jeudi 31 décembre 2009

Réveillon sans paroles, sans musique, sans rien

À Olivier Deprez

Ça a débuté comme ça. L'homme est arrivé du travail, vers six heures et demie. Les chiens ont témoigné de leur joie, la femme aussi mais à sa manière propre. Ensuite, on a débouché une bouteille de pouilly-fuissé, en écoutant Ella Fitzgerald avec Louis Armstrong, puis (passant au chablis), Armstrong tout seul. Là, l'Irremplaçable a sorti ce qu'elle avait préparé pour ce fameux “apéro dînatoire” (billet détaillé demain, avec photo).

À neuf heures moins le quart, notre réveillon était d'une certaine manière terminé – quoiqu'il nous restât une bouteille presque inentamée de chablis. Et tout cela tombait bien puisque la télévision transmettait deux films de Chaplin : La Ruée vers l'or pour commencer, The Kid, pour suivre.

Parenthèse courte : je hais les connards qui président aux destinées d'Arte, chaîne cloaquale pseudo-culturelle, dont j'espère qu'elle va rapidement crever dans d'atroces souffrances. En dehors du fait qu'ils passent tous leurs films étrangers en version doublée (dans l'espoir je suppose d'attirer trois crétins incultes supplémentaires, lesquels ne viennent évidemment jamais puisque existe TF1), pourquoi a-t-il fallu que, de La Ruée, ils nous passent cette version insupportable, doublée par Chaplin lui-même je ne sais quand, plutôt que le film original ? Sales cons ! Petites bites ! Noix vomiques ! En tout cas, ces raclures de bidet culturel nous ont au moins permis cette expérience : regarder La Ruée vers l'or vraiment muette : sans paroles, sans musique, sans rien, comme aurait dit Céline. Avec juste un retour rapide au son pour la “danse des petits pains” qui l'exigeait. Néanmoins, rancœur et pulsion de violence.

Mais, enfin, juste après, le Kid. Vu dix fois, comme vous je suppose. Le plus grand film de l'histoire. Sinon le plus grand, en tout cas le plus parfait. Pas une image à ôter, vraiment pas une. Le côté “Victor Hugo” de Chaplin parfaitement maîtrisé, contrairement à ce qui se passe dans d'autres films postérieurs (Les Feux de la rampe notamment, mais même, aussi, Les Lumières de la ville) – en quoi il est un artiste bien supérieur à Hugo, justement.

Et puis, l'avantage de revoir ces films pour la dixième fois (dix fois au moins : je me souviens, à la période de Noël 1964, sur la chaîne unique d'alors, d'une série de films, la première fois où je les ai vus, qui s'appelait : “Charlot a 75 ans” : oui, mes bons enfants, je vivais déjà alors que Chaplin était de deux ans plus jeune que mon père aujourd'hui...) – l'avantage, disais-je, est que l'on peut s'évader de ce qu'on nous montre au centre de l'écran, pour baguenauder sur ses périphéries. Noter par exemple que les femmes, chez Chaplin, sauf si elles sont assignées aux rôles d'amoureuse ou de victime, sont toujours d'odieuses mégères. Mais s'apercevoir aussitôt que les hommes ne sont pas mieux traités : en dehors de Chaplin lui-même, et des inamovibles flics (grands, jeunes, athlétiques, sûrs d'eux-mêmes et dominateurs comme dirait l'autre), ils sont tous laids, bedonnants, barbus, affligés de mimiques outrées, de gestes saccadés – ils font presque penser aux zombis de Romero, suscitant, comme eux, aussi bien le rire que le dégoût ou la pitié ; la pitié coiffant, résumant, fondant les deux autres sentiments.

On voit aussi que seul Chaplin est autorisé à se mouvoir pleinement dans le cadre : les “méchants” s'y essaient mais ils y sont irrémédiablement englués, repoussés et frappés par ses bords, cependant que les femmes (pas les mégères bien sûr) y restent immobiles, telles des cariatides ou des flambeaux (et on pense aux Sept épées d'Apollinaire).

Et puisque l'on s'est placé, dès le titre, sous le patronage de Céline, on voit bien aussi, ou plutôt, modestement, on tente de discerner les fils de nylon invisibles qui rattachent Charles à Louis-Ferdinand, on repère des parentés dans le regard, des acidités communes dans la notation. Et, surtout, un goût semblable pour l'exagération qui mène tout droit au burlesque, voire à la bouffonnerie pure.

Juste après, on se demande si ce ne serait pas précisément la marque du génie, cette manière de ne pas reculer devant l'éclat de rire, cette façon de rajouter une tarte à la crème, puis dix, juste aussitôt la première lancée ; quand un “bon faiseur” s'y refuserait absolument parce que ç'a déjà été fait, la tarte à la crème.

On se dit qu'on ne doit pas être totalement égaré, parce qu'un Proust (qui n'a jamais, à ma connaissance, parlé de Chaplin, même dans sa correspondance) ne répugne pas au burlesque, au guignol (les cuirs à répétition du maître d'hôtel de Balbec – le Grand Hôtel étant déjà, en soi, un théâtre de Guignol), à l'exagération pour-le-plaisir.

Il y a aussi que ces films (je reviens à Chaplin), que l'on a vus dix fois, que l'on croit connaître de fond en comble, demeurent énigmatiques, opaques ; ne demeurent en fait en lumière que telle ou telle scène, vues et revues : le reste se dérobe à la lumière, se renfonce dans l'inconscient du spectateur peut-être, d'une projection à l'autre. si bien que, pensant reparcourir un chemin bien balisé, le digérant du 31 décembre se retrouve entraîné dans un territoire presque inconnu dont seules quelques clairières lui disent vaguement quelque chose. Et alors, même la moustache, le melon et la badine prennent des airs un peu effrayants, toujours changeants, pas saisissables par le commun des.

Le voyageur de la Saint-Sylvestre éprouve alors le besoin de noter tout cela, et il le fait, ce qui le mène tout doucement à minuit. Là, il rend les armes, abdique toute individualité, renonce toute transcendance et finit par souhaiter à chaque passant égaré une prochaine année aussi supportable que possible.

mercredi 30 décembre 2009

Les Bidochon ont un nouveau char à bœufs (grande saga, part one)

C'est Élodie, la fille aînée de l'Irremplaçable, qui, voilà bien 15 ans, nous avait bidochonnés lors de notre première acquisition de téléphone portable, nous surprenant un matin nous appelant de la cuisine au salon pour vérifier que cet étrange petit engin fonctionnait bel et bien.

Il fonctionnait en effet, le téléphone fixe avait sonné contre toute attente lorsque Catherine en avait composé le numéro, et j'avais été émerveillé d'entendre à mon oreille gauche (je suis gaucher, c'est un réflexe) la voix si proche de la femme de ma vie qui, au même moment, se trouvait à au moins huit mètres cinquante de moi : grand moment, vertigineuse plongée dans le XXIe siècle s'annonçant alors.

Aujourd'hui, le Bidochon mâle, glorieux représentant de l'espèce, a parcouru 160 km avec sa nouvelle tomobile, bourrée (mais elle seule...) de gadgets qui le font se sentir parfaitement imbécile mais profondément satisfait de l'époque qui l'a vu naître. Le Bidochon mâle s'est notamment émerveillé que sa voiture puisse faire ce que, depuis trente ans, il accomplissait sans même y penser, à savoir se maintenir à 100 km/h sur une autoroute parfaitement plane et ne présentant pas le moindre obstacle. Il a eu également un roucoulement de caudillo de basse-cour lorsque, la pluie s'avivant, les balais d'essuie-glace ont intensifié leur va-et-vient stupide, comme Papa le fait dans Maman lorsqu'il sait que l'heure de “son” RER approche – et qu'être en retard au boulot c'est devenu la galère, à cause de Robert Musnachob, le nouveau chef magasinier qui se croit tout permis et se voit déjà patron de la boîte ; même qu'il pourrait bien le devenir, un jour, surtout si le cancer de M. Chagnon (Albert, le fils du dir. gé.) est plus grave qu'on ne veut bien nous le dire. Enfin bref : le syndicat s'en occupe.

Il y a aussi les phares, ces deux gros yeux de con : ils s'allument tout seuls dans le parking, et ils s'éteignent dès qu'on émerge dans la rue. Sauf si on émerge de nuit : là, ils restent allumés. Et puis, tous les biiip ! : la voiture des Bidochon passe son temps à avertir Didier Bidochon qu'il est sur le point de faire une grosse connerie – c'est un peu dévirilisant, à la longue.

Il reste une montagne à gravir, une Sainte-Victoire à maîtriser : le GPS. Grand Problème sans Solution. Didier Bidochon a bien compris que là était la bête tapie, le monstre à réduire, le Fafner à tronçonner façon puzzle. Il sait qu'il n'y arrivera pas tout seul – du reste il n'essaiera pas. Unique espoir : la C.I.E, Conduite avec Irremplaçable Embarquée. Les Bidochon comptent s'y lancer dès vendredi, s'ils sont remis de jeudi soir : ce sera, peut-être, le deuxième volet de cette saga, pleine de breur et de furuit.

Avis de publication

Le journal de novembre est disponible dans tous les bons kiosques...


Rajout de mercredi après-midi : dès le départ, je m'étais dit que je ne souhaitais pas avoir de commentaires concernant le journal, je les avais donc interdits sur l'autre blog... sans penser qu'ils allaient, du coup, se transporter ici, dans l'annonce de publication ! Je viens donc de les supprimer ici également – mais en laissant ceux déjà faits par égards pour leurs auteurs.

(Il va de soi que j'ai toujours une adresse mail privée...)

mardi 29 décembre 2009

Un petit mystère balzacien

C'est une question que je m'étais posée dès ma première lecture de La Comédie humaine, il y a un peu plus de vingt-cinq ans. Comme je n'en ai jamais trouvé la réponse, elle s'est transformée en énigme, laquelle a resurgi devant moi, intact, lorsque j'ai repris Illusions perdues et, depuis hier soir, Splendeurs et misères des courtisanes.

