Daniel Mendelsohn, 1960 — 20.. |
Cet homme nous aura beaucoup promenés en octobre.
Catherine a beau disposer à l'envers ses boîtes de kleenex, Petit Loup a très vite compris qu'il était facile de les retourner d'un coup de patte pour, ensuite, se livrer à sa passion dominante : en extraire un voire plusieurs tire-jus et les emporter entre ses mâchoires pour aller les déchiqueter un peu partout dans la maison.
C'est sans doute pour cela que j'ai moins la cote que Catherine auprès de lui : je n'utilise que des mouchoirs en tissu…
Jacob Wassermann (1873 — 1934), écrivain ostracisé. |
Voilà ce qui arrive, quand on prétend faire des économies de bouts de chandelles, dont on pourrait, en outre, se dispenser sans la moindre douleur budgétaire. Sur l'amicale incitation de Me Rosalie, experte en bizarreries (voir ma blogoliste, à gauche), j'ai acheté récemment L'Affaire Maurizius de Jacob Wassermann, écrivain juif allemand dont j'ignorais — honte sur moi pour sept générations — jusqu'à l'existence.
J'étais
fort satisfait d'avoir trouvé un exemplaire du roman pour une somme
ridicule, deux ou trois euros : quelle bonne affaire je réalisais là ! quelles savoureuses et longues heures de lecture pour le prix de deux ou trois baguettes, même pas “tradition” !
Las… Ce que j'ai reçu — j'aurais pu et dû m'en aviser au moment de la commande —, c'est un livre de poche aux pages jaunies par les années, le volume étant sorti des presses à peu près dans le temps où, résigné, fataliste, je quittais les entrailles de ma mère ; et les caractères en étaient si minuscules et tassés qu'après une soixantaine de pages péniblement lues, j'ai bien dû m'avouer vaincu et jeter l'éponge — ou plutôt le livre.
Il ne me reste, asteure, qu'une alternative : racheter le roman de Herr Wassermann, cet écrivain que je viens de méchamment ostraciser, stigmatiser, invisibiliser, tout ce qu'on voudra, par le truchement de la poubelle jaune — jaune comme l'étoile que sa mort judicieusement précoce l'a empêché de porter —, dans une édition meilleure, et donc probablement plus coûteuse ; ou bien renoncer à sa lecture.
Au moment de cliquer sur “publier”, aucune décision irréversible n'a encore été prise...
Parlant des millions de morts provoquées tant par Hitler que par Staline et Pol Pot, Daniel Mendelsohn évoque vers la fin de son extraordinaire livre (1) “les pensées qui ne seront jamais pensées, les découvertes qui ne seront jamais faites, l'art qui ne sera jamais créé”.
Pour l'art et les pensées, nous sommes d'accord. Mais je crois qu'il se trompe pour ce qui est des “découvertes” ; lesquelles seront, elles, nécesssairement faites ultérieurement par quelqu'un d'autre. Car on ne peut découvrir que ce qui est pré-existant. L'objet d'une découverte est toujours déjà là, comme dirait l'autre.
Ainsi, avant même la naissance d'Einstein, et depuis la plus haute Antiquité, l'énergie de masse était déjà égale au produit de cette masse dans un référentiel par le carré de la vitesse de la lumière dans le vide. Et, donc, si Albert était malencontreusement tombé dans le Danube, ou la Blau, ou l'Iller vers 1885, par exemple, un autre physicien aurait fini par établir que E vaut MC2, et vice-versa.
En revanche, Rembrandt succombant à une quelconque fièvre puerpérale à cause de l'humidité malsaine des canaux amstellodamois, personne, jamais, n'aurait peint la Ronde de nuit. Ce qui aurait été une perte sèche pour le Rijksmuseum.
De même, si le petit Marcel s'était étouffé avec sa madeleine en mangeant comme un goinfre, nul n'aurait, à sa place, écrit À la recherche du temps perdu — et les boulangers-pâtissiers d'Illiers (qui ne serait pas devenu Illiers-Combray en 1971) ne pourraient que pleurer leur manque à gagner.
À moins qu'ils ne se soient décidés à vendre des macarons.
(1) Daniel Mendelsohn, Les Disparus, Flammarion, 650 p.
D'un autre côté, je suis plutôt content de ne plus rapporter le moindre liard aux “petits libraires” qui, de plus en plus — mais je sais qu'il subsiste d'héroïques exceptions —, se comportent comme de minuscules idéologues à la mords-moi-la-nouille, prétendant décider à la place de leurs malheureux clients de ce qu'ils peuvent lire et de ce qu'ils doivent fuir avec des moues de dégoût, des livres fréquentables et de ceux qui mériteraient le bûcher ou, à défaut, le plus épais et gluant silence : qu'ils crèvent.
