mercredi 29 novembre 2017

Si je n'étais pas anglais…


C'est un court dialogue que l'on trouve quelque part chez Jules Verne, qui m'a beaucoup frappé quand je l'ai lu, il doit y avoir un peu plus de cinquante ans ; il met en scène un Français et un Anglais. Le premier, pour faire l'aimable, dit : « Si je n'étais pas français, je voudrais être anglais ! » Et l'autre, imperturbable comme tout sujet britannique doit l'être dans un roman de Verne, lui répond : « Moi, si je n'étais pas anglais, je voudrais être anglais. »

Quand je dis que cet échange se rencontre quelque part chez Jules Verne, c'est que je ne parviens pas à me souvenir avec certitude de quel Anglais il s'agit – bien que je sois sûr que c'est lui le personnage principal du roman où l'on trouve ce dialogue. Je balance entre Phileas Fogg et le capitaine Hatteras. En réalité, je penche assez fortement du côté Hatteras, mais sans parvenir à une certitude qui serait pourtant bien rassurante : je ne saurais dire pourquoi, mais je vois finalement assez mal Phileas Fogg avoir ce type d'échange avec Passepartout ; ça ne cadre pas avec l'image que j'ai d'eux, mais il est vrai que cette image est bien floue, n'ayant pas lu Le Tour du monde en 80 jours depuis environ un demi-siècle. Car je dois vous avouer une chose : Jules Verne m'emmerde profondément.

lundi 27 novembre 2017

… et il s'est éteint absolument comme une lumière où il n'y a plus rien.

Si Roger Stéphane n'avait fait que cela dans toute son existence, il faudrait tout de même lui rendre grâce. Son portrait de Marcel Proust date de 1961, il dure environ 55 minutes. On y voit et entend, vivants, des gens qui, depuis, sont à leur tout entrés dans la grande bibliothèque silencieuse de l'histoire : François Mauriac, Jacques de Lacretelle, Jean Cocteau (qui raconte visiblement n'importe quoi, comme s'il inventait à mesure ; et notamment la fameuse histoire des nouilles froides, qui fera bondir d'indignation Céleste Albaret, dans ses propres mémoires), Paul Morand et Madame, la princesse Soutzo, Emmanuel Berl, Daniel Halévy (le camarade du lycée Condorcet qui, à près de 90 ans, en paraît 20 de moins et qui devait mourir quelques mois après l'enregistrement). Et puis, bien sûr, Céleste. J'ai beau chercher, je ne parviens pas à trouver quelque chose dont je pourrais dire qu'elle me donne une impression de tristesse aussi poignante, aussi irrémédiable que le récit des dernières heures de Marcel Proust par Céleste Albaret.

Prenez une heure de votre temps, aujourd'hui ou plus tard, que vous soyez ou non un familier de l'écrivain et de son œuvre, pour regarder ce document qui fait honneur à ceux qui l'ont conçu et mené à bien.

(Rajout du 29 novembre : un commentateur avisé vient de me signaler que ma version de cette émission était non seulement “pourrie” mais incomplète. Je l'ai donc aussitôt remplacée par celle que l'on peut voir désormais, proposée par ses soins.)

dimanche 26 novembre 2017

Nos dimanches Dávila, 14


– Persuadés d'avoir rendez-vous avec une idée dans un palais, nous nous réveillons le plus souvent avec un lieu commun dans un lupanar.

– Mettre en rage l'homme typiquement moderne est le signe irréfutable qu'on a visé juste.

– Notre société tient à avoir des dirigeants élus pour que le hasard de la naissance ou le caprice du monarque ne viennent pas tout à coup livrer le pouvoir à un homme intelligent.

– L'amour de la pauvreté est chrétien, mais l'adulation du pauvre est une pure et simple technique de recrutement électoral.

– “Avoir le courage de s'accepter” est l'une des nombreuses formules modernes qui tâchent à occulter la bassesse de l'homme en appelant difficile ce qui est facile. L'esprit moderne affirme que rien ne demande plus d'efforts à l'homme que de céder à son animalité.

– De nos jours, les cohortes disciplinées des “rebelles” défilent au milieu des ovations frénétiques de la foule et sous la protection des autorités civiles et ecclésiastiques, tandis que les “conformistes”, persécutés, s'enfuient pour aller conspirer en des lieux solitaires.