Balzac, il va sans dire, maîtrise parfaitement les règles de l'élision de la particule dans les noms de famille qui en comportent une ; aussi bien que Proust, ce qui n'est pas rien. Je rappelle brièvement la règle en question, afin d'être sûr qu'on me comprenne. Lorsqu'on ôte à un nom d'aristocrate (vrai ou faux, peu importe) son titre et son prénom pour ne donner que son patronyme, la particule de saute également, sauf si le nom ne comporte qu'une syllabe, ou deux dont la seconde est muette. Toutes les autres particules (d', du, des) sont inamovibles. Ainsi, le comte de Chambord sera-t-il appelé Chambord, mais Albert de Mun ou Joseph de Maistre resteront de Mun et de Maistre. Il existe quelques exceptions dues à l'usage (on dit couramment les Orléans pour désigner la famille d'Orléans, et toujours Sade alors que de Sade semblerait plus logique), “mais ce n'est pas le sujet”, comme dirait Nicolas.

Balzac, donc, maîtrise parfaitement ces règles : le duc de Grandlieu et celui de Réthoré sont appelés tout naturellement Grandlieu et Réthoré, cependant que Daniel d'Arthez, Maxime de Trailles, Ferdinand du Tillet et le comte des Lupeaulx restent d'Arthez, de Trailles, du Tillet et des Lupeaulx, conformément à ce qui doit être. Il y a pourtant une exception, cœur de mon énigme.

Henri de Marsay, le dandy le plus fameux de La Comédie humaine après Rastignac, est systématiquement appelé de Marsay, alors que la règle voudrait un simple Marsay. Pourquoi ? Pourquoi cette unique entorse, et en faveur de ce personnage précis ? Voilà mon énigme. Un moment je me suis dit qu'il fallait peut-être chercher la réponse du côté de ses origines à demi britanniques (de Marsay est le fils naturel de lord Dudley) mais ça ne me paraît guère tenir la route.

Alors voilà : s'il se trouvait qu'un éminent et cultivé balzacien vînt à passer en ces parages, je serais très honoré (oui, ça va : je l'ai fait exprès !) qu'il prît la peine de me fournir, sinon une réponse, du moins une hypothèse...

lundi 28 décembre 2009

Le Plessis des blogs a été une complète réussite !

Pour une première, vraiment... Jamais les organisateurs de ce premier Plessis des blogs ne se seraient attendus à un tel triomphe : on s'y est bousculé comme des malades, songez ! Et aucun détail n'avait été négligé pour que la soirée fût parfaite, ainsi que'en attestent le stagiaire boutonneux dépêché sur place par l'AFP et la semi-vierge épilée de Reuter.

Les invités, fascistement triés sur l'extrême-haut du volet, étaient accueillis par la puissance invitante en majesté : Didier Goux soi-même dans son grand uniforme d'obergrupenführer, et rasé de près, quasi à l'os, maxillaire tendu à envahir la Pologne, oreille wagnérienne en diable, sourire antisémite mais néanmoins bienveillant aux porteurs de cartons. Dès leur entrée, les invités les plus prestigieux étaient pris en photo (on ne sait jamais, ça peut resservir) par l'épouse du Maître, pressée néanmoins de retourner en cuisine, comme toute bonne épouse traditionnelle se doit de le faire.

Ce premier Plessis des blogs accueillit des blogueurs aussi brillants que la taulière de Un jour une photo, certaine de son talent supérieur malgré ses airs bonasses, prête à écraser les ovaires de la moindre suceuse amateur jetant les yeux sur son obergrupen à maxillaire mussolinien. Survint également – déjà bien entamé et plus de première jeunesse – une sorte de sanglier des Ardennes, mais privé de défenses et de molaires, qui s'auto-brailla phacochère en bâtiment, sans que personne ne comprenne ce qu'il voulait dire par “en bâtiment” : les plus glorieux éléments de la jeune milice assurant le service d'ordre (tous merveilleusement blonds, grands, découplés comme des statues grecques, sourire et regard scrupuleusement absents) finirent par le reconduire aux portes, après qu'il eut fourré son groin bourgeonnant sous deux ou trois jupes de jeunes femmes issues de la diversité, dont personne ne sut jamais au prix de quelles bassesses elles avaient pu s'introduire dans cette soirée bien sous tous rapports.

Nous eûmes aussi une sorte de bébé attardé, indolent et gras, qui s'était taillé un début de blogo-réputation en sanglotant sur son enfance misérable du XXe siècle et en poussant des cocoricos éraillés parce qu'il prétendait connaître un écrivain que personne ne lit et dont tous les gens qui comptent ignorent le nom. Il commençait à devenir pénible lorsqu'il s'est effondré sur place, victime des deux bouteilles de boisson anisée qu'il venait d'ingurgiter – personne n'a songé à le relever, par chance.

Ceux de la meute étaient venus aussi. Ils cachaient bien leur jeu, ces trois, couchés qu'ils étaient aux pieds des invités de marque. Cependant, merveille de l'instinct, chaque fois qu'un sans-carton se pointait à la porte des cuisines, venu à la nage par les égouts, avec ses petits yeux de chien battu, ils se précipitaient et taillaient à grand renfort de canines joyeuses dans les mollets niakoués, bougnoules, nègres, youpins, et autres métèques périphériques. On leur ôtait évidemment le morceau de la gueule, ayant à cœur de garder leur appétit intact et n'ayant pas trop suivi la traçabilité de la viande en question.

Enfin, nous bûmes et festoyâmes durant près d'une heure, refîmes le monde, qui nous le rendit bien, imaginûmes des scénarios impossibles, conspuïmes le monde tel qu'il semble être, rebuâmes une petite goutte, dévorîmes les filets de maquereau fumé et les petites rattes du Touquet, traînûmes dans la boue de nos ricanements les pires vertueux de l'époque, et nous énervîmes très fort contre les aberrations de la télé-satellite qui nous interdisait d'accéder à Arte – chaîne de merde néanmoins – sur laquelle nous souhaitassions revoir Les Feux de la rampe du divin Chaplin – de quoi reprender un ultassime alcoverre.

Splendeurs et misères des plumitifs de presse

Cette fois encore, je me délecte et me pourlèche de cette deuxième partie des Illusions perdues, dans laquelle je suis plongé depuis hier. Le tourbillon des déplacements, l'enchaînement étourdissant des scènes, l'ivresse que l'on sent chez l'auteur à faire circuler les personnages, à ramener sur le devant tous les noms déjà utilisés ailleurs – et tout cela sans jamais perdre de vue l'implacable mécanique qui va broyer ce petit con de Rubempré, l'inexorable de sa pitoyable tragédie, tout cela fait du livre – en cette partie tout au moins – un chef-d'œuvre d'intelligence et de cruauté. Il se peut que l'on soit là à l'acmé du roman – je veux dire : du genre romanesque, tel qu'il est né au XVIe siècle et se meurt sous nos yeux. Sans parler bien entendu du démontage sans pitié auquel se livre Balzac, de la presse bien entendu – et personne n'a été ni ne sera plus cruel, parce que plus juste, que lui en ce domaine –, mais aussi de l'édition et de la librairie : c'est à faire peur. Ces Illusions perdues, sont quelque chose comme le tombeau – aux allures de fosse commune – de tous les prétendants et prétendus journalistes, les plumitifs à vendre, folliculaires à louer et à louanges, passés, présents et, on doit le supposer, à venir.

Je disais plus haut “ce petit con de Rubempré”, parce que j'ai toujours détesté, voire méprisé Lucien Chardon (je lui rends son vrai nom pour l'humilier un peu...). Et je n'ai jamais compris Oscar Wilde qui, alors qu'on lui demandait de citer la plus grande tristesse de sa vie, répondait : «La mort de Lucien de Rubempré. » À chaque fois que j'ai lu Splendeurs et misères, j'ai au contraire éprouvé une joie féroce à voir enfin écrasé ce petit cafard, égoïste, fat, pusillanime et, au bout du compte, dénué du moindre talent.

Enfin, on se dit qu'un Balzac d'aujourd'hui, qui aurait le front, l'inconscience, l'héroïsme de se livrer à une telle charge furieuse contre la Sainte Trinité Presse-Édition-Librairie, et même s'il avait le génie pour le faire, celui-là serait un homme mort dès le lendemain de la parution de son livre, à supposer qu'il ait pu trouver un éditeur assez fou pour se faire hara-kiri en public. Une chape de silence distrait s'abattrait mollement sur lui, et il n'en serait plus question. Mais je crois que, même au XIXe siècle, toute complexion moins formidable que celle de Balzac y aurait également été anéantie.

dimanche 27 décembre 2009

Comment Balzac vient de me faire gagner 1500 euros (nets)

Je ne sais plus trop pourquoi on a pris un apéro. Laissez-moi le temps... Ah, oui : l'Irremplaçable a eu envie d'écouter un poème d'Aragon musiqué et chanté par Ferré. Or, à partir de six heures du soir, après la bouffe des chiens, chez nous, qui dit musique dit verre d'alcool. Or, il n'y avait rien. Je suis donc redescendu à Pacy chercher deux ou trois choses à licher. Mes Arabes (dans leur épicerie à porte ouverte, gelée) m'accueillent comme un ami (un client), tout se passe au mieux, comme d'habitude : j'aime beaucoup ces deux hommes.

Je reviens donc avec de quoi boire. Et nous nous mettons à causer...

On commence à parler, brièvement, de ce qu'elle lit, elle : Des choses cachées depuis la fondation du monde. Je suis fou de joie que Catherine se soit plongée dans René Girard (et dans Dostoïevski, grâce à Girard).

Moi, pendant ce temps, j'ai eu envie de relire la deuxième partie des Illusions perdues, grâce à Philippe Muray, qui en parle bellement dans ses Exorcismes intellectuels II.

Et, du coup, à Catherine qui a lu une vingtaine de volumes de Balzac, mais s'est arrêtée juste à l'orée de l'œuvre majeure – de l'une des œuvres majeures (pour lire autre chose que je l'ai pressée de découvrir : je suis parfois pénible...) –, je réaffirme qu'il est nécessaire de lire Illusions perdues, ainsi que sa suite, Splendeurs et misères des courtisanes. Là-dessus, on se ressert un verre (on n'est pas des premiers communiants) et je lui raconte un peu de quoi causent les Splendeurs et misères des courtisanes. Et je lui apprends l'existence du policier génial, proche de faire tomber Vautrin, dont le nom est CORENTIN.