Vivent Herr Momox et Rakuten-san, bon sang !
Allant faire quelques emplettes tout à l'heure, nous avons croisé, au bas de la côte de la déchèterie, un camion qui arborait sur ses flancs l'inscription suivante : SAS Trans — mais moins impressionnant que celui de la photo ci-dessus.
Je me suis dit in petto (je m'adresse régulièrement à moi-même de cette manière) que ce pauvre Gérard de Villiers était mort à temps pour ne pas connaître une pareille horreur : voir son fier et viril prince Malko Linge muter brusquement en une vulgaire Malka Lingette, probablement maquillée comme un char de gay pride, lui aurait à coup sûr causé un choc irrémédiable.
Au printemps 1792, retour d'Amérique, Chateaubriand redécouvre Paris après un an d'absence. Voici le souvenir qu'il en gardait encore trente ans plus tard, écrivant ses Mémoires d'outre-tombe :
Edgar Hilsenrath, 1926 — 2018. |
Ce narrateur, Max Schultz, n'est pas qu'une victime, loin s'en faut. Fils d'une putain aryenne “de souche”, on le voit s'engager dans la SS et devenir exterminateur dans un camp de la mort, où il massacre sans hésiter plus que cela Itzig Finkelstein, son ami d'enfance, juif indiscutable mais au physique de parfait aryen, tandis que son bourreau, lui, ressemble par une incompréhensible ironie génétique à une caricature de youpin publiée dans le Völkischer Beobachter.
Ce faciès outrancièrement typé va être sa chance ; ou, disons, sa planche de salut : en 45, à l'écroulement de ce Reich qu'il a servi avec zèle et conscience, Max Schulz endosse l'identité de son ami tué par ses soins, après s'être fait déprépucer par un médecin complaisant, un ex-nazi compréhensif. Devenu juif par ce tour de passe-passe, il choisit fort logiquement d'émigrer en Palestine, où il reprend son premier métier, coiffeur, et devient un intransigeant sioniste. La suite ? La fin ? Je ne sais pas : il m'en reste à lire.
Si j'ai écrit plus haut les mots “bite”, “enculer” et “youpin”, ce n'est pas par puéril désir de choquer les prudes ni les antiracistes de profession, mais parce que Hilsenrath lui-même manie une langue sans périphrase ni litote, une langue souvent verte et roide, qui tressaute et rebondit, un peu à l'image de son effrayant et pitoyable “héros”. Il y a, dans ces quatre cents et quelques pages, un peu de Rabelais et pas mal de Père Ubu : on s'y amuse beaucoup.
Mais enfin, il faut admettre que c'est plutôt une boisson d'homme.
Prenez deux bestioles de plusieurs livres.
Une fois que vous avez les ingrédients de base,
le plus dur est fait.
Pour les proportions et les temps de cuisson…
débrouillez-vous.
Claudio Magris a 85 ans, ce qui prouve bien que le temps passe, contrairement à ce que voudraient nous faire croire certains rêveurs pernicieux. De plus, il est italien, ce qui constitue un second motif de se réjouir. De lui, je ne connais qu'un livre, lu deux fois avec le même plaisir : Danube. Il s'agit d'une promenade ; ou d'un voyage ; ou d'une expédition, si l'on ne craint pas les mots qui ronflent un peu. L'important, est que nul autre que Magris, ce grand amoureux et connaisseur de la Mitteleuropa, ne nous sert de guide.
On tourne la première page pas très loin de Fribourg-en-Brisgau, à Donauschingen précisément, là que sort de terre la source du fleuve éponyme (et où je me souviens d'être allé avec mes parents, quelque part dans les années soixante), et quand on referme la dernière, on est au bord de la Mer Noire. Entre les deux, on a contemplé des paysages, on est entré dans des maisons, masures ou palais, on a découvert des peuplades, leur histoire et leurs histoires, on a goûté des cuisines locales. On a aussi, chemin faisant, fait la révérence devant Goethe, salué prudemment Kafka, adressé un petit signe fraternel à Joseph Roth puis à Élias Canetti, pris un verre ou deux avec le trio des roumains francisés : Mircéa Éliade, Panaït Istrati et Cioran. On n'a pas perdu son temps, à avaler ainsi les kilomètres ; ou, plutôt, on l'a perdu de la meilleure et plus agréable façon qui puisse être.
Revenu sur terre, je pensais en être quitte avec Claudio Magris.
Et voilà que, ce matin, m'étant plus ou moins perdu dans un lacis de chemins qui bifurquent, je me suis retrouvé à lire sa fiche ouiqui. Et que découvris-je ? Que mon Triestin — terroir qu'il possède en commun avec le merveilleux Italo Svevo que j'évoquais ici même il y a six ans — avait, à l'aube des années soixante-dix, consacré tout un livre à ce même Joseph Roth que l'on vient de laisser sur les bords du Danube, et à qui j'ai consacré plusieurs billets, que l'on retrouvera en tapant son nom dans la petite fenêtre idoine (juste à votre gauche, en levant un peu les yeux…).