– Les opinions révolutionnaires ouvrent la seule carrière, dans la société actuelle, qui assure une position sociale respectable, lucrative et paisible.

– Cela fait deux siècles que le peuple a sur le dos non seulement ceux qui l'exploitent, mais aussi ses libérateurs. Son dos s'est courbé sous ce double poids.

– N'ayant pas obtenu que les hommes pratiquent ce qu'elle enseigne, l'Église actuelle a décidé d'enseigner ce qu'ils pratiquent.

– Les gens de gauche ne sont pas les représentants des pauvres, mais les délégués des idées pauvres.

– Dans des sociétés où tous se croient égaux, l'inévitable supériorité de quelques-uns fait que les autres se sentent des ratés. Inversement, dans des sociétés où l'inégalité est la norme, chacun s'installe dans sa différence, sans ressentir le besoin, ni concevoir la possibilité, de se comparer aux autres. Seule une structure hiérarchique a des égards envers les médiocres et les humbles.

– Mes frères ? Oui. – Mes égaux ? Non. Parce qu'on a des petits frères et des grands frères.

vendredi 24 novembre 2017

Rémi Usseil et son grand jeu de miroirs temporels

De même qu'un triptyque ne saurait se contenter de deux panneaux, ni un trépied d'une paire de jambes, il était bien normal qu'après Berthe au grand pied puis Les Enfances de Charlemagne, Rémi Usseil nous offrît le troisième volet d'une œuvre que l'on pressentait dès l'origine trilogale. Avec Rolandin, nous ne sortons pas de la famille carolingienne. Le point de départ est aussi simple qu'éternel : Gisèle, la sœur de Charlemagne, et l'avantageux Milon, duc d'Anjou, sont amoureux l'un de l'autre, mais le roi de France s'oppose à leurs épousailles : on se croirait dans un livret d'opéra romantique (George Bernard Shaw, je crois que c'est lui, disait : « Un opéra, c'est un ténor et une soprano qui veulent coucher ensemble, et un baryton qui les en empêche. »). Sauf que, ici, malgré tous ses prestige et autorité, le baryton se fait flouer : Gisèle et Milon jouent malgré lui – et un peu malgré eux – à la bête à deux dos, puis sont contraints de fuir vers l'Italie pour échapper à la colère du futur empereur. C'est aux abords de la ville de Sutre, emprès Viterbe, que Gisèle met au monde le fruit de ses amours pécheresses avec Milon : Roland, le futur héros de Roncevaux, très vite sobriqué Rolandin. Ce sont les premières années du chevalier en devenir que nous conte Rémi Usseil.

Mais est-ce bien lui que nous lisons ? Lui appartient-elle vraiment, cette langue admirable, qui semble couler librement, s'engendrer elle-même sans effort, comme les plus grands pianistes parviennent à s'effacer totalement derrière le compositeur auquel ils prêtent leurs doigts et leur esprit ? Cette langue est le résultat d'une alchimie difficile à expliquer. C'est celle que s'est forgée Rémi Usseil, comme il le prouve dans son préambule  – remarquable de tranquille érudition, et d'une modestie si naturelle que le lecteur aurait presque l'impression de savoir de longue date ce qu'il est tout juste en train d'apprendre –, mais éclairée de l'intérieur, enrichie, fécondée par ce parler d'oc oïl [comment ai-je pu commettre une bévue aussi consternante ?] qu'Usseil maîtrise mieux que moi le français inclusif. En un mot : est-ce bien lui qui écrit ce livre que nous lisons ? Il faut répondre : non. D'abord parce qu'il nous prévient d'emblée qu'il ne fait que transcrire le rouleau qu'un docte moine avait écrit en latin, après avoir, passant par Sutre, recueilli les témoignages de ses habitants quant aux hauts faits de l'enfançon Roland. Et ce “il” ne peut encore être Rémi Usseil. Alors qui est-il ? Aucune indication précise ne nous est donnée à son sujet. Est-il un clerc ? Un trouvère ? On l'imagine homme d'un Moyen Âge plus récent que ce qu'il nous conte ; du XIIIe siècle, peut-être ? Ou un peu plus vieux que cela : il n'est pas impossible qu'on l'ait vu passer à la cour d'Aliénor, en Aquitaine… Toujours est-il que je tiens ce narrateur pour la principale création d'Usseil dans cet ouvrage, celle qui lui donne son relief, sa force, son originalité, même par rapport aux deux précédents, où sa présence me semblait moins affirmée, moins libre, moins naturelle, moins vivante. Du coup, voilà : en ouvrant Rolandin, on croit avoir affaire à un livre, et on se retrouve plongé dans un kaléidoscope, un jeu de miroirs temporels dont Usseil, en démiurge, a seul la maîtrise des facettes ; et c'est la multitude de ces reflets qui nous donne cette impression d'une histoire intensément vraie, qui nous permet d'accepter le merveilleux comme s'il allait de soi, qui nous fait redevenir, fugitivement, pâlement, l'un de ces hommes qui croyaient assez fort au Ciel pour bâtir Notre-Dame de Chartres ou partir délivrer le tombeau du Christ.

