samedi 29 octobre 2022

Des gars, des eaux

Donald Westlake, 1933 – 2008.

 Imaginez cela : juste avant de vous faire serrer par la police fédérale, vous avez eu le temps de planquer votre magot – sept cent mille dollars – dans un cercueil plombé et d'enterrer icelui  à l'abri des regards, juste derrière la bibliothèque de Putkin's Corners, une petite ville de l'État de New York. Quand vous ressortez du pénitencier, 26 ans plus tard (pour cause de surpopulation carcérale et quand bien même vous aviez pris sept fois perpète), personne n'a mis la main dessus, là n'est pas le problème.

Votre problème, c'est que, profitant que vous aviez le dos tourné, l'État a édifié un gigantesque barrage et noyé toute la vallée de Putkin's Corners : vos sept cent mille dollars gisent désormais par vingt mètres de fond. Or, à 70 ans, vous comptez très fermement sur eux pour vous permettre de prendre votre retraite de malfrat ascendant psychopathe léger sur une plage mexicaine. Comment faire ? Votre première idée est d'aller demander de l'aide à votre ancien compagnon de cellule, John Dortmunder. Lequel, pour vous dissuader de faire sauter le barrage à la dynamite en noyant au passage les quelques centaines d'habitants de la vallée en aval, va s'efforcer de trouver une solution plus économe en vies humaines.

En vies humaines mais pas en péripéties, déconvenues et embardées de tous genres ; d'autant que Dortmunder a fait appel aux services d'une bande de guignols génétiquement approximatifs, qui semblent souvent être le résultat d'un accouplement entre les Tontons flingueurs et les frapadingues de Fantasia chez les ploucs.

Au fil des six cents pages de ce Dégâts des eaux (éditions Rivages/noir), Donald Westlake va faire découvrir beaucoup de choses qu'ils ignoraient à ses lecteurs, depuis la plongée en eaux troubles jusqu'à la découverte d'une ville fantôme de l'Oklahoma, déserte à l'exception d'un tireur embusqué qui, depuis 26 ans, guette sa proie humaine dans la lunette de son fusil. Et si les pignoufesques héros de cette épopée devront bel et bien s'immerger dans le lac de barrage, c'est davantage dans l'hilarité que les lecteurs de Weslake seront plongés.

Avec, en prime, la fort agréable certitude, une fois l'aventure achevée, de pouvoir retrouver John Dortmunder quand ils le voudront, puisque Donald Westlake a fait de lui le personnage central d'une bonne dizaine de ses romans, écrits dans la même tonalité de fun majeur.


jeudi 13 octobre 2022

J'ai les mémoires qui flanchent…

 Une même question me revient chaque fois que je lis un livre du genre “mémoires” – en ce moment, par exemple, les Confessions de Rousseau : comment font-ils ? Comment font ces gens pour avoir gardé présents et ordonnés dans l'esprit autant de souvenirs, d'anecdotes, de pensées qu'ils ont eu trente ou quarante ans plus tôt, avec leur chronologie, leurs enchaînements, etc. Il me semble que si on me mettait devant une page blanche (qui d'ailleurs serait plutôt un clavier…) avec pour mission de rédiger les miens, de mémoires, on ne tirerait pas dix pages de moi. Et il ne faudrait pas s'attendre à découvrir une sorte de fleuve dans sa continuité et la logique de son cours : ce serait plutôt quelques ilots secs et lointainement parsemés sur une mer immense dans laquelle l'essentiel de mes jours resterait englouti.

Bien sûr, on peut supposer que, parmi ces mémorialistes, certains ont pu s'appuyer, le moment venu, sur la masse de documents qu'ils avaient pris soin de collecter et conserver durant leur vie, du journal qu'ils tenaient depuis leur plus jeune âge, etc. Mais ce n'est pas le cas de tous. 

Rousseau par exemple, au moins dans sa jeunesse, que je parcours à sa suite actuellement, a mené une vie assez itinérante, voyageant de Turin à Annecy, d'Annecy à Paris, puis à Lyon en passant par Genève ou Vevey, et ainsi de suite, se déplaçant presque toujours à pied et, donc, avec un très mince bagage : on ne le voit pas s'encombrer d'une masse de documents le concernant, année après année. Du reste, s'il avait eu cette habitude, ou s'il avait tenu un journal, il n'aurait sans doute pas manqué de nous le dire, précisément dans ces Confessions qu'il a écrites en son vieil âge. 

Enfin, bon : le mystère demeure entier pour moi, fait d'incompréhension mêlée d'une assez forte  et respectueuse admiration devant des cervelles si bien ordonnées.

samedi 8 octobre 2022

Courte fable onomastique


De Basses qu'elles étaient, les Pyrénées et les Alpes éprouvèrent un jour le besoin de se faire Atlantiques et de Haute-Provence ; 

froissées de se voir Inférieure, la Loire et la Seine exigèrent d'être désormais Atlantique et Maritime ; 

pour finir, les Côtes du Nord renièrent le Septentrion pour devenir d'Armor.

Mais, durant ce temps, le Bas-Rhin demeura ce qu'il était. 