Le titre de cet essai de jeunesse est celui que j'ai choisi à mon tour pour ce billet. Le sous-titre est : Joseph Roth et la tradition juive-orientale. Sortant de deux semaines passées dans la compagnie d'Isaac Bashevis Singer (lui aussi “chroniqué” dans ce blog), commander ce livre était évidemment un excellent moyen de ne pas quitter encore la dite tradition, qui exerce tant d'attraits sur ma goyesque personne.
Commande qui fut aussitôt passée.
« Ce n'est pas un “coup de folie” mais un féminicide et de multiples infanticides. Mal nommer ces violences, c'est les réduire à des faits divers. Et en invisibiliser l'origine [...]. »
Sa première phrase est idiote, en ceci qu'elle ne dit absolument rien : des mots alignés machinalement, comme on est agité d'un tic nerveux irrépressible. Le fait que les victimes soient une femme et des enfants (les siens en plus !) n'exclue nullement que cet homme ait été pris d'un coup de folie : ce n'est pas l'un ou l'autre. Au contraire : on ne voit pas très bien comment notre manieur de lame aurait pu se livrer à une telle boucherie “familiale” en restant maître de lui-même et parfaitement serein : un genre de surineur zen, en quelque sorte.
Quant à la seconde phrase de notre insoumise en surchauffe, elle appellerait plutôt le rire sarcastique, si on avait l'esprit au sarcasme, ce qu'à Dieu ne plaise. Car “mal nommer les violences”, les “réduire à des faits divers” et en “invisibiliser l'origine”, c'est précisément ce que les gens de sa sorte, les chevaliers de la Justice et les grandes prêtresses du Bien, s'empressent de faire chaque fois qu'un allogène d'outre-Méditerranée égorge un passant ou en écrase quatre ou cinq d'un coup au volant d'une camionnette d'emprunt, en braillant Allah Akhbar ! Là, pour Mme Maximi et ses pareils, il s'agit bel et bien d'invisibiliser l'origine le plus vite et le plus complètement possible. Ils sont alors les premiers à brandir le “coup de folie” multifonctions et à pratiquer une réduction expresse au fait divers.
Mais le coup-de-folie est un outil qu'ils ont préempté depuis déjà jolie lurette, et il ferait beau voir que d'autres qu'eux s'avisassent de s'en servir !
Petit Loup sur son pouf : un mois et demi d'existence… |
Le chat lui-même, malgré son âge tendre, semble se demander quel petit démon pervers a bien pu me pousser, ces jours derniers, à parler des deux bipèdes en question.
Je n'ai aucune réponse convaincante à lui fournir.
J'imagine par ailleurs la frustration rageuse des Justine modernes, nos metooffettes à l'infortunée vertu, leur victime ayant eu la diabolique habileté de mourir avant qu'elles ne puissent sortir les griffes. Évidemment, il y aurait toujours la ressource de déterrer le cadavre délictueux et de lui arracher publiquement ce qu'il peut lui rester de gonades, lors d'une grande cérémonie expiatoire, éco-responsable et inclusive, avant de le faire passer par les onze mille verges.
Malheureusement, ce pourrait être mal perçu par quelques dizaines de millions d'attardés moraux, ces réfractaires de la pureté, ces handicapés de l'avenir radieux, pas encore tout à fait prêts pour applaudir aux ravages du Bien absolu.
La gauche dans son ensemble est verte de rage et rouge d'indignation frustrée. Le bien-en-chaire professeur Saint-Graal vire même, sous X, au violacé flamboyant.
Telles qu'on les connaît et les aime, les mettooffettes doivent déjà s'agiter pour dénicher au matignonné de fraîche date une affaire bien saignante d'attouchement sexuel ou d'emprise masculiniste sur une documentaliste stagiaire des années 80 ou 90.
Bref : un grand merci, M. Macron, pour cet excellent choix, qui nous promet des lendemains fort réjouissants.
Dans le volume de Simenon que je relis actuellement est proposé le roman qui s'intitule Le Chat.
Ça tombe bien.