Corentin, comme le héros des BM. Et, bien entendu, si le héros des BM s'appelle Corentin, c'est parce que Balzac : l'inventeur de la collection était tout sauf un crétin inculte, n'est-ce pas...

Là-dessus, on démarre, on dérape. (J'espère que le créateur de la BM ne me lira pas.) Je dis à Catherine à quel point NOTRE Corentin a été raté, dès le départ (Alain Delon avec des cheveux frisés : ça existe dans un film idiot, c'est totalement absurde). Comment j'ai essayé, lorsque le créateur s'est retiré, d'enrichir un peu l'affaire. Je lui dis surtout que, depuis que le créateur a disparu, j'ai tenté de “réenclencher le temps”. Ainsi, dis-je, il serait temps que les jumelles d'Aimé Brichot (personnage récurrent totalement raté depuis le début) accèdent enfin à l'adolescence, depuis 25 ans qu'elles existent.

Du coup, une idée point, évidemment. Les jumelles Brichot, Rose et Colette. Une se retrouvant témoin de ce qui arrive à une amie (un peu plus agée mais pas trop). Un serial killer éminemment sexuel qui a déjà massacré deux ou trois filles. Il en massacre une autre, au chapitre I et sous les yeux d'une de mes jumelles. Qu'il capture à la fin du chapitre premier, parce qu'elle l'a vu déployer son protocole macabre.

Plus tard, dans le livre, ne sachant pas que sa "prisonnière" est une jumelle, il croisera l'autre. Pensant devenir fou, il essaiera de la kidnapper à son tour. Elle lui échappera. Puis ira raconter ce qui vient de lui arriver à son père (flic, héros de la BM : suivez, merde...).

Or, son père, plongé dans l'enquête initiale, en sera écarté à partir du moment où l'une de ses filles sera impliquée. Sauf que que, sachant, par son autre fille, des choses que la police ne sait pas, il va tenter de mener sa propre enquête...

(Tout cela n'est pas un billet : juste des notes à ne pas oublier...)

Ce qui est amusant, finalement, si on replonge au fin fond de cette discussion, c'est qu'elle est partie de Philippe Muray – auteur de nombreux BM...


Carburant : Cidre et whisky pour l'Irremplaçable ; pastis pour moi.

Environnement sonore : œuvres pour piano de Szymanowski.

Azouz Begag, clown citoyen, durable (hélas !)... et raciste.

« Dans 10 ans, on sera entouré de Chinois, alors il faudra que l’on se serre les coudes, les Français, les Arabes et les Africains, afin de protéger notre identité. »

Grâce au pantin médiatique le plus désarticulé de sa génération – malgré une concurrence féroce –, nous savons désormais à quoi doivent ressembler, vont ressembler, ressemblent déjà notre vie et notre avenir : à un sketch de Coluche. Vous vous souvenez ? « Mais qu'est-ce que c'est que ces noirs qui viennent bouffer le pain de nos Arabes ? » On en est là, d'après mister be gag. Avec désormais le Chinois dans le rôle du méchant envahisseur. Pratique, le Chinois : comme il ne proteste ni ne pleurniche jamais, on peut y aller de la matraque avec enthousiasme.

En tout cas, une chose est certaine, pour ce qui me concerne : la perspective de devoir me serrer les coudes avec Azouz m'a définitivement guéri du désir d'en avoir, des coudes. Je saurai m'en passer, je crois.

samedi 26 décembre 2009

Oh, comme est calme ce matin !

Et voilà, c'est fini. On a bien festoyé, bu encore davantage, on s'est purgé de ses humeurs, on s'est couché la conscience apaisée. Ce matin, on s'est levé avant même l'apparition du jour et on a vu le soleil se lever, imperturbable. Puis, les deux chardonnerets sont arrivés ensemble à la mangeoire et on a été bien rassuré de les savoir encore vivants. Ils sont restés là assez longtemps, affichant un tranquille mépris pour les chiens qui sautillaient en grognant façon pitbull à deux mètres sous eux. Alors, on s'est dit qu'on était désormais tranquille pour un an et que les jours avaient commencé à rallonger. On s'est resservi une tasse de café. Pour accompagner la première cigarette.

vendredi 25 décembre 2009

Glorieuses épiphanies d'une décennie expirante

Alors, donc. Alors voilà. Alors, il paraît qu'il se trouve encore des crétins pour aimer ce protestant à manche à balai dans le cul. Qui a symbolisé la décennie disparaissant (lui-même étant mort, par chance).

Ce gros connard trotskyste à œil en bille de verre a, il faut l'admettre, symbolisé les années 90 On n'a rien vécu de pire que ces années-là. Il nous a tout inventé, ce con : le pacs, la parité, la féminisation des noms de métier ou de rien, la traque des discours anti-homos et anti-féministes, etc. Bref, une merde, puante, absolue. Il lui est arrivé, au protestant, ce qu'il méritait : viré, comme un sale con qu'il est. Et, maintenant, on va passer en revue ce qui s'est passé de merveilleux, dans la décennie passée, la sienne. Un simple tiercé, plus un ou deux advenants sans intérêt, éventuellement...

1) 21 avril 2002 : Le bonheur absolu, dès le début de la décennie. La gueule ravagée des partisans du Bien, les larmes qui coulent sur ces petites joues roses de militantes socialistes, leurs voix erratiques (ils sont le bien, bordel !), ensuite la grande quinzaine anti-le Pen, tous ces petits Jean-Moulin grotesques qui finissent par aller voter piteusement Chirac : une merveille. Non, là, je piurrais en rajouter, tartiner des feuillets sur ce moment magique, où le peuple reprend le contrôle sur les petits fonctionnaires, les petits profs, envoient chier tout le monde : vraiment, quel bonheur, vous ne pouvez pas savoir !

2) Le referendum sur l'Europe. La France et la Hollande qui disent NON. Il va de soi que, quelle que soit la question, à propos de l'Europe, il faut répondre NON : on l'a fait. Les petits valets poudrés, les July, les Ockrent, les UMP, les socialistes, tous les oui-oui, et encore tous les autres, nous vomissent, découvrent leur vrai visage. On s'en fout : on s'est bien marré. Votre Europe, mes drôles, on n'en veut pas. Ni aujourd'hui, ni jamais. On a tort ? C'est sûr ! Mais on vous emmerde ! Profond, très profond, les socialistes, les UMP, les écolos, tous : on vous emmerde.

3) Quelques jours plus tard, encore plus jouissif : L'ignoble Delanoë se prend une méga baffe dans sa gueule insupportable : pas de J.O. pour Paris en 2012 ! Merveilleux ! La ville pourrie de ce connard pourri restera ce qu'elle est : une grosse merde pour rollers pédés, une piste cyclable pour Oh!91 déjantés, le vague souvenir d'une ancienne vraie ville.

Là-dessus, il y a eu la merveilleuse surprise des Suisses renvoyant les minarets dans leurs zones pourries, crasseuses, violentes. Bref : la décennie est finie. La prochaine ne m'inspire aucune espérance particulière. Mais bon, allez savoir. On peut encore sortir les fusils de la paille, les grenades, gnin-gnin-gnin...

Si je ne suis pas mort à la fin de la prochaine décennie, je suis sûr que j'aurai vu des choses amusantes...

Nowel ! (Tentative de description gastronomique.)

Alors, voilà, tout est en voie d'achèvement. Le réveillon déjà n'est plus qu'un souvenir – mais encore vivace pour quelques heures. Ici, ce fut programme minimum : Catherine, Ludovic et moi. Pas de sapin, pas de cadeaux, pas de Minuit chrétien, pas d'heure solennelle. Début des hostilités vers six heures, armistice à neuf heures moins le quart, pour aller une fois de plus regarder Les Lumières de la ville, dont la fin m'a fait pleurer comme un veau, as usual. Entre les deux, pourtant, quelques somptuosités gastronomiques.

L'Irremplaçable, pour cet “apéritif dînatoire” (comme elle aime à dire) avait préparé trois assiettes afin d'éponger les bourgogne blanc que nous achetâmes ensemble il y a peu. Ni elle ni moi n'avons eu l'idée de prendre ces petits jardins à la française en photo, et je puis vous assurer que c'est vraiment dommage. Quand j'y ai enfin songé, chaque assiette ressemblait à un champ de bataille de 14, aux alentours de Verdun : pas photographiable pantoute. Néanmoins, il y avait :

– de petits sandwichs au tarama (tarama de Monoprix, n'ayant rien de commun avec les merdes rose fluo vendu par l'hyper du coin)

– des toasts de foie gras (acheté cru chez Picard et préparé à la maison, devinez par qui) avec une petite confiture d'oignons histoire de corser la plaisanterie

– des œufs de caille en gelée, agrémentés d'œufs de saumon, amoureusement concoctés par qui-vous-savez

- un verre d'eau de tomate (maison aussi, bien entendu), accompagnée de mozzarelle fraîche et pas industrielle pour deux lires.


À midi, ce 25 décembre, après un petit apéritif non-dînatoire (c'est tout de même Nowel, merde !), nous avons eu droit à une pastilla de pigeon marocaine (notre photo), destinée non seulement à nous booster le cholestérol, mais aussi à prouver qu'on est multiculturel à donf. Le tout accompagné par un reliquat de Sancerre rouge qui a bêtement pointé son goulot au moment de passer à table.

Actuellement, j'envisage une petite sieste ; je me demande bien pourquoi.

jeudi 24 décembre 2009

Mahler perdu puis retrouvé

Il souvient peut-être à quelques-uns d'entre vous d'un fort ancien billet, dans lequel je racontais comment j'avais perdu les deux premiers mouvements de la troisième symphonie de Mahler, dirigée par Pierre Boulez. Comme ce disque n'était jamais sorti de mon salon, j'en étais arrivé à la conclusion que je l'avais sans doute rangé dans une mauvaise pochette, et que je le retrouverais un jour – un jour, mais quand ? En attendant, je m'étais bien offert la même œuvre dirigée par Claudio Abbado, mais elle me plaisait moins : je préférais l'espèce de brutalité de Boulez, dans le premier mouvement...

Hier soir, encore sous le choc de constater que j'allais piloter la même voiture que mon ami OH!91, j'ai eu envie d'écouter la Symphonie des chants de deuil, de Gorecki. Je trouve le boîtier sagement rangé à sa place, l'ouvre, en extrait le disque, l'introduit dans son petit logement et...

