samedi 28 février 2015

Nocturne


Combien sommes-nous, à cette heure, qui n'entendons rien ? Aucun bruit ? Nulle parole ? Pas de sonnerie de téléphone ? Aucune trace sonore humaine ? Ni klaxon, ni crissement de pneus ? Même pas un enfant pleurant ? Tous les oiseaux au lit, pas de chien aboyant ? Juste un vent négligent qui fait vibrer un peu des choses indéterminées au grenier, et encore. Comment peut-on être jeune, et avoir des goûts de jeune ? Des besoins de bruit, d'agitation, des désirs de secousses, des envies de bouger ? Il faudrait se souvenir : c'est trop fatigant.

Pendant ce temps suspendu, dans les recoins du clavier ou de l'écran, des personnages attendent avec une certaine impatience, mais bien élevés, que le montreur de marionnettes daigne à nouveau tirer ses pauvres ficelles. Il le fera : attendez un peu.

vendredi 27 février 2015

Décision irrévocable


La décision rigolote que je viens de prendre est la suivante : en dehors des visiteurs “historiques” de ce blog, qui se reconnaîtront (et ils sont peu nombreux), je n'accepterai plus les commentaires que de gens qui auront un prénom et un nom, dans cet ordre, et quoi que puissent avoir envie de dire ici les réfractaires au nouvel ordre des choses.

D'autre part, seront impitoyablement détruits les commentaires qui ne commentent rien, les intervenants qui n'interviennent pas, les preneurs de parole qui ne prennent rien. Que chacun s'y retrouve et en tire les conclusions qui s'imposent.

Voilà.

Le ressort comique


Pour déclencher de grands éclats de rire, provoquer des pouffades d'anthologie, point n'est besoin de longs développements, ni de se ruiner en tartes à la crème : parfois deux phrases courtes et d'apparence bien anodine suffisent ; tout le secret est dans leur juxtaposition. Prenons, à titre d'exemple, les deux qui forment aujourd'hui l'un de ces titres merveilleux dont Atlantico a le secret, sinon le monopole. D'abord :

État islamique : des djihadistes détruisent des antiquités au musée de Mossoul, en Irak.

Puis :

L'Unesco tire la sonnette d'alarme.

jeudi 26 février 2015

J'ai été Charlie bien avant vous


L'explication est dans le journal de janvier.

mercredi 25 février 2015

Paul Léautaud et le commerce de proximité


Mercredi 28 janvier 1931. – Le boulanger chez lequel je me fournis rue Dauphine est un joli voleur, comme tous les commerçants aujourd'hui, et encore plus sa femme. J'ai appris ce soir qu'ils ont perdu récemment un fils de douze ou quatorze ans et qu'ils ont une jeune fille en traitement dans un sanatorium pour tuberculose. J'en suis enchanté. Je fais des vœux pour que la sœur rejoigne le frère.

Journal littéraire, Mercure de France, t.II, p. 679.

De l'utilité des livres par temps froid et humide


Après sa journée de travail, il est employé au Mercure de France, Paul Léautaud a l'habitude, avant de regagner Fontenay-aux-Roses, de monter discuter un moment dans le bureau d'Alfred Vallette, directeur du Mercure, où il est bien rare que ne se trouvent pas aussi d'autres écrivains ; ces conversations vespérales sont l'un des grands attraits du Journal littéraire. Ce soir du 7 février 1930, nous sommes vendredi, il s'y rend comme de coutume ; se trouve là, en plus du patron, la romancière Rachilde, de son vrai nom Marguerite Eymery, Mme Alfred Vallette à la ville. La conversation vient à rouler sur ces volumes que l'on retrouve régulièrement chez les bouquinistes, avec les envois d'auteurs demeurés tels quels, et dont parfois les pages n'ont pas même été coupées ; ce qui signifie que les destinataires ont revendu sans les ouvrir des livres qui leur étaient spécialement adressés par leurs auteurs. L'affaire a resurgi ces derniers temps, dans les courriers littéraires des journaux, comme elle le fait régulièrement ; et le nom de Rachilde a été cité à cette occasion. Celle-ci explique à Vallette et à Léautaud qu'avant de vendre les livres qu'elle reçoit, elle découpe toujours soigneusement les envois ; donc, ces livres qu'on a retrouvé sur les quais, à elle dédicacés, ne peuvent être que des volumes qu'elle a prêtés et qui ont ensuite été vendus par le tiers. Elle conclut son explication en disant : « On ne peut pourtant pas tout garder. » C'est alors que Léautaud intervient :