Est-ce à dire que Rémi Usseil disparaît totalement de son œuvre ? Qu'il s'est dissout entièrement dans ce narrateur à qui il a confié la plume ? Non, il réapparaît, de çà, de là, fort discrètement, tels ces peintres qui se représentaient dans un coin bas de leurs tableaux, simple silhouette au milieu d'un groupe. Il le fait d'une touche si légère que le lecteur pourra fort bien ne pas tenir compte de ces petites lumières qu'il fait clignoter par endroits et qui, elles, arrivent tout droit de notre siècle : c'est sa suprême élégance. Mais comment ne songerait-il pas à lui-même, au moins un peu, lorsque, à la toute fin de sa chanson, il fait ainsi s'exclamer son narrateur : « On doit louer ceux qui s'appliquent à garder en leur remembrance  les hauts faits des prudhommes du passé ! » Puis, parlant de ceux qui méprisent toutes ces “vieilleries”, de Roland, d'Olivier et des autres, il ajoute : « Ceux-là n'ont point mon estime. Ils ont le cœur si pourri et si dégénéré que le récit de nobles exploits du passé ne saurait les émouvoir, de sorte que, n'ayant point de beaux exemples à méditer, ils n'entreprennent jamais rien de grand. Lorsqu'ils meurent, sans avoir rien fait qui vaille la  peine qu'on en parle, ils sont aussitôt oubliés de tous. Mais de Charlemagne et de Roland on se souviendra, tant qu'il y aura de nobles cœurs et de grandes âmes. » Ne peut-on voir là quelque chose comme une leçon donnée aux hommes du XIIIe siècle par l'un de leurs contemporains ? Leçon qui aurait déjà traversé les temps et deviendrait avertissement pour nous, gens du XXIe ?

Je ne vous dirai rien des péripéties qui vous attendent dans Rolandin ; seulement qu'il y est question d'amour, de fidélité, d'honneur, de respect, de lignage, de bravoure, de récompense et de pardon, entre autres choses. Aucun de ces mots, bien sûr, ne figure dans le “glossaire des termes désuets” que Rémi Usseil a établi en fin de volume. Mais il n'est pas impossible que, si on venait à rééditer Rolandin d'ici quelques lustres, il faudrait songer à les y introduire. En attendant ces temps barbares, piquons droit sur l'Italie de Roland !

mardi 21 novembre 2017

L'invention d'un mythe : Al-Andalus


Qui est Serafín Fanjul ? Un historien arabisant et islamologue espagnol, qui semble faire autorité dans son domaine : je vous laisse aller consulter sa courte fiche sur le Wikipédia français. Ce qui nous importe, c'est que vient de paraître en français, réunis en un seul gros volume, les deux livres qu'il a consacrés à ce mythe en grande partie inventé à l'époque romantique, celui d'une Espagne arabisée qui aurait été, avant la lettre, un vrai petit paradis de vivre-ensemble, un parangon de tolérance religieuse, un précipité de bénévolence ; autant d'images d'Épinal que l'on peut encore se faire servir, presque quotidiennement, de nos jours, et avec d'autant plus de force qu'il importe davantage de persuader aux populations autochtones de l'Europe occidentale que des injections toujours augmentées d'islam leur seraient profitables et douces.