Et ça ne va pas. La troisième symphonie de Gorecki (oui, c'est une histoire de troisièmes, tout cela) commence par une sorte de “nappe” de cordes jouant pianissimo, dans les graves : là, manifestement, j'entendais autre chose. Autre chose de familier, pourtant. Et, soudain, l'illumination : c'était les mesures initiales du premier mouvement de la troisième de Mahler ! Que je venais de retrouver par le plus grand des hasards, et dont on se demande bien ce qui avait pu me pousser à le ranger dans le boîter du Polonais.

Depuis, Claudio Abbado a tendance à me faire un peu la gueule.

mercredi 23 décembre 2009

Grosse déprime (passagère, je suppose)

Le lisant, je viens de me rendre compte que j'ai acheté, la semaine dernière, la même voiture que OH!91, mon ennemi intime et préféré... C'est rien, laissez, ça va passer...

(Si quelqu'un sait au volant de quoi roule la sublime Céleste, il est prié de NE PAS me le dire : ça va comme ça pour aujourd'hui...)

Vous dites ? Gide ? Vous écrivez ça comment ?

Tout à l'heure, descendant fumer, je m'engouffre dans l'ascenseur à la suite de deux jeunes filles, 15 ou 16 ans pour autant que je puisse en juger. L'une d'elles expliquait à l'autre qu'elle s'était fait reprendre par je ne sais qui, pour avoir dit “par contre” plutôt que “en revanche”. Je lui dis alors, tandis que la cabine s'ébranle, que depuis qu'André Gide en a décrété ainsi, on peut désormais utiliser “par contre”.

Elle : – C'est qui, Gide ? Durant une seconde, je crois à une plaisanterie. Mais non : devant mon silence, son amie réitère la question. Aucune de ces deux filles, qui doivent bien aller au lycée, je suppose, n'avait jamais entendu parler de Gide. Je précise qu'elles avaient l'air plutôt éveillé, s'exprimaient presque correctement, et ont même fait preuve d'une certaine curiosité intellectuelle, puisque, lorsque je leur eus donné le renseignement, l'une d'elles a sorti une espèce d'iPhone de sa poche afin de noter le nom de l'écrivain. Et que, plus tard, sur le parvis, elles m'ont très aimablement remercié de leur avoir appris quelque chose.

J'ai un certain nombre d'amis professeurs qui, parfois, lorsqu'ils sont en verve, me dressent un tableau apocalyptique de l'Éduc' Nat' (c'est tout ce que ça mérite, comme nom...) ; il m'arrive de les soupçonner de noircir un peu le tableau, par esprit de vengeance pour ainsi dire. Or, je me suis bel et bien trouvé face à deux filles ayant l'âge d'être en troisième ou en seconde, pas sottes et l'esprit curieux, qui n'avaient jamais entendu prononcer le nom d'André Gide. J'en ai été atterré tout le temps que ma cigarette a mis à se consumer, puis je m'en suis amusé : venant après les deux extraits mis en ligne ici de La Grande Déculturation, ces deux adolescentes, innocentes victimes d'un “corps enseignant” en complète déréliction, m'ont fourni la plus belle et la plus pertinente des illustrations.

En plus, elles étaient souriantes.

mardi 22 décembre 2009

L'écrivain est nu

C'est une formule, évidemment. On dit : «L'écrivain est nu. » C'est pour rire, au départ. Mais au départ de quoi ? Est-ce que l'écrivain est nu, de tout temps, sous tout projecteur, ou bien s'est-il mis à nu de lui-même, pour ne rien avoir de plus à vous demander ? Rien à cacher ? Difficile, hein ?

Admettons : il est écrivain, donc assez mal à l'aise face à votre empire ; admettons également qu'il s'appelle Renaud Camus, ce qui n'a rien de certain, reconnaissons-le ; il a deux ou trois choses à dire, de petites factures à protester – des créances à trois mois.

Vous lui escomptez péniblement quelques phrases – il faut bien qu'il s'occupe, n'est-ce pas ? Des phrases ? De lui ? Vous en voulez ? Allez vous faire foutre, mes drôles ! Trouvez-les donc vous-mêmes ! Disponibles, elles sont ; nombreuses, reliées les unes aux autres, enroulées merveilleusement entre elles, des anneaux de Moebius, des montagnes russes, des luna park – et deux ou trois fantasmes anciens ; très anciens mais agissant encore.

Savez-vous ce qu'est l'intelligence lorsqu'elle se noue au malheur, à la perte irrémédiable, au regret de ce qui n'a peut-être jamais été ? Non ? Moi non plus, en fait. Je crois entrevoir ; je ne compte pas vraiment mais je crois savoir.

Autoportrait au peignoir rouge ? Sans doute. Auteur en arrêt. Derrière, dans les rayons, les futurs livres s'écrivent, on s'est interrompu une seconde ou deux – comme ça, pour rire.

Tu reviendras à Cluny et Saint-Benoit

« En cette débâcle il n'y a d'espoir pour la culture que de nature beckettienne, à la Oh les beaux jours : un espoir contre tout espoir, pure volonté désespérée de continuer pour continuer, de persévérer dans l'être en dépit de toute raison, parce que chaque jour gagné est une éternité, chaque petite victoire une négation du pire, et qu'il n'y a d'alternative qu'entre cette obstination butée et la mort. On a avancé autre part, à propos de l'École – et puisque décidément il semble bien que le système scolaire dans son ensemble, faute d'unité de diagnostic et de volontés suffisamment répandues, et du fait des égoïsmes et des automatismes corporatistes, ne soit pas réformable globalement –, l'idée d'institutions isolées, pionnières, sécessionnistes quoiqu'elles aient vocation à servir d'exemple et d'entraînement, et qui fonctionneraient à partir d'un triple volontariat, celui des professeurs, celui des parents et celui des enfants. S'agissant de la culture en général, des procédures encore plus souples et plus ponctuelles pourraient sans doute être mises en œuvre, simples ententes étroitement circonscrites d'individus isolés (en société postculturelle, être cultivé c'est être nécessairement isolé) pour des buts déterminés, ou bien alliances plus solidement constituées autour d'objectifs plus larges. Le modèle, la référence mythique, la seule forme actuellement concevable d'une lointaine et infime espérance, ce sont les couvents du haut Moyen Âge, où trouvèrent un abri, au milieu de la violence et de la barbarie, et dans l'attente d'hypothétiques temps meilleurs, autant de lambeaux de la civilisation antique qu'il était possible d'en sauver tant bien que mal. Nos couvents à nous, laïques et culturels, ne pourront sans doute pas être réels, car il n'y a plus d'isolement possible sur le territoire entièrement quadrillé, commercialisé, banalisé, aménagé, viabilisé, couvert, de la banlieue universelle. En revanche, et sauf effondrement cataclysmique de ce système-là, il ne tient qu'à nous que de tels sanctuaires soient virtuels, et jamais dans l'histoire de l'humanité le virtuel n'a tenu entre ses lacs tant de réalité et de substance. Nous voyons tous les jours Internet, géniale invention aux usages fourvoyés comme tant d'autres avant elle, servir à la fois d'instrument et de vitrine à la grande déculturation. Il ne tient qu'à nous, à ceux qui le désirent, qu'il soit aussi – il l'est déjà un peu – le moyen d'un sauvetage, l'instrument d'une préservation et le témoin d'une survie.

« À la connaissance, à la pensée, à la littérature, à l'art, au mode poétique d'habiter la terre, n'appartiennent plus désormais que les marges des marges, les failles du système, ses moments de distraction, le territoire éclaté de ses oublis, qui par chance sont assez nombreux. La culture doit aimer comme la plus sûre de ses alliées, en ce réensauvagement du monde qu'inaugure son effacement, la négligence méprisante où elle est tenue. Au creux dangereux de la décivilisation en cours, parmi la violence que fomente de toute part la coïncidence de soi à soi (qui est précisément ce que de toutes ses forces, et de tout son art, elle s'acharnait à prévenir), il lui revient d'exister par surprise, aux heures, aux saisons, dans les cantons et le long des chemins de traverse que les vrais pouvoirs et leurs bandes de sicaires n'auront même pas songé, par dédain de sa faiblesse et par ignorance de ses visages, à débarrasser de ses dernières traces. »

R. Camus, La Grande Déculturation, Fayard, dernières pages.

lundi 21 décembre 2009

Perrette et la culture en pot

« L'hyperdémocratie ne veut pas de hiérarchie, or la culture est toute hiérarchie. L'antiracisme dogmatique ne veut rien savoir de l'origine, or la culture n'est que tâtonnements autour de l'origine, et c'est seulement à travers cette quête toujours déçue – nécessairement déçue car l'origine est toujours plus haut, toujours en amont – qu'elle accède à l'universel. Il n'y a pas de culture possible en régime hyperdémocratique dogmatiquement antiraciste, et, de fait, nous la voyons disparaître sous nos yeux. Qu'elle soit prétendument partout n'abuse que ceux qui veulent être abusés : elle est partout parce qu'elle n'est plus nulle part. C'est le résultat d'un tour de passe-passe sémantique auquel les origines captieuses de son nom l'exposaient tout particulièrement. Tout ce qui relève de près ou de loin du divertissement, de l'occupation des loisirs, de la gestion du temps libre, pour peu qu'il ne s'agisse pas de l'amour ou du sport (et encore, même ceux-là pourraient bien être rangés rapidement dans la vaste rubrique des “activités culturelles” : qu'y a-t-il de plus “culturel” après tout ?), est désormais paré du nom de culture, qu'il s'agisse de visites de caves en Touraine ou d'ateliers de macramé, de concerts d'électro-pop ou de one-man-show d'amuseurs : autant de prétextes à activités culturelles, prises en compte d'une âme égale et d'un cœur indifférent par les sociologues et statisticiens de la culture. Même la gastronomie a été annexée. Et il n'est pas jusqu'à l'institution la plus contraire à la culture, j'ai nommé la télévision, qui n'ait été rangée nominalement sous ses bannières, non pas au prétexte qu'elle est quelquefois culturelle, ce qui n'est pas tout à fait faux, quoique ce soit de moins en moins vrai, mais sans prétexte du tout, si ce n'est qu'elle relève de l'industrie culturelle, au même titre que le tout-venant du cinéma, Disneyland ou la production massive de disques et de DVD de variétés. Au demeurant cette seule appellation oxymoresque d'“industrie culturelle” prouve assez, comme la “marque Louvre”, que nous sommes à cent lieues de ce que fut la culture.