Le pauvre Saint-Loup n'aura eu, selon toute vraisemblance, qu'une existence éphémère ; en tout cas chez nous : à peine avait-il eu le temps d'apprivoiser le jardin, si je puis dire, qu'il a proprement disparu, sans doute en profitant d'un trou de clôture non repéré par les humains approximatifs que nous sommes. Notre cohabitation aura duré huit semaines…
Hier soir, pour remédier à une compréhensible frustration, le voisin d'en face, notre pourvoyeur félin désormais attitré, nous en a apporté un autre. Minuscule : deux mois d'existence en comptant large. Il a été décidé unanimement qu'il s'appellerait lui aussi Saint-Loup, le premier du nom étant devenu trop rapidement fantôme pour prétendre à l'exclusivité du patronyme : il s'agissait de relever la lignée, de perpétuer une grande race. Il est probable qu'il va rapidement devenir Saint-Loup Jr, puis Junior tout court — mais on ne peut être sûr de rien.
La présentation officielle à Charlus a eu lieu ce matin dès l'aube, à l'heure où la campagne n'était pas loin de blanchir. Présentation fugitive et de loin, le rejeton sancto-lupin hébergeant une intéressante et assez nombreuse colonie de puces, dont il devrait, pipette vétérinaire aidant, être rapidement débarrassé.
En attendant, il vit dans la salle de bain, ce qui est une excellente incitation à la propreté.
Pour Vanessa et Céleste, en gros, il y a d'un côté les hommes, groupe nombreux et toujours menaçant, perpétuellement violent et violeur dès que possible, oppresseur et méprisant, bâtisseur de plafonds de verre et consolideur de patriarcat en béton.
De l'autre côté, existent quelques hommes, ceux qu'elles connaissent et fréquentent quotidiennement, dont elles affirmeront fort volontiers que ça n'a rien à voir, qu'ils sont différents des autres, qu'ils les traitent en parfaites égales, se montrent respectueux, gentils, “à l'écoute”, et jamais ne se risqueraient avec elles à lancer des plaisanteries grossièrement machistes, encore moins à tenter des gestes déplacés — ces gestes déplacés que, pourtant, elles souhaiteraient parfois, confusément, qu'ils fissent.
Bref, on retrouve la même dichotomie tranquille que celle qu'on rencontrait naguère, et qu'on rencontre peut-être encore, chez ce sacré Robert et ce bon vieux Jean-Paul, lesquels ont toujours affirmé une solide détestation des bougnoules et des nègres, mais sont constamment fourrés avec Mohammed et Kofi, parce que, eux, tu comprends, ils ne sont vraiment pas comme les autres.
Les féministes ont leurs bon mâles comme les racistes avaient leurs bons immigrés.
Et les unes comme les autres doivent parfois se dire que c'est vraiment un sacré coup de bol d'être tombés justement sur ces exceptions, quand l'immense masse de tous les autres persiste à être si répugnante et hostile.
Il reste maintenant à déterminer à quels signes aussi discrets que mystérieux ces gâte-sauces démoniaques se reconnaissent entre eux.
Et si, parfois, une puisssnce encore plus diabolique qu'eux-mêmes les contraint à ingérer ce qui sort de leurs chaudrons.
Je cesse aussitôt de lire, brusquement transporté dans l'espace et le temps. Me voilà revenu au début des années soixante et dans le parc de la Chambre de commerce de Sedan. René, mon grand-père paternel, et moi sommes assis chacun sur une chaise paillée ; ses pieds raclent les gravillons du sol, les miens battent l'air. La Chambre de commerce élève sa masse formidable juste dans notre dos, nous avons tous les deux les yeux braqués sur le pigeonnier auquel nous faisons face.
C'est dimanche ; transportés dans de grandes malles d'osier, les pigeons ont été lâchés je ne sais où il y a déjà plusieurs heures. Et, maintenant, ils devraient arriver, bon sang ! Qu'est-ce qu'ils foutent, ces fainéants volatiles ? Patience, patience dans l'azur, comme disait Paul le Sétois… La récompense arrive finalement : un premier pigeon vient de se poser sur le rebord de la gouttière ! À présent, il s'agit qu'il rentre au bercail...
La colombophilie, dans ces moments-là, est une école de zénitude et d'endurance. Car, pour que le retour d'un oiseau soit homologué, il faut — en tout cas à cette époque dont je parle — s'en saisir et introduire la bague de sa patte dans une grosse (grosse aux yeux de l'enfant) horloge lourde et cubique. Mais comment l'attraper si cet imbécile s'obstine à musarder sur les tuiles du toit ? C'est ainsi que l'on perd de précieuses minutes...
René écrase les gravillons sous ses semelles, à force de trépigner d'impatience — et je trépignerais avec lui si mes jambes étaient assez longues. Heureusement, après avoir volé durant deux cents ou trois cents kilomètres, les voyageurs sont généralement affamés et s'empressent de rentrer au colombier pour se diriger en dandinant du croupion vers les grains de blé reconstituants. Mais il y a toujours des distraits, des flâneurs, des têtes dures, des ascètes, des provocateurs, des oiseaux de carême...