Fanjul n'a pas écrit un pamphlet, ni un manifeste, encore moins un tract : toutes choses qui seraient à peu près sans intérêt. Se servant d'une érudition vertigineuse, appuyé sur des sources encyclopédiques, imprégné par une longue et intime connaissance du monde musulman et de la culture arabe, il démonte un par un les arguments – qui confinent assez souvent au délire pur – des historiens et écrivains arabophiles, principalement espagnols (car le politiquement correct fait tout autant rage outre-Pyrénées qu'ici) mais pas seulement. Étudiant aussi bien la toponymie que la musique “folklorique”, l'architecture populaire que les us culinaires, les techniques de céramique que le vêtement, et d'autres champs encore, il met en évidence le peu de traces qu'a laissées l'invasion maure dans le substrat ibérique, goth et romain. Un chapitre entier est consacré au flamenco, dont Fanjul montre qu'il n'a jamais rien eu à voir avec la musique dite “arabo-andalouse”, ne serait-ce que chronologiquement puisqu'il est né plusieurs siècles après que les derniers conquérants eurent repassé le détroit de Gibraltar. Il met surtout en pièces cette fiction bisounoursonne d'une domination toute paternelle, qui n'aurait été que bienveillance envers les chrétiens et les juifs, et cela sans occulter les violences de la Reconquista. Si l'on suit Fanjul sur son terrain, la situation de l'Espagne musulmane faisait nettement moins penser à on ne sait quelle Arcadie qu'à l'apartheid sud-africain.

Dans la brève introduction rédigée pour cette édition francophone, Fanjul note que ses adversaires, ne voulant pas se risquer, ou ne le pouvant pas, à le contrer sur le fond, sur la masse de ses sources et références, sur les enseignements qu'il en tire, a choisi les attaques ad hominem, se contentant de lui coller sur le front toutes ces étiquettes, déjà bien délavées et supposées flétrissantes, qui se terminent généralement en “phobe”. Ce qui n'étonnera personne, de ce côté-ci de la Bidassoa.

dimanche 19 novembre 2017

Nos dimanches Dávila, 13


– Le  monde moderne n'est pas une calamité définitive. Il y a des dépôts d'armes clandestins.

– Une discipline est scientifique quand elle n'exige pas que celui qui l'exerce soit intelligent. La science est ce que seul un homme intelligent invente, mais que n'importe quel imbécile pratique.

– L'envieux aime à se moquer des riches en demandant à quoi leur sert leur argent : il oublie, ce faisant, qu'il leur sert à provoquer l'envie des envieux.

– Nous ne devons pas écrire comme nous parlons, mais comme nous devrions parler.

– Une nation civilisée ne doit admettre d'être gouvernée que par des sceptiques.

– Les artistes modernes ont tellement l'ambition de se distinguer les uns des autres que cette même ambition les regroupe en une seule espèce.

– Il n'y a pas d'absurdité en laquelle l'homme moderne ne soit capable de croire, pourvu qu'il évite ainsi de croire en Jésus-Christ.

– La grande ambition de l'artiste actuel, c'est que la société le couvre d'opprobre et la presse d'éloges.

– La Révolution française paraît admirable à celui qui la connaît mal, terrible à celui qui la connaît mieux, grotesque à celui qui la connaît bien.

– La récente apparition d'une littérature de professeurs nous a réconciliés avec la littérature des journalistes.

– L'égalitarisme n'est pas respect des droits de ceux qui viennent derrière nous, mais allergie aux droits de ceux qui sont devant nous.

– Un grand écrivain n'est pas celui qui nous paraît grand, mais celui qui nous paraît être, pendant que nous le lisons, le seul grand.

jeudi 16 novembre 2017

Cathédrales en Bern


Un très bel et très roide article de Jérôme “Georges” Vallet.

mardi 14 novembre 2017

Exécution d'un garçon coiffeur par un chauve triomphant

Ygor Y. en villégiature perchée au Plessis-Hébert

Je viens de retomber, à la suite de déambulations qu'il serait vain de reconstituer, sur un magistral texte que, en 2012, ses yeux enfin dessillés, l'ami Ygor Yanka consacrait à Juan Asensio, dont je vous entretenais naguère. Il est certes assez long, mais mérite d'être savouré dans son entier. Si l'on n'en a pas encore assez, on lira aussi avec jubilation et profit le texte que, de son côté, l'excellent Pierre Cormary consacrait au même as de la brillantine, et que Yanka donne en lien dans son propre billet ; lequel se trouve ici.

Si l'on n'en a pas encore assez (bis), je ne peux qu'encourager à se plonger dans la masse des commentaires, et notamment, bien entendu, ceux du shampooineur himself.

dimanche 12 novembre 2017

Nos dimanches Dávila, 12


– Le pauvre n'envie pas chez le riche les possibilités de nobles comportements que la richesse lui procure, mais les abjections qu'elle lui permet.