« Ceux qui soutiennent le contraire, les ravis, les amis du désastre, les enchantés du temps, ont recours aux chiffres, aux statistiques, au nombre d'entrées, qui ont été le grand moyen sociologique du mensonge pour persuader le peuple et les individus, depuis l'avènement médiatique des sciences humaines, qu'ils ne vivaient pas ce qu'ils vivaient, ne voyaient pas ce qu'ils voyaient, jugeaient à tort et à travers de ce qu'ils ressentaient. Ainsi il n'y aurait jamais eu autant de monde dans les musées, ni de public pour les grandes expositions. Et comme c'est vrai ! Un homme comme Jack Lang excipe de ces vérités-là chaque fois qu'il en a l'occasion, et de ces chiffres, et de ces foules, pour ressasser indéfiniment son vieux rêve selon laquelle la culture, depuis trente ans, aurait gagné à elle d'innombrables couches nouvelles de la population, aurait progressé (encore inégalement, trop inégalement, précise-t-il avec un scrupule qui l'honore) dans toutes les zones du territoire, se serait répandue comme une cordiale chaleur dans toutes les pièces de la maison France, si ce n'est du château Europe. Hélas ! si la culture s'est répandue, c'est comme le lait de Perrette, ou plutôt comme un précieux chrême échappé du ciboire qu'ont laissé choir des clercs imprudents, ou demi-apostats, et ses filets sèchent en croûte sur les dalles descellées du sanctuaire. »

R. Camus, La Grande Déculturation, Fayard, p. 75-77.

Prière de l'homme terminal

Notre père qui es odieux,

Que ton nom soit démystifié,

Que ton règne s'abîme,

Que ta volonté soit fête

Dans la nurserie universelle.

Donne-nous aujourd'hui notre prime et nos jeux.

Pardonne-nous nos absences,

Comme nous recrucifions ceux qui se sont absentés.

Ne nous soumets pas à la discrimination

Et délivre-nous du mâle.

Moteur !

dimanche 20 décembre 2009

Dodo, l'enfant do, l'enfant dormira bien vite...

Lorsque j'ai vu la couverture, à la maison de la presse (non, toutes les maisons n'ont pas été fermées à la Libération, contrairement à ce qu'un vain peuple s'imagine), une intense jubilation salivaire m'a emparé. Je me suis dépêché de sortir 3,50 € de ma poche droite afin d'accueillir le prestigieux hebdomadaire, bien certain que la lecture de cette “enquête” allait me valoir de déliciants et ricaneux plaisirs. – Je n'ai pas été déçu.

Première chose à noter, le titre de “une” : La France et SES musulmans. Ils sont à nous, bien à nous, rien qu'à nous ; c'est le présupposé de l'enquête, celui qu'on ne saurait remettre en question sous peine de passer pour dément. En amuse-bouche, soit avant même le début du formidable dossier annoncé (neuf pages avec photos, le dossier : on voit qu'on est allé au fond des choses ; qu'on a pris toute la mesure des enjeux), l'impatient lecteur a droit au portrait de l'imam de Bordeaux, un certain Tareq Oubrou. Titre du dithyrambe : Enfant des Lumières et du Prophète. Le ton est donné, l'emblème posé en borne à l'entrée du temple. En effet, dans le texte qui suit, on apprend que notre imam – arborant un élégant costume occidental et une barbe impeccablement taillée façon instituteur socialiste des années soixante – n'est pas seulement un religieux mais aussi un lecteur de Kant, qu'il a un pied dans la tradition (laquelle ?), l'autre dans la culture occidentale, et qu'il se présente volontiers comme “le lieu de la réconciliation entre les deux univers”. Jusqu'à présent, les fous classiques se prenaient parfois pour Dieu, maintenant ils se prennent pour lieu : c'est nouveau. Il n'empêche que le lecteur frileux et replié sur lui-même, qui bloblotait de trouille dans ses hauts-de-chausses rien qu'en entendant le mot “musulman”, commence à se détendre vaguement : les islamothérapeutes diplômés du Vieil-Observateur l'ont pris en charge, tout va bien se passer.

Ensuite, l'enquête elle-même. On n'a pas innové dans la forme : un long article “cursif”, parsemé de témoignages-portraits représentatifs de nos fameux musulmans. Le premier paragraphe donne le ton, résume l'ensemble : on partage l'effroi du président de l'association islamique de Castres découvrant sa moquée profanée par des crétins néo-nazillards, et on nous glisse le FN dans la foulée – des fois qu'on n'aurait pas fait le rapprochement tout seuls. Sur la page de droite, le premier portrait d'une “représentative”. Elle est psychiatre, élue socialiste, et se nomme Fatma Bouvet de La Maisonneuve. Franchement, à première lecture du “cartouche” surmontant l'article, j'ai d'abord cru qu'il s'agissait de Fatma Bouvet, (ce qui est déjà très représentatif, en soi) vivant à La Maison Neuve. Mais en fait non.

Pour changer radicalement de cette élue socialiste, on nous offre ensuite le portrait de la première sénatrice musulmane de France – sénatrice PS. Laquelle nous affirme que « l'islam n'est pas en rupture avec le christianisme », avant de retourner à ses amendements. Ensuite, il y aura une ingénieure informatique de 23 ans (qui, bizarrement, n'a pas l'air d'être au PS, ou bien elle a oublié de le signaler). Sur elle, je ne dis rien, parce qu'elle est d'une grande joliesse à mon goût.

Mais alors, pas un seul “méchant” ? s'étonne le lecteur un peu désemparé. Mais si, eh ! on connaît son boulot, au Vieil-Obs, on sait bien qu'il en faut un, pour faire exhaustif. Le tout est de trouver le bon. Faites confiance à Mme Marie Lemonnier, modernolâtre tous terrains, pour ça. Elle nous a dégoté Thomas (qui avoue refuser de serrer la main des femmes, etc.), dont la mère est une Française catholique et le père un Serbe de Bosnie. Bref : deux méchants. Et le mélange de deux méchants, ça donne quoi ? Un intégriste musulman, forcément. Lequel se fait un plaisir de préciser que, sous sa barbe grotesque, il a “une bonne tête de Français”.

Pour terminer, en guise de dessert, une interview de l'anthropologue Malek Chebdel, par la toujours irréprochable Marie Lemonnier. Laquelle dévoile ses batteries avec une naïveté comique dès sa première question : « Les préjugés sur l'islam sont tenaces. Est-on jamais sorti des croisades ? » Donc, tout est clair tout de suite, rien n'est laissé au doute, point de lendemain pour l'incertitude : tout ce que l'on pourrait penser (si l'on pense différemment de Marie Lemonnier, bien sûr) à propos de l'islam ne sera jamais que des préjugés. Tenaces, qui plus est : ils nous collent au fond de la casserole, ces putains de préjugés ! Et pourquoi ça, s'il vous plaît ? Parce que le beauf franchouillard n'a jamais dépassé le stade des croisades, pardi ! Le beauf, depuis neuf cents ans, il poireaute sur la place de Jaude, à Clermont-pas-encore-Ferrand, en attendant qu'Urbain II lance l'appel de mobilisation contre les Mahométans.

Au fond, après cette entrée en matière et en fanfare, la p'tite Marie n'a plus besoin de son anthropologue, puisque ses éventuelles réponses sont “toujours déjà” contenues dans les questions qu'elle lui pose. Du reste, elle a bien dû s'en aviser puisque c'est là-dessus qu'elle met un point final à son enquête, pour disparaître, s'évanouir dans le néant journalistique.

Mahométan va la cruche à l'eau, qu'à la fin elle se casse.

samedi 19 décembre 2009

Quand Flaubert inventait la Chienne de garde (nationale)

« L'affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n'était possible que par l'affranchissement de la femme. elle voulait son admissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l'abolition, ou tout au moins “ une réglementation du mariage plus intelligente ”. Alors, chaque Française serait tenue d'épouser un Français ou d'adopter un vieillard. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par l'État ; qu'il y eut un jury pour examiner les œuvres des femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire trembler l'Hôtel de Ville !

« (...) Elle était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur d'une lampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme beaucoup d'autres, avait-elle salué dans la Révolution l'avènement de la vengeance ; – et elle se livrait à une propagande socialiste effrénée.

« (...) D'après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l'État. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L'œuvre civilisatrice était commune. Il fallait toutes y concourir et substituer enfin à l'égoïsme la fraternité, à l'individualisme l'association, au morcellement la grande culture. »

L'Éducation sentimentale, 1869.

L'humour, c'est le risque, le malentendu, l'indécidable


Une information qui ne surprendra personne : Suzanne a fait hier soir un billet remarquable.

vendredi 18 décembre 2009

Le Père Noël et les CV anonymes

L'un des lecteurs de ce blog – un lecteur silencieux, donc que vous ne connaissez pas ; mais moi oui, car je suis le dieu tout-puissant de ce royaume – m'a envoyé ce dessin, qui aurait illustré drôlement mon billet de ce matin sur la discrimination à l'embauche. Comme il n'est jamais trop tard pour se moquer...

Bon, je m'aperçois, après publication, que la légende reste illisible. La voici donc :

Tu vois, Ingmar, cette histoire de CV anonyme, on en voit vite les limites...

Le cauchemar éveillé de Luis Buñuel

En 1974, Luis Buñuel sort son pénultième film, Le Fantôme de la liberté, dans lequel se trouvent plusieurs scènes, dont celle illustrée ci-dessus, qui font hausser les épaules aux gens de bien : ce pauvre vieil Espagnol, sous couvert de surréalisme, en vient à raconter vraiment n'importe quoi...
En 2009, les Chinois, qui aspirent ardemment à devenir aussi cons que n'importe quels Européens ludico-post-historiques, inventent ça. Et ils ont l'air d'en être très satisfaits. On les comprend. En même temps, on sourirait presque de pitié condescendante : ces malheureux s'imaginent furieusement modernes parce qu'ils posent leurs fesses de rat sur des chiottes avant de se nourrir. Alors que, nous, comme un seul homme, avons décidé depuis déjà quelque temps de plonger la tête dedans, juste parce qu'on nous l'a si gentiment demandé.