« Je me mets à dire : “On peut se chauffer avec.” J'explique la manière : les volumes mis à tremper dans l'eau, ensuite retirés et compressés, résultat des sortes de briquettes de papier, excellent combustible. On nous a même enseigné cela pendant la guerre. »

C'est au tour d'Alfred Vallette de prendre la parole, sur ce même sujet ; il raconte ce qui suit, toujours retranscrit par Léautaud dans son journal :

« C'est ainsi que Sansot [éditeur lui aussi] se chauffait. Il avait trouvé un excellent truc pour ses comptes d'auteur. Il ne demandait pas d'argent aux auteurs. Il leur disait : “Je ne vous demande pas d'argent. Je vous publie à mes frais. (…) Seulement, vous m'achèterez tant d'exemplaires, 300 exemplaires, par exemple.” 300 exemplaires, au prix d'avant-guerre, avec le bénéfice que prenait Sansot, cela faisait déjà une somme. Il ne devait donc rien à l'auteur et l'auteur ne lui devait rien non plus. Alors, il se chauffait avec les volumes qui lui restaient. Il s'est chauffé ainsi pendant toute la guerre. »

Vu l'abondance des cheminées dans les maisons de campagne des éditeurs, il serait peut-être intéressant de mener une petite enquête sur ce sujet, afin de vérifier si les mœurs ont autant évolué qu'on cherche à nous le faire croire.

lundi 16 février 2015

Le petit Commerce de Paul Valéry


Lorsque, après la Première Guerre, la gloire a fondu sur lui, à la fois littéraire et mondaine, après des années de semi-obscurité, Paul Valéry s'est trouvé confronté à un dilemme, que raconte Paul Léautaud dans son journal, notamment à la date du 8 juin 1926, après sa rencontre avec le libraire Robert Télin. La vogue subite dont Valéry est l'objet fait que, soudain, tout écrit autographe de lui commence à prendre une valeur marchande de plus en plus grande ; c'est d'ailleurs pour cela que Léautaud a pris langue avec Télin : il envisage de vendre – et vendra effectivement – les quelque soixante-dix lettres qu'il possède de Valéry, et le libraire s'est proposé comme intermédiaire.

Paul Valéry, dont Léautaud, alors, vient de découvrir qu'il s'était mis à aimer beaucoup l'argent, voit se multiplier les occasions de vendre cher ses manuscrits à de riches amateurs. Un jour, notamment, un libraire nommé Lang (!) lui offre cinq mille francs pour celui d'Eupalinos (environ dix mois du salaire de Léautaud au Mercure de France). Or, ce manuscrit n'existait pas. Valéry a tout naturellement proposé de lui en faire un, afin de contenter son client – et il l'a fait.

Plus tard, ayant reçu trois ou quatre offres d'achat pour le manuscrit de La Jeune Parque, qui n'existait pas davantage, Valéry a sans sourciller fait le nombre requis de textes autographes, avec des variantes et des corrections différentes sur chacun d'eux.