– Ne médisons pas du nationalisme. Sans la virulence nationaliste il y a beau temps que l'Europe et le monde seraient soumis à un empire technique, rationnel, uniforme. Faisons crédit au nationalisme d'au moins deux siècles de spontanéité spirituelle, de libre expression de l'âme nationale, de riche diversité historique. Le nationalisme aura été le dernier spasme de l'individu avant la mort grisâtre qui l'attend.

– Si stupide que soit un catéchisme, il l'est toujours moins qu'une profession de foi personnelle.

– Les grands écrivains, depuis le romantisme, sont des prisonniers qui secouent frénétiquement les barreaux de la geôle qu'est devenu le monde sans Dieu.

– Vivre avec lucidité une vie calme, simple, discrète, au milieu de livres intelligents, en aimant quelques êtres choisis.

– La phrase doit avoir la dureté de la pierre et le frémissement de la feuille.

– Un peu de patience dans nos relations avec les sots nous évite de sacrifier notre bonne éducation à nos convictions.

– En un siècle où les médias publicitaires divulguent un nombre infini de sottises, l'homme cultivé ne se définit pas par ce qu'il sait, mais par ce qu'il ignore.

– Les aristocraties sont les enfantements normaux de l'histoire, les démocraties en sont les avortements.

– Il ne suffit plus que le citoyen se résigne, l'État moderne exige qu'il soit complice.

– Rien ne donne plus d'aisance au révolutionnaire pour ordonner d'innombrables exécutions que de se savoir opposé à la peine de mort.

– L'indifférence à l'art se trahit par la solennité pompeuse des hommages qu'on aime à lui rendre. Le véritable amour se tait ou sourit.

mercredi 8 novembre 2017

Quand Juan Asensio lève la patte arrière

Je ne découvre qu'aujourd'hui, et par le plus parfait des hasards, le billet que Juan Asensio a bien voulu consacrer à En territoire ennemi, le 18 septembre dernier. En avisant le titre (En territoire ennemi de Didier Goux, Dupont Lajoie de la critique (dite) littéraire), je jubilais d'avance, à la pensée du flot d'ordures et d'imprécations mousseuses qui devait m'attendre ; l'homme est si prévisible, ses bavures (au sens premier) si impeccablement programmées, qu'il ne pouvait en aller autrement. J'étais encore, pour mon plus grand bonheur, très en dessous de la réalité. Ensuite, j'ai nettement eu l'impression, depuis le temps que je n'avais pas essayé de m'enfoncer dans le marécage de sa prose asilaire, que le cas de Juan s'était considérablement aggravé, qu'il faisait désormais du Ansensio au carré. Rien que les proportions de ce palud : sur 33 000 signes au total (ce qui est déjà une preuve patente de dérangement mental, il me semble), il ne commence à être question de moi qu'au bout de 21 000, lesquels forment un magma préambulatoire dont je serais en peine de dire ce qu'il entend signifier. Enfin, on en arrive à mon pauvre bouquin (après un détour par ma personne, évidemment coupable (en vrac) de racisme crématorifère, de front-nationalité endémique, d'ivrognerie perpétuelle, de camusisme aigu, plus deux ou trois autres tares de moindre importance). Là, le tombereau de détritus s'épand comme prévu ; mais d'une manière si outrée, si écumante, avec une sorte d'hystérie de femelle en manque, qu'elle provoque rapidement le rire le plus franc, ce qui n'était probablement pas son but premier. À mesure que la logorrhée se déverse et que le dégorgeoir s'emplit, on a l'impression de voir un dément en crise, martelant des poings et des orteils les parois capitonnées de sa cellule de confinement. On repense irrésistiblement à ce que Léon Daudet disait de la prose de Jean Lorrain : « Le clapotement d'un égout servant de déversoir à un hôpital. »

(Au passage, Asensio me reproche par trois fois de tenir un journal interminable : il me semblait, moi, que c'était justement le propre d'un journal, de ne jamais se terminer, sinon avec la vie de celui qui le tient.)