Et si ça me plaît, à moi, de discriminer ?

Parmi les bizarreries de l'époque, celles qui me font lever un sourcil étonné – qui me font aussi me demander si c'est moi qui deviens totalement inadapté, ou bien le monde dément –, il y a cette étrange notion de discrimination à l'embauche. Discrimination qu'il faut – je l'ai bien compris – dénoncer, vilipender et, aussi vite que faire se peut, éradiquer de nos pratiques.

Or, je le confesse, malgré les efforts que j'ai pu faire en ce sens – dans le bon sens, donc –, je ne parviens pas à m'indigner avec la ferveur que je sens nécessaire. Cécité de ma part, sans aucun doute : je ne vois pas en quoi un patron qui préférerait travailler avec un homme plutôt qu'une femme (ou l'inverse), avec un Français plutôt qu'un Marocain (ou le contraire) devrait être montré du doigt et, bien sûr, in fine, condamné.

Admettons, par exemple, que je dirige une entreprise fabriquant des pièces détachées automobiles et que le Maroc soit un de mes principaux clients : il va de soi que si j'ai besoin d'un nouveau directeur commercial, je privilégierai le candidat marocain, ou d'origine marocaine, par rapport au Français de souche, toutes compétences étant égales par ailleurs. De même, si je suis l'heureux propriétaire de plusieurs boutiques de lingerie fine, j'embaucherai à coup sûr une femme plutôt qu'un homme.

Mais allons plus loin. Au nom de quoi, sérieusement, me priverait-on de cette liberté de travailler avec qui me plaît ? Et pourquoi devrais-je me forcer à collaborer chaque jour avec une personne que je préférerais ne pas avoir à fréquenter ? Au nom de quel principe abstrait et auto-décrété, en un mot, devrais-je accepter de me pourrir tant soit peu l'existence, en faisant pénétrer dans mon entreprise, dans mon bureau, quelqu'un que je n'ai pas envie d'y voir, y compris si je n'ai aucune raison concrète pour ne pas vouloir de lui ?

À la grande époque de Jours de France, il était de notoriété publique – parmi les journalistes – que Marcel Dassault détestait les hommes barbus ; qu'il ne supportait pas d'en voir un dans son entourage immédiat. Par conséquent, aucun journaliste portant bouc ou collier, fût-il le meilleur des reporters, n'aurait eu la moindre chance de se voir engager dans son hebdomadaire. C'est idiot, direz-vous ? Bien sûr que c'est idiot ! Mais c'était un fait. Une réalité dont chacun tenait compte, plutôt en s'en amusant et sans songer une seule seconde à aller sonner le tocsin au greffe le plus proche.

Et puis, l'affaire avait ses avantages. Un ami journaliste, plus âgé que moi d'une vingtaine d'années, m'a raconté un jour comment, voulant quitter Jours de France où il s'emmerdait ferme, il avait trouvé la solution pour n'en pas partir les poches vides. Tablant sur le fait que Marcel Dassault passait régulièrement à la rédaction, il s'est simplement laissé pousser la barbe. Cela n'a pas raté : au bout de quelques semaines, visite de Dassault et, dès le lendemain, convocation de mon ami dans le bureau du rédacteur en chef... où il s'est vu proposer de très généreuses indemnités pour condescendre à dégager le plancher.

De toute façon, et pour conclure provisoirement, cette affaire de discrimination à l'embauche est un moulin à vent, du même ordre que la prostitution : vous pouvez toujours vous indigner et trépigner, la fille qui trouve opportun de vendre ses services sexuels continuera de le faire malgré tout arsenal juridique imaginable, de même que le patron qui ne veut pas de femmes (ou d'Arabes, ou de handicapés, ou de barbus, ou de buveurs de bière gras du bide, etc.) s'arrangera toujours, y compris au nom des plus vertueux principes, pour éliminer leurs dossiers de candidature. Et la HALDE l'aura toujours dans le fion.

jeudi 17 décembre 2009

Bouc & rhinos ou la zoologie des blogs de gauche

Le balayage optique des blogs de gauche (je ne dis pas la “lecture”, il ne faut pas exagérer non plus la bonne volonté des uns et des autres) est souvent riche d'enseignements. Notamment les jours où se fait jour (“les nuits où se fait nuit” marche moins bien), chez eux, la propension à se ruer tous ensemble dans la même direction, jouissant de leur martèlement lourd et synchrone, tels les rhinocéros immortalisés par Ionesco. Il suffit de leur jeter un os en pâture, avec si possible un peu de chair autour.

Ainsi, ces derniers jours, c'est Nadine Morano qui fait l'os. Quinze ou vingt blogueurs, d'un même élan, ont écrit exactement le même billet, quasiment à la même heure, avec la même indignation de commande, se recopiant les uns les autres, comme de vulgaires journalistes du Monde et de Libération. Non, en réalité, je suis encore trop optimiste à leur sujet : leur pensée est tellement formatée, leurs indignations si pavloviennes qu'ils n'ont même plus besoin de se lire pour écrire exactement les mêmes sottises, reproduire à l'identique les mêmes contre-vérités : les blogueurs sont presque tous des Pierre Ménard qui s'ignorent, comme ils ignorent tout le reste.

Donc, cette fois,, c'est la Morano qui fait fonction de bouc émissaire. Peu importe que, comme l'a très bien montré L'Hérétique, elle n'ait pas du tout dit ce qu'on lui reproche : eût-elle déclaré exactement l'inverse que cela n'aurait pas eu davantage d'importance. Le principal, le jouissif, c'est de pouvoir lapider en cercle et rien d'autre.

(Je précise non seulement que je n'aime pas du tout cette quintessence de la vulgarité modernante déguisée en femme qu'est Mme Morano, mais qu'en plus je ne parviens pas à comprendre pourquoi les left blogueurs ne lui érigent pas une statue en pain d'épices : elle leur ressemble tellement...)

Dans deux jours d'ici, plus personne ne sera capable de dire pourquoi il était si urgent de tomber sur le dos de cette pauvre insignifiante à coups de chaîne de vélo. Pas grave : on aura bien cogné, tous ensemble, non ? Allez, c'est ma tournée, tiens !

Il arrive régulièrement que l'on me conchie publiquement, parce que je me suis mêlé de souffleter tel ou telle. Si l'on ne me conchie pas, on me morigène, ou on tente de me prendre par la douceur – on est parfois à deux doigts de me rééduquer. Je suppose que l'intention est louable. Je vous ferai tout de même observer que, dans ces cas où la bête immonde exhibe ses chicots, elle le fait – comme on disait quand j'étais enfant – “à un contre un”. Jamais en cercle, jamais en un autre nom que le mien propre. – Je suis celui qui lapide en solitaire.


PS : j'offre un livre à qui trouve le pourquoi de l'illustration...

mercredi 16 décembre 2009

Zardiescat in pace

Ce matin, en conférence de rédaction (appelée “point”, dans l'intimité professionnelle), quelqu'un demande : « On fait un truc sur Dominique Zardi ? » Moi, ne perdant jamais une occasion d'étaler mon inculture populaire : « C'est qui, Dominique Zardi ? » Gabriel, le chef des informations, me tend une page du Parisien pliée en deux. Je découvre la photo du petit homme, et cinquante ans de cinéma français, franchouillard, moisi, me sautent au maxillaire inférieur.

500 films, jamais ne serait-ce qu'un second rôle. Toujours troisième surin. Mais tout de même : Decoin, Duvivier, Bresson, Abel Gance, Litvak, Chabrol, Godard, Melville, Mocky, plein d'autres – et même Gene Kelly, Stanley Donen et John Huston. Et bien entendu Audiard.

On parlait de lui, tout à l'heure, avec l'Irremplaçable – alors que le hasard faisait qu'on se tapait un dîner sur le pouce, façon années cinquante, marcel et cuisinière à bois : filets de hareng aux oignons crus et morceau de claquos au lait cru. Et il me semblait que rien ne devait être plus enviable qu'une carrière comme celle-là, pour peu qu'on ne soit pas dévoré par le ver du vedettariat. Entre six et huit films par an, la gamelle assurée, les voyages tous frais payés, les dîners de pochetrons avec Gabin, Ventura et tous les autres, la petite décolorée en robe vichy qui, faute d'un calibre un peu mieux coté au box-office, se contente pour une nuit de la modeste pétoire que vous tenez à sa disposition, histoire de l'éparpiller au septième ciel façon puzzle.

Et que le film cartonne ou se ramasse, rien à foutre : presque pas là, responsable de rien ! Pas de faix sur les endosses, pas de stress ! Jamais bankable, toujours engagé. Oui, vraiment, je pense qu'elle a dû être choucarde, la vie de Dominique Zardi.

En plus, entre deux tournages, voire pendant, il écrivait des livres, le gars. Des romans avec des préfaces de Chabrol, de Granier-Deferre ou de la Signoret. Tout cela parce qu'il avait appris à descendre d'une guinde ou à tirer un soufflant de sa profonde : pas mal.

Les trois Jardins de Muray

« Si être réactionnaire c'est s'horrifier de la vandalisation du judéo-christianisme, de la destruction dans absolument tous les domaines du fonds judéo-chrétien de la civilisation, alors rien ne me paraît plus pressant. Dans une sorte d'apologue, il y a deux ou trois ans, j'avais proposé de résumer l'histoire humaine à celle de trois Jardins. Il y a d'abord le Jardin d'Éden d'où l'homme et la femme sont chassés peu après le “commencement”. Puis le Jardin des supplices : l'Histoire elle-même. Et enfin le jardin du monde nouveau, le nouveau jardin édénique et virtuel dans lequel l'humanité s'engouffre avec un certain enthousiasme et que j'appelle parc d'abstractions. Ne pas voir qu'il ne s'agit que d'un parc d'abstractions est sans doute ne pas être réactionnaire. J'ai de bons yeux malheureusement. Et je m'en sers. »

Philippe Muray, décembre 2002.

mardi 15 décembre 2009

Le beauf du Plessis roule sa caisse

Avec tout ça, j'ai oublié de vous dire qu'hier, l'Irremplaçable et moi avons fait l'emplette d'une voiture neuve : ce sera la deuxième de ma vie, et probablement la dernière. Il faut dire qu'à l'heure où, résolument antisarkozyste, je m'apprête à travailler (un peu) moins pour gagner (beaucoup) moins, ce n'est peut-être pas ce que nous avons fait de plus malin. Mais comme elle est bourrée de gadgets très rigolos, on n'a pas pu résister.

lundi 14 décembre 2009

Le sida ? C'est la faute à Sarko !