Cela, ce musardage faîtier, n'a pas empêché René, au fil des années, de grimper régulièrement sur la première marche du podium colombophile, comme en attestent les coupes dorées ou argentées alignées sur le buffet de la salle à manger.
Du moins en font-elles foi dans ma mémoire ; car, dans le monde matériel où nous traînons encore, nul ne sait ce que sont ces trophées devenus.
Ni les chaises paillées qui, à René et à moi, tenaient lieu de perchoirs jumeaux.
Comme tout cela est finalement assez fatigant, la dernière phase se passe d'explication…
L'une des caractéristiques de Simenon est son utilisation fréquente des phrases interrogatives. Un exemple, pris au début de la seconde partie du Veuf, roman de 1960 (mais on en trouverait cent autres dans l'ensemble de l'œuvre). Simenon commence ainsi :
« Sa nouvelle vie n'était pas très différente de l'ancienne, dont elle avait conservé à peu près le rythme. »
Suit une description en sept ou huit lignes de la routine en question , du veuf de fraîche date. Soudain, changement de paragraphe, et vient ceci, comme isolé , presque indépendant de ce qui précède et de ce qui va suivre :
« Peut-être passait-il plus de temps dans son fauteuil que du vivant de Jeanne et lui arrivait-il d'y perdre conscience de la fuite du temps ? »
Ensuite, le récit reprend son cours précédent : « Les jours se suivaient, calmes et vides en apparence, etc. »
Mais cette courte phrase interrogative, insérée là, suffit à créer quelque chose comme une menace encore très floue mais bien réelle ; un commencement de faille si minuscule que l'auteur lui-même ne paraît pas assuré tout à fait de son existence. Il se pourrait que l'idée, le soupçon d'un possible “glissement de terrain” psychique chez son personnage lui soit venue au moment même où sa main commençait à tracer la phrase.
Devant la forme interrogative que prend alors celle-ci, on s'attendrait presque à le voir ajouter, relevant la tête et se tournant vers son lecteur : « Qu'est-ce que vous en pensez, vous ? »
Mais le lecteur, c'est bien connu, n'est nullement là pour penser.
Que les marionnettistes en chef agitent sans relâche leurs figurines fascistes, voire nazies, histoire de maintenir plus ou moins éveillées les poupées dont ils tirent les ficelles mentales, soit : ils sont dans leur rôle. Où l'affaire cesse d'être risible pour devenir un peu déprimante, c'est quand le spectateur-malgré-lui s'aperçoit que tous ces petits personnages de chiffons — parfois appelés militants — semblent réellement croire que l'hydre fasciste ne va pas tarder à faire irruption dans leurs deux-pièces-cuisine, et que plusieurs détachements de la Waffen-SS sont massés aux bois de Vincennes et de Boulogne, prêts à prendre Paris en tenaille pour y égorger nos filles et nos compagnes, et pendre les LGBT à tous les réverbères disponibles, en chantant le Horst Wessel Lied.
M. Charles Fournier est député sortant écolo de Tours (depuis une semaine, notre irremplaçable professeur Saint-Graal et autres ravagés de la coiffe du même acabit s'agitent beaucoup, entre Cher et Loire, pour le faire réélire dimanche). Quand il n'agit pas pour les animaux, ce qui est fort louable, M. Fournier écrit sous X. Voici comment s'exprime un député écolo de nos jours :
« À tous ceux qui répètent à longueur de journée des amalgames sur les plateaux télé, dans la presse ou dans vos meetings : vous alimentez les fractures et servez de marche pied à l’extrême-droite. »
Alors, voilà. D'après notre élu zoophile, il est possible non seulement de répéter des amalgames, mais aussi d'alimenter des fractures dans le but de se transformer en marchepied — ou bien serait-ce en “marche à pied” ? Le doute subsiste.
On choperait le tournis pour moins que ça. Et en dépit de toutes les mesures prises par M. Fournier en faveur des bébêtes tourangelles, gageons qu'une chatte aurait du mal à y retrouver ses petits.
On pourra dire ce qu'on veut, les faits sont là :
Les nouvelles générations s'initient à l'informatique
bien plus jeunes que nous autres…
On l'a récupéré chez les voisins d'en face ; qui nous l'ont “vendu” pour un chaton de deux mois, mais qui doit plutôt en avoir entre trois et quatre, si l'on tient à mon avis sur la question. Toujours d'après le voisin, ce serait un mâle, mais le doute est largement permis. Disons que, en attendant le verdict de notre vétérinaire, mardi, il s'agit d'un félin gender fluid, ce qui nous fait sauter à pattes jointes dans la plus échevelée des modernités. Iel a bon appétit… et la chiasse, ce qui est dans l'ordre des choses.