Mon idée première était, après ce prologue si peu asensoïdal dans sa concision, de composer un petit florilège des éructations les plus drolatiques du forcené. Je me suis donc astreint à relire entièrement ce long pensum boursouflé de graisse jaune pour y trouver mes perles. Or, de perles point. Il n'y a même pas ça : juste un flot épais qui s'écoule entre deux rives désertes. Rien à y repêcher, même dans le genre grand-guignol. Pour les téméraires qui aimeraient se faire une idée, c'est ici que ça fermente.

Où ça devient vertigineux, c'est lorsqu'on s'aperçoit que, ayant compris dès les premières pages qu'il avait entre les mains un livre situé bien au-dessous du nul, Asensio s'est tout de même astreint à le lire jusqu'à la dernière, texte après texte, qui plus est en prenant des notes. Il ferait presque peur, ce grand garçon-là. 

Les étonnements de Guillaume Francœur


C'est un nom qui évoquait à peine. Longtemps j'ai su qu'avait vécu un homme du nom d'André Fraigneau, mais rien de plus : j'eusse été incapable de citer le titre de l'un de ses romans, je n'aurais même pas osé affirmer qu'il en avait écrit. J'ai déjà oublié par quel biais, il y a quelques semaines, deux pas plus, il a repassé dans le bon sens la ligne de démarcation entre indifférence et intérêt. Aussitôt, comme il m'arrive de plus en plus fréquemment avec les écrivains morts que je n'ai jamais lus, il m'est apparu qu'il me fallait réparer cela de toute urgence ; que c'était comme un devoir qui m'incombait ; que, sans moi, sans une lecture même rapide, nonchalante, interrompue, une âme allait continuer d'errer dans ces limbes particulières que l'on appelle généralement des bibliothèques. J'ai donc acheté Les Étonnements de Guillaume Francœur, livre qui regroupe trois romans assez courts formant trilogie. J'ai tout de suite lu le premier, L'Irrésistible, et j'ai su que je venais de rencontrer un superbe écrivain, à la langue à la fois drue et sinueuse, dont les phrases paraissent nimbées de cette lumière particulière à l'adolescence, où se mêlent intimement une avidité joyeuse d'être au monde et un sérieux millénaire. On sent bien que ce Guillaume-là doit tout à son créateur, en est le double écrit, et que nous lisons ce qu'on appelle un roman d'initiation, moins sucré que Le Grand Meaulnes et moins ennuyeux que les interminables Deux Étendards de Rebatet. Pour explorer d'autres facettes, j'ai voulu lire aussi les articles et portraits que ce chroniqueur infatigable – et qui, comme on dit, “connaissait tout le monde” – a donné aux journaux et aux revues durant l'essentiel de sa vie ; lecture savoureuse là encore, regard particulier, éclairage tout personnel, langue d'écrivain.

Mais alors, pourquoi fréquente-t-on si peu André Fraigneau, malgré la tentative de résurrection que lui ont offerte, dans les premières années de l'après-guerre, ces croisés littéraires qui se nommaient Déon, Nimier ou encore Jacques Laurent ? Eh bien, parce qu'il y avait eu la guerre, précisément ; et que, en 1941, André Fraigneau a eu l'inopportune idée d'accepter l'invitation à La Croisière s'amuse du Dr Goebbels. Tête peu politisée, pas idéologue pour un sou, Fraigneau semble avoir accepté ce voyage en Allemagne pour des raisons similaires à celles de Marcel Jouhandeau, qui en était aussi : tous ces jeunes Teutons, dans leurs superbes uniformes noirs, lui étaient d'un irrésistible attrait. Il s'en est suivi, comme bien l'on pense, de drastiques mesures d'isolement, prises par le comité d'épuration des lettres, fermement tenu par les communistes avec l'épaulement de quelques supplétifs catholiques zélés, ces petits censeurs à la croix de bois.  Sans doute que, s'il avait été plus roublard, plus doué pour les relations publiques, Fraigneau aurait pu, après quelques années purgatives, s'offrir une seconde carrière, à la Morand ou à la Chardonne. Mais cela aurait été trop demander à cet élégant qui pratiquait volontiers l'art du retrait, semble-t-il : après s'être beaucoup et superbement étonné, Guillaume Francœur devait être un peu las. Il attendait son heure ; il m'attendait, moi à la suite de quelques autres, plus anciens, fidèles, fervents.

mardi 7 novembre 2017

La vie chez les Goux, c'est le pied


En revanche, le bien-être du jeune chien peut engendrer à la longue une certaine ankylose chez le vieil humain ; d'où le peu d'élégance des poses qu'il se voit contraint de prendre, après une heure de perte de contrôle de son pied droit.