Aaaah ! je m'étais pourtant promis, de ne plus en parler, de cet imbécile ! C'est à croire qu'il le fait exprès... qu'il me cherche... qu'il a besoin d'un relais (& châteaux). Enfin, bon, je tombe sue ce monumental étalage de sottise auto-satisfaite. De quoi ça parle, au juste ? D'un type hyper-moderne, bien dans sa tête, bien dans son corps, qui va faire son petit check-up mensuel. Il est habitué. Ça fait dix ou quinze ou vingt ans que ça dure, c'est devenu une seconde nature. Pendant 29 jours, je baise comme un lapin, je vous le raconte sur mon blog, je vous mets des photos pour vous dire à quel point je suis libéré et cool.

Et le trentième jour, je me pointe au centre Machin. C'est super, c'est propre, on n'attend presque pas, on peut retourner baiser presque tout de suite. En plus, ça ne coûte rien : le contribuable paie pour les lapins. Or, soudain, horreur, la dictature d'extrême-droite pointe le bout de son nez, Pinochet ricane, les heures les plus sombres dansent la gigue devant le guichet, mais que se passe-t-il ? Notre ami découvre qu'il y a VINGT personnes devant lui, imaginez-vous ! Vingt ! C'est le fascisme ! On pourrait lui faire remarquer que les files d'attente de dix-huit heures, c'est plutôt une caractéristique des régimes politiques qu'il chérit, mais ce serait mesquin : il est pressé, ce garçon, quoi, merde !

Car s'il est obligé de passer vingt minutes au lieu de huit dans ce centre médical, notre vertueux lapin, savez-vous qui est responsable de cette odieuse torture qu'on lui inflige ? Hmm ? SARKOZY, évidement ! Cet ignoble salaud qui s'est arrangé pour détourner des médecins spécialisés dans les lapins et les envoyer se soucier de connards ayant jugés bon d'attraper cette grippe à la con, là, qui nécessite des assistances respiratoires, et encore tout un tas de conneries.

Il va de soi qu'il faut absolument lapider d'urgence un président aussi immonde, qui préfère s'intéresser à une maladie contagieuse et vaguement exponentielle, qu'à un bon vieux truc qui ne l'est pas, qui suit son petit chemin pépère, qu'attrape qui veut, en somme. Et, naturellement, il va de soi que Nicolas Sarkozy en personne s'est employé, durant le week-end (pendant que les hétéros dormaient et que les autres baisaient comme des lapins : non, je rigole, c'est juste pour agacer...), à déplacer personnellement les trois médecins qui auraient permis à notre castriste en tutu de ne pas faire la queue à son dispensaire comme n'importe quel salaud de soviétique. – Vraiment, ce président, je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi.


Bon, je viens de rigoler, évidemment, c'était juste pour énerver un peu les malfaisants. Il n'empêche que, si on me poussait à être sérieux, je pourrais dire ce que je pense du sida. Non, ce que je viens de dire est absurde : c'est les cons qui me poussent à employer ces expressions toutes faites. Je ne pense rien du sida. Un être humain ordinaire ne pense rien d'une maladie. S'il est normal, il aimerait mieux qu'elle n'existe pas. Seulement, il constate qu'elle existe. S'il est normal, il n'accuse pas les pouvoirs publics de l'existence d'une maladie. Mais plus personne n'est vraiment normal de nos jours. S'il ne craint pas d'être désagréable, il peut à la rigueur faire observer qu'une maladie non contagieuse ne menace pas réellement l'humanité. Notamment à notre époque, l'attrape qui veut bien. Il fera à la rigueur observer, si jamais il se sentait momentanément une fibre tiers-mondiste, que cette maladie, répandue à une vitesse foudroyante sur toute la planète par des pédés occidentaux ivres de voyages et de baise pas chère (efficacement relayée par des hétéros de même acabit, il faut le dire), touche essentiellement des gens qui n'ont rien demandé à ces mêmes lapins, et qui eux vont assurément en mourir, sans même songer à se plaindre que, lors de leur petit contrôle dominical, il y avait VINGT personnes devant eux.

Bref, s'il était vraiment ricanant et de nature méchante, le gars-qui-cause ferait remarquer qu'il n'y a pas plus occidentalo-égoïste que ces petits crétins angéliques dont il est en train de parler. et il finirait par avouer qu'il ne s'intéresse pas plus aux malades du sida de chez nous qu'aux lépreux qu'il lui a été donné de voir, il y a déjà longtemps, en Afrique, et dont tout le monde se fout, alors qu'eux seraient parfaitement guérissables, pour trois francs six sous, ici et maintenant.

Je comprends très bien que tout le monde se foute des lépreux – moi-même je ne suis pas atteint, ni personne de ma famille. Et, pourtant, c'est quelque chose, je vous jure, un lépreux en "phase terminale" ; j'en ai eu devant moi. Mais, dans ce cas, accordez-moi de me foutre pareillement des gens atteints du sida – y en a pas dans ma famille non plus : on ne se drogue pas, et quand on s'encule, on se protège.

J'veux pas d'amis !

Enfin, si, oui, non, dans l'absolu, je n'ai rien contre les amis (mode Nicolas on – Surtout s'ils paient une bière ! – mode Nicolas off). Seulement, je ne tiens pas à l'être, ami, avec la terre entière, et notamment pas avec des gens dont je n'ai jamais entendu parler.

Or, c'est ce qui se produit régulièrement, par l'intermédiaire de Facebook, depuis que j'ai eu l'inconscience de m'inscrire à cette ânerie. De parfaits inconnus s'introduisent dans ma boîte mail et me tirent par la manche, parfois avec des clins d'œil égrillards qui me foutent les miquettes, afin que je devienne leur ami.

Quand je dis que je ne les connais pas, entendons-nous : je suis très certainement au courant de leur existence... sauf que je ne les ai jamais vus sans leur nez rouge, leurs immenses chaussures et leur perruque en paille. Autrement dit, si, oui, en effet, je connais Zorglub, tenancier du blog Ma sœur tout entière dans la culotte du zouave, comment voulez-vous que je comprenne qu'il s'agit de la même personne que cet Émile Chombier qui, tout faraud, vient me proposer une botte amicale sur Fesse-Mathieu ? Évidemment, si on a déjà des "amis" en commun, ça éclaire un peu ma lanterne. Mais je suis l'un des mieux placés pour savoir que, dans la blogosphère, on peut être ami avec un taulier et détester cordialement ses piliers de comptoir – n'est-ce pas, Nicolas ?

Donc, avis à la blogo-population : si vous voulez qu'on devienne amis, vous auriez intérêt à vous identifier clairement. Sinon, ce sera poubelle.

dimanche 13 décembre 2009

Les idées fixes d'Ophélie

Un courrier dans ma boîte mail, il y a une semaine, émanant de l'assistante de Gérard de V. ; disant en substance ceci : « Avis à tous les auteurs des diverses collections : si on ne veut pas que les petits cravatés des services de vente se transforment irrémédiablement en gremlins baveux et dentus, il faut leur fournir, ce jour, vos titres pour mars et avril. »

On ne me sollicite jamais en vain. Par conséquent, étant en charge du BM d'avril (auquel je n'avais pas encore plus songé que vous-mêmes), j'ai réfléchi quelques secondes et, par retour de e-courrier, j'ai balancé mon titre : Les Idées fixes d'Ophélie. Parce que c'est ce qui m'a traversé la tête et qu'un titre en vaut un autre.

Ce soir, à l'apéro, je dis à l'Irremplaçable : « Bon, c'est pas le tout, mais il faudrait tout de même que je raccroche un roman à ce putain de titre... »

Eh bien, en moins de deux pastis, on a raccroché, figurez-vous. Une histoire de petits hommes malingres, insignifiants (identification du lecteur...), qui deviennent des espèces de sex-toys pour des sortes de géantes walkyries – soit une radicale inversion des codes sexuels, on ne recule devant aucune audace. Ces dames taillées comme des sopranos wagnériennes (mais pas comme des nageuses est-allemandes : il faut tout de même que le lecteur bande) seront réunies en une sorte de club informel, elles se nommeront elles-mêmes les Xénaïdes, par référence à la série télévisée gouinement culte, Xena la guerrière. De fait, elles seront assez fortement lesbiennes, leurs petits hommes ne leur servant que de divertissement, de palliatifs, de gods vivants, de gods zillas, etc.

On pourrait imaginer un premier chapitre comme une sorte de “Dîner de cons” : une fois par mois, nos Xénaïdes (grandes bourgeoises très riches et mariées à des "battants", des "gagneurs" absolus, d'où leur fantasme inversé) se réuniraient, chacune devant amener le type le plus petit, le plus maigrichon, le plus insignifiant possible. Bien entendu, ce type de dîner dégénèrerait rapidement en partouze, entre "géantes" baudelairiennes et leurs insignifiants amants. Lesquels, pour la plupart, connaîtraient le plus beau soir de leur vie, puisque, d'ordinaire, parfaitement transparents aux yeux des femmes, vu leur peu d'attrait physique, leur côté anti-gorille (possibilité, là, de quelques remarques albert-coheniennes, sur l'attirance invincible des femmes pour les babouins). Il suffirait que le gagnant de ce "dîner de con" se retrouve incapable de jouer le jeu (parce qu'il se sait vraiment insignifiant : la vie le lui a appris) face à ces terrifiantes walkyries, pour qu'il se fasse massacrer – et déclenche ainsi l'enquête.


(Bon, au départ, je voulais faire un petit billet amusant et léger. Finalement, j'ai noté tout ce qui précède pour être certain de m'en souvenir : ce n'est plus un blog, juste un blog-note.)