Si Léautaud raconte cela, on sent bien que c'est pour tenter d'apaiser sa mauvaise conscience de vendre les lettres de jeunesse de celui qui fut son ami intime, dans les dernières années du XIXe siècle. Il n'y parvient d'ailleurs pas tout à fait.

vendredi 13 février 2015

Aller au-devant de la hache

Dans la préface qu'il a écrite voilà une vingtaine d'années à son Théâtre, et qui est recueillie dans Domaine public, Jean Dutourd observe que « le succès de Beaumarchais a été fait par des gens dont l'intérêt et même la survie étaient à l'opposé de ses idées ». Puis, il enchaîne sur ceci :

« Ce phénomène n'est ni rare ni surprenant : une société qui ne croit plus en elle applaudit à ce qui la détruit. Nous l'observons aujourd'hui dans les pays occidentaux, et singulièrement en France, où la bourgeoisie ne manque jamais une occasion de faire chorus avec les gens acharnés à renverser le régime qui la préserve. Il y a dans le caractère gaulois un curieux désir de suicide, qui s'est manifesté périodiquement au cours de notre histoire. Les aristocrates de 1788 comme les bourgeois de maintenant se donnaient les gants d'aider à l'accouchement des idées nouvelles, avec lesquelles leur existence était incompatible. Peut-être y a-t-il aussi, dans cette attitude, un fond de peur. Les transfuges de classe pensent obscurément que s'ils s'enrôlent assez tôt dans le parti ennemi, ils seront sauvés. Précaution inutile. Ce sont les premiers sacrifiés. » (Éditions Flammarion, pp. 320-321.)

Encore le bon Jean Dutourd n'a-t-il pas eu la chance de connaître la sénestre blogoboule padamalgamisée jusques aux tréfonds, ni les agenouillements et les à-plat-ventrades de nos fiers rebelles écolo-gauchistes au moindre froncement de sourcils mahométans, dont les tremblements phobiques sont confortés à chaque renforcement de leur grande armée couchée, qui se proclament Charlie parce qu'ils n'osent pas encore implorer « Grâce ! Grâce ! Je suis Abdul ! », et ne s'aperçoivent pas qu'ils se sont mis d'eux-mêmes dans les deux positions les plus favorables à la décollation capitale.  – Dans un coin du tableau, Michel Houellebecq tristement ricane.

jeudi 12 février 2015

Les barbarophobes sont-ils encore debout ?

Aux alentours de l'an 400 après Jésus-Christ – les historiens s'écharpent encore quant à la date exacte –, le jeune Synésios de Cyrène, futur évêque de Ptolémaïs, fait devant l'empereur la proclamation suivante :

« Seul un téméraire ou un songe-creux peut voir parmi nous en armes une jeunesse nombreuse, élevée autrement que la nôtre et régie par ses propres mœurs, sans être saisi de crainte. Nous devons en effet, ou bien faire un acte de foi dans la sagesse de tous ces gens, ou bien savoir que le rocher de Tantale n'est plus suspendu que par un fil au-dessus de nos têtes. Car ils vont nous assaillir aussitôt qu'ils penseront que le succès est promis à leur entreprise. À dire vrai, les premières hostilités sont déjà engagées. Une certaine effervescence se manifeste çà et là dans l'empire, comme dans un organisme mis en présence d'éléments étrangers, rebelles à l'assimilation qui assure son équilibre physique. »

J'ai trouvé ce texte hautement “résonnant” à la page 292 du superbe ouvrage de Michel De Jaeghere, évoqué déjà il y a peu : Les Derniers Jours, sous-titré : La Fin de l'empire romain d'Occident. Et, pendant que je vous tiens, je ne vais pas résister au plaisir de vous donner aussi cette forte évocation de Ravenne, où la cour impériale vient de se réfugier après avoir évacué Milan (nous sommes en 403, ce qui est moins chic que de circuler en Jaguar). Elle est due à la plume de Sidoine Apollinaire, né à Lyon en 430 et mort à Clermont cinquante-six ans plus tard :

« Dans ce marécage sont continuellement inversées les lois de la nature : les murs tombent, les eaux stagnent ; les tours flottent, les navires sont échoués ; les malades se promènent, les médecins sont alités ; les bains sont glacés, les appartements brûlants ; les vivants ont soif, les morts nagent dans l'eau ; les voleurs veillent, les autorités dorment ; les clercs pratiquent l'usure, les Syriens le chant des Psaumes ; les commerçants font la guerre, les moines du commerce ; les vieillards aiment la balle, les jeunes gens, les dés ; les eunuques aiment les femmes, les fédérés, la littérature. »