lundi 6 novembre 2017

Apollinaire en mai


L'élasticité du temps, sa plasticité, demeure un fait étonnant. (J'ai l'air un peu de découvrir la lune tout à trac, mais c'est que connaître l'existence d'un phénomène est une chose, et que l'éprouver en est une autre.) Pour un homme de, mettons, soixante-dix ans, le demi-siècle qui vient de s'écouler est presque quantité négligeable : quand il songe à ses vingt ans, il lui semble qu'il vient à peine d'en claquer la porte derrière son dos ; peut-être même la sent-il entrebâillée encore. Mais dès que l'on envisage la même durée dans des époques où nous n'étions pas, dans les incertains d'un passé sépia, alors les décennies prennent des allures de siècles. Imagine-t-on, par exemple, que si Guillaume Apollinaire avait vaincu sa grippe ibérique et vécu aussi longtemps qu'un Marcel Jouhandeau, il aurait pu arpenter certaines rues partiellement dépavées de Paris (J'erre à travers mon beau Paris / Sans avoir le cœur d'y mourir) durant les plus fortes nuits de mai 68 ? Le mugissement des sirènes de police lui eût alors couvert le bêlement des ponts ; ce qui, peut-être, lui aurait confirmé la justesse de sa vision passée : À la fin tu es las de ce monde ancien. Et il serait passé, du petit pas incertain et peureux de son âge, s'éloignant lentement sur le bord de la Seine, un livre ancien sous le bras.

dimanche 5 novembre 2017

Nos dimanches Dávila, 11


– Dans un régime démocratique, les politiques sont les condensateurs de l'imbécillité.

– Pour juger notre époque, il suffit de se rappeler que ses moralistes sont les sociologues.

– Heureux les révolutionnaires qui n'assistent pas au triomphe de la révolution.

– Avant de se moquer de l'astronomie de Hegel, le scientiste devrait imaginer le sourire de Hegel s'il l'entendait parler de philosophie.

– L'historien qui traite les époques comme de simples étapes de développement convertit celle qu'il étudie en pur prologue de son temps ou en préhistoire de ce qu'il souhaite.

– Il y a des écrivains avec lesquels nous n'avons pas la moindre idée en commun, mais en qui pourtant nous pressentons un frère ; et d'autres qui suscitent à la fois notre assentiment et notre antipathie.

– Rien n'est plus mesquin que de ne pas reconnaître combien nous avons rencontré d'êtres supérieurs à nous. L'inégalité est l'expérience d'une âme bien née.

– Sur une foule de problèmes triviaux, l'attitude intelligente n'est pas d'avoir des opinions intelligentes, mais de ne pas avoir d'opinion.

– Au milieu de l'oppressante et ténébreuse bâtisse du monde, le cloître est le seul espace ouvert à l'air et au soleil.

– La passion égalitaire est une perversion du sens critique : une atrophie de la faculté de distinguer.

– La “culture” n'est pas tant la religion des athées que celle des incultes.

– L'idée du “libre développement de la personnalité” paraît admirable tant qu'on n'est pas tombé sur des individus dont la personnalité s'est librement développée.

vendredi 3 novembre 2017

Très portrait

Il n'est pas mal du tout, le livre que Claude Arnaud consacre au portrait en tant que genre littéraire. Ce très gros volume (900 pages dans la collection Bouquins) rassemble plusieurs centaines de portraits, aussi bien de personnages réels que de héros de romans ; sans oublier les autoportraits, ce sous-continent qu'on aurait tort de négliger. Il ne s'agit pas d'une anthologie à proprement parler, c'est-à-dire d'une juxtaposition chronologique de textes, mais plutôt d'une longue promenade, avec ses tours et détours, entre des massifs multiples, au cœur desquels on jette un coup d'œil en passant, quitte à y revenir ensuite, par un autre chemin. On y retrouve évidemment les grands maîtres du genre, à commencer par le Zeus de cet Olympe, à savoir le duc de Saint-Simon, qui a bien voulu poser pour l'illustration de ce modeste billet ; mais aussi celui de La Rochefoucauld, ces dames de l'hôtel de Rambouillet, la Grande Mademoiselle et la duchesse de Longueville, Châteaubriand et Huysmans, Barbey d'Aurevilly et Léon Daudet, Cingria et Cioran – impossible de citer tout le monde. Le seul reproche que l'on pourrait faire à Claude Arnaud – en dehors de ce titre aussi malencontreux qu'inélégant : Portraits crachés –, c'est d'être un peu moins écrivain que ce qu'il proclame, et de ne pas toujours résister au plaisir puéril de se présenter à l'avant-scène plutôt que de demeurer en coulisses pour y régler son ballet. (On pourrait aussi se gausser de ses engagements de jeunesse – c'est un homme de mon âge – dans le trotskisme et le maoïsme, mais ce serait peu charitable et hors sujet.) Au demeurant, ce serait probablement une erreur de se plonger dans son ouvrage pour n'en plus émerger qu'à la dernière page : c'est là un livre qui se picore, à moments perdus, quand on commence à en avoir un peu assez de ne croiser que son pauvre soi-même dans les miroirs.