Tu reviendras à Houellebecq

Michel avala les deux dernières tranches de saucisson, se resservit un verre de vin. Ses mains tremblaient énormément. Bruno poursuivit :
« Il est difficile d'imaginer plus con, plus agressif, plus insupportable et plus haineux qu'un pré-adolescent, spécialement lorsqu'il est réuni avec d'autres garçons de son âge. Le pré-adolescent est un monstre doublé d'un imbécile, son conformisme est presque incroyable : le pré-adolescent semble la cristallisation subite, maléfique (et imprévisible si l'on considère l'enfant) de ce qu'il y a de pire en l'homme. Comment, dès lors, douter que la sexualité soit une force absolument mauvaise ? Et comment les gens supportent-ils de vivre sous le même toit qu'un pré-adolescent ? Ma thèse est qu'ils y parviennent uniquement parce que leur vie est absolument vide ; pourtant ma vie est vide aussi, et je n'y suis pas parvenu. De toute façon tout le monde ment, et tout le monde ment de manière grotesque. On est divorcés, mais on reste bons amis. On reçoit son fils un week-end sur deux ; c'est de la saloperie. C'est une entière et complète saloperie. En réalité jamais les hommes ne se sont intéressés à leurs enfants, jamais ils n'ont éprouvé d'amour pour eux, et plus généralement les hommes sont incapables d'éprouver de l'amour, c'est un sentiment qui leur est totalement étranger. Ce qu'ils connaissent c'est le désir, le désir sexuel à l'état brut et la compétition entre mâles ; et puis, beaucoup plus tard, dans le cadre du mariage, ils pouvaient autrefois en arriver à éprouver une certaine reconnaissance pour leur compagne – quand elle leur avait donné des enfants, qu'elle tenait bien leur ménage, qu'elle se montrait bonne cuisinière et bonne amante ; ils éprouvaient alors du plaisir à coucher dans le même lit. Ce n'était peut-être pas ce que les femmes désiraient, il y avait peut-être un malentendu, mais c'était un sentiment qui pouvait être très fort – et même s'ils éprouvaient une excitation d'ailleurs décroissante à se taper un petit cul de temps à autre ils ne pouvaient littéralement plus vivre sans leur femme, quand par malheur elle disparaissait ils se mettaient à boire et décédaient rapidement, en général en quelques mois. Les enfants, quant à eux, étaient la transmission d'un état, de règles et d'un patrimoine. C'était bien entendu le cas dans les couches féodales, mais aussi chez les commerçants, les paysans, les artisans, dans toutes les classes de la société en fait. Aujourd'hui, tout cela n'existe plus : je suis salarié, je suis locataire, je n'ai rien à transmettre à mon fils. Je n'ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu'il pourra faire plus tard ; les règles que j'ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l'idéologie du changement continuel c'est accepter que la vie d'un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n'aient plus aucune importance à ses yeux. C'est ainsi que nous vivons, et avoir un enfant, aujourd'hui, n'a plus aucun sens pour un homme. Le cas des femmes est différent, car elles continuent à éprouver le besoin d'avoir un être à aimer – ce qui n'est pas, ce qui n'a jamais été le cas des hommes. Il est faux de prétendre que les hommes ont eux aussi besoin de pouponner, de jouer avec leurs enfants, de leur faire des câlins. On a beau le répéter depuis des années, ça reste faux. Une fois qu'on a divorcé, que le cadre familial a été brisé, les relations avec ses enfants perdent tout sens. L'enfant c'est le piège qui s'est refermé, c'est l'ennemi qu'on va devoir continuer à entretenir, et qui va vous survivre. »

Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Flammarion, p. 208 à 210.

samedi 12 décembre 2009

Comment en est-on arrivé là ?

C'est la question que, pour Philippe Muray, tout romancier se pose. Doit se poser s'il veut avoir une chance de devenir romancier. Bien entendu, il ne s'agit pas, comme semblent le croire nos écrivaillons à perruque poudrée, de se demander : Par quel miracle sommes-nous devenus si beaux dans le miroir magique ?, mais bien plutôt : Comment sommes-nous arrivés à ce stade d'hébétude niaise et de cruauté satisfaite ?

Si Muray a raison dans sa définition, alors (et n'en déplaise à Ygor Yanka) Michel Houellebecq est le romancier essentiel de ce début de siècle, en tout cas jusqu'à La Possibilité d'une île exclusivement. À propos de ce dernier roman (en date), Alain Finkielkraut a déclaré être un “déçu du houellebecquisme” – je le suis aussi. Je ne désespère pas d'une reprise en main, si je puis dire, d'un déségarement houellbecquien, d'un retour à ce qu'il est seul capable de faire pour l'instant. (Peut-être qu'à l'heure où je babille, un jeune homme ou une jeune femme est occupé à dresser le portrait cruel et radical de cette époque, qui mettra à nu ses répugnances, nous la fera voir comme on montre un écorché aux amoureux de l'homme.)

En attendant, Houellebecq est celui qui, tout seul, tout seul pour l'instant, a liquidé les miasmes de 68, dissipé les brumes des années 70, dévoilé ce que pouvaient avoir de proprement démoniaque ces décennies souriantes que j'ai bien connues, et surtout bien subies. Lui le premier a mis à nu cet égoïsme carnivore et bénisseur qui est devenu notre règle de vie, offert aux regards la chair nue et les souffrances dont aucune époque n'avait eu le moindre aperçu avant nous – il a dépiauté le bisounours.

Bien entendu, le bisounours a survécu. Il s'apprête même à dominer le monde. En ce sens, on pourrait donc penser que les écrivains ne servent à rien. Il est vrai qu'il ne servent pas à grand-chose ; ils n'ont, pour les plus hauts d'entre eux, qu'un pouvoir de dévoilement – encore : seulement pour ceux qui acceptent de voir ; et il y faut du temps et de l'application.

Les penseurs non plus ne servent à rien. Par exemple, ce que dit René Girard depuis quarante ans, à propos de l'aliénation du désir, n'a pas empêché les ravages de ce même désir de se poursuivre et de s'amplifier jusqu'à des proportions monstrueuses – ainsi qu'il l'avait prévu et le dit encore. Il n'empêche que ce que l'un a appelé la “propagation du désir mimétique”, l'autre, dans son premier roman, en a fait l'Extension du domaine de la lutte – et qu'ils disent, chacun en son moyen, en son regard, exactement la même chose. Il reste que l'œuvre de l'académicien recoupe parfaitement Les Particules élémentaires du masturbateur sacrificiel. Je doute que ce soit un hasard.

D'autant que les deux “mordent” très peu sur le lectorat féminin, il me semble. Ce qui est à porter à leur crédit.

Lourd comme un cheval mort...

Sur un blog où je ne vais quasiment jamais – mais où j'ai bien fait de traîner mes valises (oculaires) ce matin –, je tombe, à propos des ennuis de santé de M. Smet, sur cette superbe envolée :

Johnny, toi qui nous a tant donné, ressaisis toi car c'est la bataille du bien contre le mal.

Au saut du lit ou presque, un samedi de vent d'est, c'est tout de même du brutal.

vendredi 11 décembre 2009

L'Occident meurt en bermuda

« De toutes les entreprises de dévastation de notre temps, le tourisme est la plus encensée. Tandis que sa conquête se poursuit à marche forcée, l'industrie touristique et ses innombrables prédateurs appointés (tours-opérateurs, hôteliers de loisirs, directeurs et rédacteurs de guides, etc.) ont inventé de se protéger de toute critique en montant en épingle ce mouton noir, ce monstre, cet ogre hideux et providentiel qu'on appelle le tourisme sexuel. Et plus celui-ci sera chargé de péchés, plus le tourisme “normal” apparaîtra innocent. Il passera même pour l'incarnation de la conscience éthique. En d'autres termes, le tourisme sexuel est un salaud utile : il sert à blanchir le cauchemar du tourisme normal et à légitimer ses vastes exactions. Les petits ou grands tartuffes du “voyage respectueux de l'autre” ou du “tourisme responsable” ont besoin de ce suppôt de Satan modernisé pour retourner leurs destructions en exploits humanitaires. Comme le déclarait il n'y a pas si longtemps un orfèvre en la matière, le directeur des Guides du Routard, “la seule chose qui se vend bien c'est la morale, et il faut aller très loin là-dedans”.

« Le nouveau roman de Houellebecq, Plateforme, dont l'intrigue se développe précisément dans le milieu de l'industrie du loisir, va très loin de l'autre côté. (...) S'il y a bien un scandale dans ce roman, celui-ci consiste à faire avouer au tourisme, transformation brutale du globe terrestre en marchandise, l'obscur secret que ses entrepreneurs camouflent sous les balivernes d'une vertu d'emprunt : toute forme de tourisme est sexuelle et tous les corps exotiques sont des marchandises parce que le tourisme est par définition occidental et que l'Occident contemporain agonise dans un épuisement libidinal absolu. Les Occidentaux, comme dit le narrateur du livre, n'arrivent plus à coucher ensemble. Leurs femmes seraient même incapables d'être des prostituées thaïes. Elles ne leur arrivent pas à la cheville. L'Occidental, explique-t-il encore, a de l'argent mais plus aucune satisfaction sexuelle. Dans d'autres pays, en revanche, vivent des milliards d'individus qui n'ont à vendre “que leur corps et leur sexualité intacte”. (...)

« Dans ces conditions, l'appel au “tourisme respectueux” et aux “voyages éthiques”, ainsi que la guerre contre le tourisme sexuel, ne sont même pas les marques d'un néo-puritanisme : ce sont des volontés délibérées de mettre en place une fausse conscience destinée à promouvoir l'identification de l'industrie touristique avec les plus hautes exigences de la morale afin de cacher que cette industrie est par définition coupable. Cette fausse conscience a une autre fonction, solidaire de la première. Elle permet de masquer ce que le roman de Houellebecq dévoile : l'agonie de l'homme européen. Le symptôme le plus sûr de cette agonie réside dans une de ses activités les plus encouragées : le voyage. L'homme européen souhaite voyager. On a réussi à le persuader qu'il veut voyager. Il n'a d'ailleurs pas le choix : en Occident, comme le dit le héros de Houellebecq, il fait froid, la prostitution est de mauvaise qualité, il est devenu impossible d'y fumer en public et d'y acheter des médicaments ou des drogues. Pour de multiples raisons la vie a fui l'Occident. Et le processus est irréversible : on ne change pas un continent qui perd, on ne peut qu'essayer de le quitter. »

Philippe Muray, Exorcismes spirituels III, Les Belles Lettres, p. 72 - 73.

(Le titre de ce billet est celui de la chronique de Muray d'où j'ai tiré ces extraits.)