C'est à la page 300 du même ouvrage.  Bien entendu, on se tromperait gravement si l'on voyait, dans l'un ou l'autre de ces deux extraits, une façon détournée de parler de l'époque et du monde auxquels nous sommes condamnés.

mardi 10 février 2015

Michel Leter, écrivain Capital


Il me semble que je viens de lire un livre remarquable. Si je dis qu'il m'en semble, c'est que, toute forfanterie mise à part, j'ai dû en comprendre à peu près trente pour cent et assimiler environ le quart de ces pour-cent ; c'est dire à quel point je suis l'homme pour en parler, d'ailleurs je serai bref et prudent. Certaines parties m'ont d'avantage retenu que d'autres : cela vient de la quantité d'intelligence qui m'a été impartie et de la conformation particulière de celle-ci. Par exemple, tout ce que dit Michel Leter de l'usage fait par Marx des métaphores pour cacher la merde au chat (il ne le dit pas exactement comme cela) m'a évidemment passionné ; de même son démêlage lumineux des liens entre socialisme et antisémitisme. J'ai été aussi très content, fort accessoirement, d'apprendre que l'ancêtre du grand économiste français Destutt de Tracy (le père de l'idéologie, nous dit Leter) était arrivé d'Écosse en France pour s'y mettre au service de Charles VII, que sa descendance fit allégeance à Louis XI, turbulent fils du précédent, et que, pour remerciement de leurs états dans la garde écossaise, les quatre frères du clan Stutt reçurent, en Berry, la seigneurie d'Assay : c'est à l'ombre de ce château, au bord du canal de Briare, que nous vécûmes quatre ans, Catherine et moi, de 1992 à 1996 ; mais Leter – preuve que son travail est incomplet – n'en fait nulle mention. 

J'ai évoqué l'existence de liens entre socialisme et antisémitisme : Leter, sur ce sujet comme sur les autres, ne se contente pas d'affirmer. Sa lecture du Sur la question juive de Marx est ravageuse. Encore plus terrible peut-être, la démonstration qu'il donne de l'appétence au plagiat, pour ne pas dire au pillage, de Karl Marx, dans l'œuvre des économistes français du XIXe siècle, de ce Destutt-de-mon-village jusqu'à Frédéric Bastiat en passant par foule d'autres. Plagiat “économique”, là ; mais aussi pompage politique des théoriciens socialistes français, dont j'ai un peu la flemme de vous recopier les noms (Considerant, Dunoyer, Quesnay…).

J'ai oublié de dire que Leter est, au départ (mais au départ de quoi ?), professeur de lettres ; ce qui fait, sans doute, qu'il a lu Philippe Muray et qu'il le convoque d'une manière que celui-ci (mais allez donc faire parler les morts…) aurait probablement acceptée ; et Stendhal aussi ; et quelques autres, dont Balzac. 

Je m'arrête là. Dans dix minutes, je vais me traiter d'imbécile, pour avoir oublié telle chose que je voulais absolument dire, parce qu'elle m'avait emporté, la lisant : tant pis. Je vais conclure là-dessus : j'ai commencé ce livre en me disant que je n'en dépasserais pas le tiers (et, de fait, j'ai transpiré durant ce premier tiers) ; à présent, je me demande quand va paraître le volume deuxième de ce Capital, dont il doit y en avoir quatre, et je m'en impatiente déjà.

C'est vous dire.

samedi 7 février 2015

Attention, livre très dangereux !