jeudi 2 novembre 2017

Léon-Paul 1er, roi de Paris

Léon-Paul Fargue, Paris 1876 – Paris 1947.

Il appartient à cette génération, aux efflorescences nombreuses et brillantes, qui vit le jour chez nous autour de 1870 : Claudel, Maurras et Alain en 1868, Gide l'année suivante, Proust et Valéry en 1871, Léautaud un an plus tard, Jarry et Péguy en 1873 ; et quelques autres encore, qui restent tapis pour le moment. Parce qu'il devait déjà être une sorte de flâneur in utero, Fargue a lambiné jusqu'en 1876 ; puis, il est devenu l'un des plus savoureux écrivains du premier XXe siècle : premier par la chronologie, ce qui va de soi, mais premier aussi par sa richesse littéraire.

Fargue est un écrivain pour amoureux de la littérature, pour soupirants de la phrase, chevaliers servants de la langue française. Après de brillantes études, servies par d'aussi prestigieux professeurs que Mallarmé et Bergson, alors que sa famille le voit franchir en gloire les portes de la rue d'Ulm, il choisit de faire carrière dans l'oisiveté ; il va parfaitement y réussir : si le mot bistrologue devait être créé, ce serait pour nul autre que lui. Il y promène durant un demi-siècle sa nonchalance et son appétit, seul ou en compagnie de frères de tablée qui ont pour nom Jarry et Debussy, Picasso et Ravel, Auric et Morand. Il devient aussi l'un des piliers de la maison d'Adrienne Monnier, évoquée ici voilà quelques semaines. 

Et il écrit des livres, qui ne ressemblent à rien sauf à lui. Des rêveries où le saugrenu barre soudain son chemin à la nostalgie, lorsqu'elle devient envahissante et menace de se faire cafard ; mais la nostalgie contourne et revient à la page suivante, sous une autre forme, ondoyante, souriante, au filigrane triste. J'avais prévu plus ou moins de recopier un de ses paragraphes, mais j'ai soudain la flemme : l'insidieuse influence de Léon-Paul, probablement. Vous n'aurez qu'à y aller voir vous-mêmes, en vous procurant l'un ou l'autre de ses courts volumes, dont les pages débordent de partout. Commencez donc par Le Piéton de Paris ou par Méandres. Encore mieux : par les deux.

mercredi 1 novembre 2017

Le lancinant tic-tac des journaux du soir


De plus en plus nous me faisons penser à un groupe de promeneurs longeant un canal par un beau jour d'hiver : arrêtés au milieu du lé, ils observent, avec une anxiété d'autant plus rassurante qu'elle est à demi feinte, les six ou sept canards qui barbotent devant eux, à œil gauche, en se demandant gravement si l'eau semi-dormante ne risque pas d'être trop froide pour leur duvet ; ce qui les dispense de voir, à œil droit, l'enfant qui se débat pour tenter d'échapper à la noyade. Ils mettent un soin particulier à ne pas tourner la tête, car alors il faudrait bien que l'un d'eux, au moins un, se décide à entrer dans l'eau glacée pour tenter de sauver le bambin qui se violace déjà.

L'image est sortie toute vêtue d'une phrase de Méandres, son meilleur livre peut-être, enchâssée en un texte où, au milieu des années quarante, Léon-Paul Fargue évoque la nonchalance de l'avant-guerre et la fausse sécurité qui allait avec. Il écrit : « Je ne tiens pas à réfléchir trop avant, même si le journal du soir fait un tic-tac de sonnette d'alarme. »