniche. Lorsqu'il lui eut expliqué ce qu'il comptait faire de l'instrument, Mme Mortier se proposa spontanément pour garder Jules-Antoine durant la journée, puisque ses parents travaillaient tous les deux, tout le temps de la repousse. Ronald accepta avec empressement : Clotilde Mortier passait pour avoir été de moeurs plutôt légères, dans sa jeunesse, mais elle était très douce avec les enfants, tout le quartier vous le dirait.
Épuisé par la première colère de son existence, Jules-Antoine n'eut aucun réaction lorsque la tondeuse électrique se mit à tracer sur son crâne de larges allées parallèles, d'une oreille à l'autre. En revanche, ses parents en eurent une, au même moment et d'une nature semblable : un raidissement du haut du corps et une amorce de saut en arrière ; Ronald avait failli en lâcher la tondeuse de Mme Mortier. Sandra et lui venaient de découvrir que Jules-Antoine était affligé d'une "tache de vin", un peu en arrière de la fontanelle, d'environ quatre centimètres sur quatre ; représentant une parfaite croix gammée dextrogyre.
- L' Antéchrist... murmura Sandra en serrant les poings sur sa poitrine. La marque de la Bête... Le...
- Ne dis pas de conneries, s'il te plaît ! l'interrompit Ronald, avec une brutalité qui lui parut d'excellent augure. Ressaisissons-nous, bordel ! La marque de la Bête, c'est 666 ! Là, c'est juste un... Enfin, c'est...
Mais il se trouvait incapable de dire quoi. Lui aussi, comme Sandra, contemplait avec une sorte de fascination stupide le signe immonde qui marquait le siège même de l'innocence – la tête de leur fils ; qui paraissait y être fiché comme une aigle, un drapeau ricanant ; et il fut tenté d'éprouver du doigt ce sceau d'infamie, comme pour l'effacer. Il se reprit :
- On ne va pas en faire une montagne, ce serait complètement con ! Je vais prendre toutes mes RTT, puis tu poseras les jours de congé qui te restent : ce devrait être suffisant pour que les cheveux aient repoussé...
Et en effet ce fut suffisant. Mme Mortier s'étonna bien un peu qu'on ne lui confiât point l'enfant, il y eut comme un début de refroidissement dans leurs rapports avec elle ; Ronald et Sandra s'en consolèrent en se rappelant l'un à l'autre que la vie de leur voisine ayant été ce qu'on savait, il n'était pas question de s'en laisser remontrer ; on l'amadoua avec une jolie boîte de fruits confits, puis une autre – Noël approchait – de marrons glacés ; et les cheveux repoussèrent. Sauf à l'emplacement de la marque malencontreuse, ce qui transforma Jules-Antoine, au bout de quelques semaines, en une sorte de moine négatif affligé d'une tonsure ténébrante.
De fait, rapidement, Sandra et Ronald en arrivèrent à vivre dans une continuelle pénombre, tirant les rideaux la journée, allumant chichement le soir ; ils espéraient que de n'être pas vue, d'être si on veut tenue pour quantité anodine, la marque disparaîtrait d'elle-même, s'effacerait progressivement comme s'était durcie et soudée la fontanelle voisine.
Un jour, ils cessèrent complètement de sortir de l'immeuble. Sous un prétexte dont il perdit le souvenir immédiatement, Ronald sollicita Clotilde Mortier pour qu'elle fît à leur place les courses indispensables à leur survie. L'ancienne hôtesse de bar accepta d'autant plus aimablement que Ronald lui assura ne voir aucun inconvénient à ce qu'elle achetât son nécessaire par la même occasion – et sur le "budget commun", comme disait suavement Mme Mortier quand elle évoquait la Carte Visa que son voisin lui avait confiée.
Sandra fut la première à s'apercevoir qu'ils n'étaient vraisemblablement qu'aux toutes premières stations de leur chemin de croix. Ayant longuement contemplé son fils endormi, elle se glissa dans le lit conjugal, tellement troublée qu'elle faillit se tromper de côté. Lorsque le couple Carentêt avait acheté un lit neuf, deux ans après leur nuit de noces sur un sommier grinçant, Ronald avait institué une règle forte :
- Ma Sandrette, tu pèses 58 kg alors que, sans me vanter, je frôle les 80. Par conséquent, nous changerons de côté tous les quinze jours, afin d'user ce lit uniformément.
- Comment on va faire pour s'en souvenir ?
- On se calera sur les panneaux de stationnement alterné, en bas...
Sandra faillit secouer l'épaule de son mari, qui dormait comme toujours lui tournant le dos. Longtemps elle s'était émerveillée de cette faculté qu'il avait de toujours dormir dos à elle, même quand ils venaient tout juste de changer de côté. Mais, ce soir-là, elle avait la tête prise par des choses autrement plus graves ; du reste, depuis quelque temps, et à son propre effroi, il lui semblait que l'étoile de Ronald pâlissait à ses propres yeux – comme si elle avait besoin de ce coup supplémentaire. Elle décidait de remettre au lendemain la révélation qui lui bloquait la gorge et parvenait finalement à s'endormir.
Sandra ne parla à Ronald que trois jours plus tard. Dans un premier temps, parce qu'il avait toujours été plus "carré" qu'elle, plus "les pieds sur terre", ainsi qu'il le lui répétait à chaque occasion, il refusa de croire que la croix qui marquait son fils grossissait. Il fallait qu'il vérifie ; il y alla ; revint de la chambre abattu et livide. Il tenta de reprendre les rênes :
- Ça ne veut rien dire : son crâne aussi prend du volume ; donc...