Depuis quand n'a-t-on pas ouvert le Journal de voyage en Italie de Montaigne ? L'Histoire des Francs de Grégoire de Tours ? A-t-on jamais lu une seule ligne de Souvestre et Allain, ces duettistes de l'horreur ? Du Bellay, depuis quand le négligeons-nous ? Et le citoyen Célestin Guittard, donc ! Ce Monsieur Tout-le-Monde parisien qui tient son journal sous la Terreur sans comprendre goutte à ce qui se déroule sous ses yeux – préfiguration de l'habitant type de la blogoboule –, comment a-t-on pu se dispenser de lui pendant si longtemps ? Et pourquoi ne possède-t-on pas, là, juste à main droite, à côté du Littré, le Grand Larousse universel du XIXe siècle ? Et puis, et puis… Découvrir Custine ! Relire Benda ! Reprendre Montherlant ! Retenter Melville ! Revenir à Constant ! Essayer Rosny ! L'angoisse monte rapidement, en même temps que tous ces désirs crépitent. On se prend à transpirer d'abondance, et, si l'on attrape un chaud-et-froid en sortant d'ici, ce sera la faute de M. Dutourd, qui, par ces chroniques rassemblées, tente de nous prémunir Contre les dégoûts de la vie, mais assurément pas contre les envies brutales de littérature ni, donc, contre les yeux qui larmoient, les gorges qui ardent et les nez qui ruissellent. Cependant, on lui pardonnera facilement car, s'il est deux choses qui rappellent l'enfance heureuse, quand elle le fut, ce sont bien les lectures avides et les inhalations.

jeudi 5 février 2015

Le capital m'est tombé dessus…


… Plus exactement, il s'est posé dans ma boîtes aux lettres ce matin. Si j'en crois l'avertissement liminaire, ce volume de quatre cents pages devrait être suivi de trois autres, respectivement sous-titrés Le Mythe du capitalisme, Théologie du capital et enfin Être et capital : pour une philosophie de l'avoir.

Je comptais recopier ici le dernier paragraphe de la quatrième de couverture, mais je m'aperçois que c'est exactement ce qu'a fait Michel Desgranges dans son billet d'hier. Puisque me voilà grillé, contentons-nous d'indiquer les trois parties de ce premier tome :

– Anthropologie du capital,
– Sociologie du capital,
– Poétique du capitalisme.

Cela peut sembler rébarbatif ; mais, pour avoir aléatoirement grappillé quelques pages çà et là dans le volume, je puis déjà dire que la lecture en est rendue fort agréable par une écriture fluide et point du tout jargonnante, encore moins jargonneuse, et bien évidemment pas jargonneresse. Et puis, un auteur qui peut intituler un chapitre Marx, né trop tard dans un monde trop vieux, ou encore Hyperboles, hypotyposes, hypallages, celui-là a toutes chances d'être un honnête homme.

lundi 2 février 2015

Entre tatillons de la syntaxe…


Terminé hier, juste avant le dîner, le journal 2014 de Renaud Camus, intitulé Morcat.(la libraire est par là). Tout au long de ces six cents pages, je n'ai cessé de me féliciter d'avoir renoncé à la lecture quotidienne en ligne, qui m'avait beaucoup frustré en 2013 : ces deux derniers jours, j'ai retrouvé, intact, le plaisir que j'ai depuis au moins huit ans maintenant, à lire ce journal d'une seule coulée. Évidemment, c'est la loi du genre, certaines parties m'ont moins intéressé que d'autres ; c'est notamment le cas de toutes les péripéties politiques, la campagne électorale du NON, en particulier. Mais enfin, c'est loin d'être l'essentiel du volume, Dieu merci. Pour le reste, je me suis trouvé particulièrement sensible (ben tiens !) à la façon dont Camus traite de la fuite du temps, de la perte en général, du monde que l'on va peut-être quitter (je veux dire : peut-être bientôt…), dont on regrettera les splendeurs, mais certainement pas ce qu'il est si acharné à devenir.

J'ai beaucoup souri. En raison de cet  humour dont Camus se départ assez rarement, et qui est très efficace sur moi, mais aussi grâce à son comique involontaire, lequel intervient dès qu'il est question de ses ennuis de santé, et principalement urinaires (ce n'est certes pas le monorénal que je suis qui lui jettera la pierre…). Camus fait partie de ces gens, que je crois assez nombreux – peut-être le bon docteur Pluton saura-t-il nous éclairer à ce sujet, ou le bon docteur Arié –, qui révoquent presque systématiquement en doute ce que leurs disent les médecins de leur état et qui, aussitôt, s'empressent d'établir à la place du leur un diagnostic hautement fantaisiste de leur cru. Parmi les écrivains du XXe siècle, ils sont au moins deux, à ma mince connaissance, à être, ou avoir été, affectés de cette étrange maladie mentale : Marcel Proust et Renaud Camus. Je crois que, dans ce domaine, le second fait preuve d'une loufoquerie encore plus réjouissante que le premier – mais il faudrait se reporter à la correspondance de Proust pour pouvoir comparer utilement.