Le premier contact avec Charlus s'est déroulé au mieux. Étrangement, le chien a semblé plus impressionné qu'excité par le nouvel arrivant. Finalement, il a tout de même risqué une truffe dans sa direction, lui a donné deux petits coups de langue sur la calotte crânienne, histoire d'officialiser la rencontre, sans que le chat en prenne ombrage, en tout cas de façon feularde et griffue.
Restait la question du nom. Notre snobisme littéraire ne s'étant nullement calmé avec les années, il nous en fallait un glané du côté de chez Proust. Moins facile que c'en a l'air, car la majorité des noms que l'on trouve dans La Recherche ne sauraient convenir à un greffier, même pré-genré : je me voyais mal, par exemple, appeler cette pauvre bête Bréauté-Consalvi ou Princesse-de-Parme.
Nous nous sommes finalement arrêté sur Saint-Loup. Deux syllabes assez sonores pour être vite assimilables par un cerveau de matou, faciles à prononcer pour nous, voire à hurler s'il fait une connerie sous nos yeux. De plus, tout le monde se souvient que, chez Proust, le marquis de Saint-Loup-en-Bray est le neveu du baron de Charlus.
L'onomastique venait donc à point pour renforcer des liens familiaux encore à peine esquissés.
Bon, l'affaire est entendue : Donald Westlake est un infréquentable méritant la roue, l'estrapade, le pilori et le gibet ; il a beaucoup de chance d'être déjà mort. Voici ce qu'il écrit à propos d'un des flics qui viennent d'apparaître au chapitre 8 de Pourquoi moi ? :
« C'était un Nègre de vingt-huit ans, une foutue tapette à la langue bien pendue : le sergent Léon Windrift. Si Léon avait simplement été homosexuel, il y a longtemps qu'il aurait été viré de ce corps d'élite qu'était la police new-yorkaise. S'il avait simplement été noir, il serait resté flic des rues sa vie durant. Mais comme il était à la fois nègre et pédé, on ne pouvait ni le virer ni le garder dans un commissariat de quartier, ce qui expliquait l'ascension rapide qui l'avait conduit au grade de sergent et à un boulot au quartier général. »
À fin d'exemplarité, je propose que le cadavre de cet ignoble homonégrophobe soit promptement déterré et publiquement écartelé puis brûlé lors d'une grande cérémonie expiatoire, citoyenne, inclusive, éco-responsable et, bien sûr, aussi dérangeante que décalée.
En regardant les petites icônes, celles qui permettent aux illettrés de savoir eux aussi le temps qu'il va faire, je constate que quelques nuages sont prévus d'arriver à partir d'une heure de l'après-midi, mais sans doute pas assez compacts pour masquer totalement le soleil.
Donc, pour le Señor Météo, une arrivée de nuages dans un ciel pur s'appelle une éclaircie ; qu'il n'hésite pas, en outre, à trouver belle. J'ai commencé par me moquer — évidemment.
Puis, je me suis demandé comment, moi, brusquement investi des pouvoirs et de l'autorité du Señor, je qualifierais en une courte formule le phénomène en question.
Je dois bien reconnaître n'avoir rien trouvé de tout à fait satisfaisant. “Vilain assombrissement” serait évidemment ridicule. “Moche ennuagement” est encore pire. “Soleil partiellement offusqué” sonne par trop prétentieux.
Pour l'instant, j'en suis là.
Et il fait toujours beau.
Pour cela, rien de mieux que d'aller piocher dans la pile des romans déjà lus de Donald Westlake, spécialement la série des Dortmunder, du nom du personnage principal de cette épopée du cambriolage moderne en une quinzaine de volumes. On peut les lire dans n'importe quel ordre, mais pourquoi ne pas commencer par le premier, loin d'être le moins réjouissant ?
C'est ce que j'ai fait hier. Pierre qui brûle est l'histoire d'une émeraude que se disputent deux pays africains imaginaires, et qui se trouve présentement — vrai coup de chance — au Coliseum de New York. Quoi de plus évident, pour Dortmunder et sa petite bande de branquignols d'anthologie, que de mettre la main dessus ? Évidemment, tout va se mettre à mal marcher, à barrer en implacables sucettes. (Ce disant, je ne casse aucun suspense : tous les “coups” montés par les Dortmunder's Boys échouent systématiquement ; c'est presque leur marque de fabrique.)
Ce matin, ayant fini de brûler ma pierre, j'ai rouvert Comment voler une banque. À ce sujet, une remarque. Pour je ne sais quelle obscure et tortueuse raison, les éditeurs français de romans policiers américains ont longtemps eu à cœur de donner à leurs livres des titres absurdes, si possible n'ayant rien à voir avec l'original, même quand il était aisément traduisible tel quel — les plus acharnés en ce domaine étant la consternante Série noire de Gallimard.