- Ronaldinho, la tache grandit plus vite que lui !
- Sans doute, mais...
Il ne trouva rien de convaincant à placer après ce "mais" ; il se tut. Il alla se servir un whisky sans glace, signe de désarroi intense ; et, une demi-heure après, il était toujours à boire ; il essayait de se persuader que cet envahissement du signe ne signifiait rien, mais il n'y parvint pas vraiment.
De fait, Jules-Antoine devint très rapidement insupportable. Il refusait les assiettes que Sandra mitonnait pur lui, ne se laissait plus circonvenir par ses discours persuasifs et sanglotants ; il ne s'endormait que bien au-delà de l'épuisement normal, exigeait des histoires qui font peur, en prenait prétexte pour ajourner encore son sommeil, réclamait son père quand sa mère était à son chevet, puis l'inverse ; et il mit bientôt un point d'honneur à s'éveiller avant le lever du jour, quelle que fût la saison.
Lorsque Jules-Antoine atteignit son huitième anniversaire, son regard était devenu fuyant, presque adulte ; et cela faisait bien deux ans que Ronald et Sandra avaient démissionné de leurs emplois respectifs ; un soir qu'ils en parlaient, c'est à peine s'ils se souvinrent quels métiers ils avaient bien pu exercer, dans cette autre vie d'avant le signe. Il leur semblait que Jules-Antoine était devenu énorme, au point d'emplir tout l'appartement ; une nuit Sandra rêvait que son fils avait produit des tentacules qu'il poussait jusqu'au plus profond de son cerveau à elle, ligotée sur son lit, profitant de tous les orifices naturels disponibles ; et la marque ne cessait de grossir – Jules-Antoine était depuis plus d'un an complètement chauve. Le 31 décembre de cette année-là, les branches dextrogyres atteignirent respectivement le sourcil gauche, une aile du nez, le maxillaire droit et le col chiffonné du polo – le champagne resta au frigo.
Le 2 janvier, jour des 34 ans de Ronald, ils sortirent pour la dernière fois de l'appartement ; ou plutôt pour l'avant-dernière, sans le savoir encore. Ce fut pour aller boire une coupe de Crémant d'Alsace – ils n'y touchèrent ni l'un ni l'autre – chez Clotilde Mortier ; juste avant de prendre congé, Sandra profitait de l'occasion pour prévenir leur voisine que, désormais, il serait préférable qu'elle déposât les commissions sur leur paillasson plutôt que de sonner. La vieille dame ne fit aucun commentaire.
Trois mois plus tard, la marque avait envahi presque tout le visage de Jules-Antoine ; lorsqu'elle le croisait au coude du couloir menant à sa chambre, Sandra avait chaque fois un sursaut qui lui semblait remonter des époques révolues et noires ; l'enfant ne lui adressait plus la parole ni à son père, lequel de toute façon ne quittait plus la chambre conjugale. Le jour où elle-même n'eut plus le courage d'en franchir le seuil, Sandra décida qu'il fallait liquider le monstre. Contrairement à ce qu'elle craignait, Ronald fut très facile à convaincre ; c'est même lui qui, tout de suite après, pensait au couteau électrique offert par la mère de Sandra, et dont ils ne s'étaient jamais servi, puisqu'aucun d'eux n'aimait la viande.
« Tu vois, j'avais raison, c'était mauvais signe, tous ces cheveux à sa naissance... »
Sandra jugea plus prudent de ne pas prononcer la phrase qui lui était montée aux lèvres ; elle savait de naissance, comme la plupart des femmes, qu'il ne faut pas émasculer l'homme dont on tient fermement la laisse – en tout cas, pas au moment où il s'apprête à agir.
Ronald fut très surpris du peu de résistance opposée par Jules-Antoine, lorsqu'il pénétra dans sa chambre, l'engin Moulinex à la main droite. Des années plus tard, après qu'il eut enfin osé revenir sur cet épisode avec elle, Sandra lui disait :
- Je le savais... Ce n'était pas de sa faute, le pauvre bichon... Finalement, il était peut-être innocent ; innocent de tout. C'est le signe qui nous a rendus fous... ou aveugles, je ne sais pas...
Ronald fut encore plus étonné du peu de sang qui jaillit du cou coupé de son fils ; il se dit que c'était un excellent présage, mais n'en parla pas à Sandra. Ils passèrent encore vingt-quatre heures dans l'appartement, à se demander ce qu'ils allaient faire maintenant – faire de la tête ; car aucun des deux ne pensa au corps : seules comptaient encore la tête et la marque ; le signe à effacer, à rayer de la surface du monde. Finalement, quand l'aube du deuxième jour se laissa deviner, ils avaient décidé depuis le milieu de la nuit de balancer la tête de Jules-Antoine dans le canal, tout simplement. Sa mort avait été si facile que ni Sandra ni Ronald n'imaginèrent que cette grosse boule striée de rouge violacé pourrait un jour remonter à la surface – celle des eaux noires et l'autre, de leur conscience.
Ils la jetèrent dans un sac en plastique, historié du nom de l'hypermarché de la route de Paris, et se mirent en chemin vers les berges bétonnées, sans se soucier des derniers noctambules qu'ils croisaient. Au bout de quelques centaines de mètres, tous deux avaient oublié qu'ils transportaient à bout de main la tête de leur fils ; comme elle était très lourde, ils la portèrent alternativement.


[Petit jeu additif : qui est le dédicataire (écrivain connu) ? Et pourquoi l'est-il ? Guillaume Cingal, s'il passe par ici, est exclu du jeu parce qu'il trouverait tout de suite. Pareil pour Pascal Z.]