Le lecteur pourra s'amuser également d'une chose qui n'est nullement drôle pour l'auteur, à savoir ses démêlés internétiques avec trois ou quatre aliénés, fous furieux, déments en liberté même pas surveillée ; des guignols bave aux lèvres qui ne cessent de l'accuser des pires maux du temps (racisme, antisémitisme, extrême-droitisme, etc.), mais qui pimentent leurs cris d'orfraies et leurs indignations de chaisières de ce qui se fait de plus crapuleux et ordurier en matière d'insultes anti-homosexuelles. On ne donnera aucun nom (mais Camus, lui, les donne…) ; disons que le chef de file de ces camisolards s'est fait, dans la blogoboule, la réputation – méritée – d'écrire le français comme un Basque espagnol.

Une autre bonne nouvelle (mais quelle était donc la première, déjà ?) est que, Camus ayant moins voyagé en 2014 que certaines autres années, le journal est moins envahi par les jérémiades hôtelières ; il y en a juste ce qu'il faut pour convaincre et rassurer le visiteur régulier que, oui, ouf ! on est bien chez Camus et nulle part ailleurs. 

Le dernier membre de la phrase précédente est tout à fait bancal syntactiquement (rassurer que…), je le sais mais le laisse néanmoins, car il va nous faire office de transition. À la date du 23 juillet (page 349), Camus aborde justement cette question de la correction, voire de l'hyper-correction, au travers de quelques exemples de phrases qui, d'après lui, ne devraient pas pouvoir s'écrire (même si, pour l'une d'elles, il reconnaît qu'elle n'aurait nullement gêné un Saint-Simon). Ainsi : « Je ne voulais pas qu'il vienne et c'est exactement ce qu'il a fait. » Il a bien sûr raison, la phrase pêche par sa syntaxe, dans la mesure où le “ce qu'” de “ce qu'il a fait” ne se rapporte à rien.  Mais, aussitôt, Camus convient que la solution de remplacement, correcte, elle, n'est guère satisfaisante : « Je n'avais aucune envie de le voir venir, et c'est exactement ce qu'il a fait. » En effet, la première phrase est beaucoup plus satisfaisante pour l'œil et l'oreille, si elle ne l'est pas pour la syntaxe ; plus rapide, plus fluide, plus élégante en un mot.

Il cite un autre exemple, qu'il dit caricatural, et de fait, on peut trouver qu'il est, qu'il se constitue presque en gag. Néanmoins, je me sentirais tout prêt à l'avaliser, à l'accueillir, à lui fournir des papiers en règle et des prestations sociales d'urgence, tant les substituts corrects qu'on peut lui trouver font lourdauds à côté de lui. Voici : « Elle adore tout ce qui est anglais, et d'ailleurs elle y passe l'été. » Si une telle phrase me venait sous la plume, je suis presque certain que je la garderais ; même si, en dehors de Camus qui est hors concours, il n'est pas facile de trouver plus tatillon de la syntaxe que moi. Mais je ne le suis pas au point de me muer en une sorte de syntaxidermiste – Camus non plus, d'ailleurs.

C'est en tout cas le précieux mérite de ce journal ; de ce journal dans son immense ensemble, pas uniquement du volume qui vient de paraître : on peut, presque à chaque page, s'arrêter de lire pour dialoguer silencieusement et à perte de vue avec son auteur, sans le lasser jamais.

Des reproches ? Non, en vérité aucun. Vraiment ? Même pas un tout petit, pour jouer les critiques objectifs ? Allez, si vous y tenez : pourquoi diable Renaud Camus s'obstine-t-il, tout au long de ce livre, à écrire “minuit et demi” au lieu de “minuit et demie” ?