Tel n'est pas le cas ici. Westlake a appelé son roman Bank Shot. Le titre français, Comment voler une banque, est certes différent, mais il est judicieux. En effet, il ne s'agit nullement, pour Dortmunder et ses pieds nickelés, de simplement dévaliser cette banque de Long Island, mais bel et bien de la voler, après l'avoir équipée nuitamment de roues et d'essieux.
La chose est-elle possible, même seulement concevable ? Allez-y voir…
Puisque nous en étions aux chansons qui me font un étrange effet, je pourrais aussi parler de Porque te vas, chantée, avec un accent un peu bizarre, un peu “impur”, par la jeune Jeanette — qui est aujourd'hui une bien vieille dame.
J'ai, comme à peu près tout le monde, découvert cette chanson à la fin de 1976 ou au début de la suivante — j'étais parisien de très fraîche date —, en allant voir le film de Carlos Saura, Cría Cuervos, qui, par son retentissement, a fait de cette ritournelle, sortie fort discrètement quelque temps plus tôt, un “tube” quasi mondial.
(Ma mère étant, sur ces entrefaites, venue passer une semaine dans le deux-pièces de la rue de Patay, 21, que je partageais avec Denis Barthès, mon ami orléanais des lycées Pothier puis Benjamin-Franklin, pour je ne sais quelle formation qu'elle devait suivre, j'étais retourné voir le film avec elle, mais probablement, cette fois, en version doublée.)
Presque 50 après, je ne me rappelle à peu près rien de Cría Cuervos, sauf une scène : on y voyait la très jeune Ana Torrent (elle a aujourd'hui 57 ans...) assise dans un canapé, posant le disque de Jeanette sur son petit électrophone et écoutant religieusement Porque te vas.
Pour autant que je comprenne encore un peu l'espagnol, les paroles de cette chanson ne valent pas grand-chose. Si l'on tient à être indulgent, on les dira anodines. Et je ne suis pas sûr que la mélodie soit beaucoup plus relevée. Pourtant, chaque fois que je l'entends, ce qui n'arrive pas tous les jours, ni même tous les ans, elle me plonge dans un état spécial que j'aurais bien de la peine à définir — la preuve : je n'essaie même pas. Mais, comme dans le cas de So far away, c'est un effet qui se prolonge bien au-delà du temps de la chanson ; parfois plusieurs heures.
Effet durable, mais que je pressens fragile, prêt à s'évaporer si j'en venais à trop le solliciter, C'est au point que, si d'aventure l'occasion de revoir le film de Saura m'était un de ces jour donnée, je crois bien que je me défilerais. Par crainte irraisonnée de casser quelque chose.
De voler sa jeunesse à Jeanette et son enfance à Ana.
Je viens, chez Toitube, de tomber par hasard sur Nicolas Peyrac chantant So far away from L.A. Je l'ai écouté jusqu'au bout, et j'ai pu constater que cette chanson me plongeait toujours, comme il y a quarante ans et plus, dans la même mélancolie nostalgique, provoquant chez moi une sorte de regret souriant baudelairien aussi inexplicable que tenace.
L'étrangeté de cet effet produit sur moi est augmenté du fait que Peyrac est un chanteur qui ne m'a jamais particulièrement intéressé, et que la petite dizaine de chansons que j'ai pu, dans le temps, connaître de lui m'a toujours laissé à peu près voire complètement froid. Mais entonne-t-il So far away ? Il est sûr de “m'avoir” à tous les coups.
(Autre petit fait curieux : chacun pourra constater, au vu du portrait ci-dessus, que, les années passant, Nicolas Peyrac s'est fait presque la même tête que Jean-Pierre Darroussin.)
Je me souviens aussi d'un soir, vers le milieu des années quatre-vingt, dans l'un de ces restaurants japonais où les client sont assis le long d'un comptoir plus ou moins circulaire autour du faiseur de sushis, je me souviens d'avoir dîné à côté de ce Nicolas-là. Il était en compagnie d'une femme ; je n'étais pas seul non plus, mais du diable si, les décennies ayant passé, je me rappelle avec qui.
So far ago, n'est-ce pas...
Je serai sans doute le seul de cet avis, mais il m'a semblé que, sortant des Liaisons dangereuses de Laclos, il était parfaitement logique de dérouler le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, évidemment déjà lu et relu, comme en fera foi ce qui suit. La première raison est que le Français et le Polonais furent contemporains, à quelques années près, le droit d'aînesse revenant au premier. La seconde est qu'il leur est arrivé la même chose : tous deux, au cours de leur existence terrestre, se sont occupés de diverses choses n'ayant que peu à voir avec la littérature, puis ils se sont mis à un unique roman et ont enfanté un chef-d'œuvre.
La vie de Potocki, du reste, mériterait un long billet à elle seule, tant elle fut riche, féconde, mouvementée, brillante. Peut-être le ferais-je un de ces jours, en pompant éhontément la copieuse et excellente préface que Roger Caillois donna en 1958 au Manuscrit, dans l'édition —furieusement tronquée — qu'il fit paraître alors chez Gallimard. En attendant, il me semble plus judicieux — et surtout moins fatigant… — de vous resservir celui que j'écrivis sur ce même roman il y a tout juste dix ans. Le voici :
Pierre Choderlos
de Laclos. Tout de même étonnant, cet homme : militaire de carrière et
de goût, auteur d'un opéra comique qui s'est effondré dès sa première
représentation, ainsi que de deux ou trois vagues brochures sur des sujets
anodins, en tout cas pas littéraires pour deux piastres (l'éducation des
femmes, la numérotation des rues de Paris...), et qui, soudain, la quarantaine approchant, prend
sa plume et écrit Les Liaisons dangereuses, qui est sans doute le
plus remarquable roman de tout le XVIIIe siècle français (les Anglais, à
cette époque et en ce domaine, nous dépassaient de cent coudées) et de quelques autres.
Qu'est-ce qui s'est passé ? Et pourquoi ce jaillissement superbe n'a-t-il eu ni prémisses, ni lendemains ? Autant de questions sans réponses, et donc potentiellement dangereuses : on ne sait jamais, en ces parages, où on met le pied ni l'esprit, sitôt qu'on s'y aventure…
Pour se raccrocher à quelque chose, il est tout de même une question à laquelle il est permis de répondre, celle qui concerne la prononciation de son nom de famille : on se doit de dire Chauderlau et non Kauderlau ; encore moins Kauderlosse.
J'aimerais bien ne pas avoir à le répéter.
Les expressions toutes faites. Ce qui les caractérise le plus souvent est que, justement, on ne comprend pas comment elles ont pu être faites, ni pourquoi.
En vertu de quel impératif cet homme se porte-t-il comme le Pont Neuf, tandis que son voisin est sourd comme un pot ? Ils pourraient tout aussi bien être sourd comme le Pont Neuf — dont il est à peu près prouvé qu'il n'a jamais rien entendu — et se porter comme un pot, les jarres, amphores, marmites et autres pichets jouissant généralement d'une excellente santé — tant qu'on ne les heurte pas contre un pot de fer —, et étant en outre, sauf les plus volumineux d'entre eux, assez faciles à porter.
Plutôt qu'un billet, ce qui suit serait plutôt une manière d'ordonnance, au sens médical du mot, destinée à tous ceux qui souhaiteraient passer une parfaite soirée espagnole, sans quitter fauteuils, canapés, écrans plats.
On commencera par regarder un épisode de l'une des deux séries dont parlait mon billet d'hier. Si l'organisme du téléspectateur est suffisamment robuste, il pourra même en regarder deux, mais en veillant à ne pas changer de série entre le premier et le second, sous peine d'interactions pouvant se révéler fâcheuses. En revanche, il serait dommage de s'en tenir là.
Afin de se détendre et d'aller ensuite se coucher avec le sourire, le netflicomane docile aux prescriptions aura à cœur de compléter son traitement en faisant suivre ses deux comprimés de Permis de vivre ou, à son choix, d'Entrevías, par une cuillerée à café d'un remède à grandes vertus euphorisantes : Machos alfa.
Les dix heures que dure cette série (20 x 30 mn) sont hautement réjouissantes, à la fois absurdes et solidement ancrées dans le réel. Ces quatre Madrilènes quadragénaires qui voient s'écrouler leurs repères traditionnels avec un bel ensemble et qui, pleins de bonne volonté, tentent d'en finir avec leur “masculinité toxique”, sont tout en même temps ridicules, attendrissants, drôles, pitoyables, et lucides par éclairs intermittents ; bref : irrésistibles. Ce qui empêche Machos alfa d'être une simple charge féministe à la sauce netflicarde, c'est d'une part l'humour constant et souvent assez “raide” des situations et dialogues, mais aussi le fait que leurs femmes, séparées ou toujours en couple avec eux, ne s'en tirent pas mieux et reflètent tout autant que leurs partenaires virils la complète absurdité de l'époque.
Du reste, la série a été écrite et réalisée, dans un strict esprit paritaire, par un homme et une femme, qui se trouvent en outre être frère et sœur. C'est dire.
Le traitement dans son ensemble sera scrupuleusement suivi durant un minimum de deux semaines, mais pourra sans danger pour le cerveau et le corps être prolongé d'autant.
Addendum tardif : il va de soi que cette prescription ne vaut que si on regarde ces trois séries en version originale sous-titrée (ou non sous-titrée si on est un digne hispanisant). Sinon, en version doublée, ses effets bénéfiques seront presque totalement annihilés.