Ce qui tendrait à prouver que les Alsaciens sont sensiblement plus intelligents que le reste des Français ; 

ou, en tout cas, moins sensibles aux séductions vulgaires du tourisme.

vendredi 7 octobre 2022

La phobie des grosseurs


 Mince alors : j'ai encore raté le coche de la modernité ! J'ai passé environ quarante ans de ma vie en avoisinant les 110 kg. Et c'est quand je me décide enfin à redescendre sous la barre des 90 (pas de beaucoup, pas de beaucoup…) que se mettent à éclore comme champignons après l'ondée divers mouvements de gras.ses-du-bide fier.e.s de l'être et flétrissant la grossophobie (systémique, forcément systémique) des gens à peu près supportables esthétiquement. Trop injuste !

Si j'étais resté sagement obèse, à l'heure qu'il est je serais moi aussi une minorité stigmatisée ; ma cellulite deviendrait une construction sociale, et je pourrais bomber la graisse qui m'a longtemps tenu lieu de torse. Les nègres, les gouines, les travelos, les nains, les moutons à cinq pattes et les aigles à deux têtes : tous seraient aujourd'hui mes frères et mes sœurs en oppression, et c'est avec des larmes de gratitude qu'ils viendraient se réchauffer entre mes moelleux bourrelets. Tous ensemble, les chairs tremblotantes, relevant fièrement nos multiples mentons, nous marcherions d'un même pas dindonnesque vers un avenir où adipeux ne rimerait plus qu'avec radieux.

Au lieu de ça – maudite balance ! – je suis condamné à rester un mâle blanc de plus de cinquante ans, périmé, nauséabond, patriarcal, et j'en oublie certainement. Me voilà même privé du malicieux plaisir d'imaginer le méchant tour de reins infligé à mes porteurs de cercueil.

Et si je me remettais au sucre et au gras ?

dimanche 2 octobre 2022

Cachez ce nègre que je ne saurais voir

 

Dans la dernière “entrée” de mon journal de septembre, mis en ligne hier, je promettais un billet ici à propos d'une chose qui tout à la fois m'amusait et m'agaçait dans la très-remarquable série Sur écoute. Donc, comme promis, voici :

 

Précisons d'emblée que mon sujet d'agacement amusé – ou d'amusement agacé – ne concerne nullement les gens qui ont créé, produit, réalisé la série : il ne regarde que les petits Français qui ont présidé à l'établissement des sous-titres en leur langue.

La première saison de Sur écoute a pour thème central le trafic de drogue dans une cité pauvre de Baltimore, ce qui implique que la quasi-totalité des acteurs jouant les “méchants” soient des noirs (je sais, c'est très mal, mais je n'y puis rien) ; des noirs qui, entre eux, ne cessent de se traiter de nigger. Ils le font sans paraître y songer plus que cela, un peu comme, au zinc d'un bistrot de quartier de chez nous, deux amis peuvent s'appeler “ducon” ou se traiter d'andouille : fraternellement, pour ainsi dire.

Seulement, il y a des gens chez qui cette innocente manie a entraîné, on le devine facilement, de très violentes poussées de fièvre, ce sont donc nos concocteurs de sous-titres français. Ah ! ce mot de nigger sur lequel ils revenaient sans cesse buter : on sent qu'ils auraient donné allègrement dix ans de leur vie pour la voir s'évanouir, cette grenade dégoupillée ! Et le pire, ce qui comblait leurs nuits de cauchemars terrifiants, au cours desquels ils se voyaient muter en d'ignobles racistes systémiques faisant le jeu de l'extrême droite, le lit du Front national, l'avenir radieux du fascisme renaissant, le pire était que, pas à tortiller, il leur allait bien falloir le traduire, ce fucking mot digne des heures les plus sombres de notre histoire ! 

On imagine très bien nos trois ou quatre galériens du verbe, réunis autour d'une table, par un petit matin aussi blême que leurs visages secoués de tics et venteux comme une série B d'épouvante. Sur la table, des gobelets en carton contenant un café pâlot et refroidi, ainsi que quelques débris de donuts, lesquels ont été préféré aux croissants afin de s'imprégner d'une ambiance typiquement américaine, propice à leurs travaux d'alchimistes linguistiques. Après un long silence, épais comme une conscience de lyncheur du Sud profond, le chef du “pool traduc” prend la parole. Dans sa voix, il y a tout l'enthousiasme d'un condamné à l'ordalie au moment où il va poser son pied nu sur le lit de charbons ardents :

– Bon, c'est pas le tout, il faut quand même qu'on règle cette histoire… Donc, je vous repose la question : comment est-ce qu'on traduit ce nigger sur lequel on bute depuis trois jours ?

– Perso, je comprends même pas comment ils ont pu se servir d'un mot aussi dégueulasse, intervient Maëlle, la petite blonde acnéique qui est la recrue la plus récente du pool. Quand j'y pense, ça me révolte, moi ! Alors que…

– On n'en est plus là ! coupe sèchement le grand chef. Le mot, il y est, tout le monde pourra l'entendre. Il s'agit maintenant de le traduire ! Vous pigez le truc ? Le traduire en essayant de ne pas heurter les sensibilités diverses…

– Je suppose dit alors Bertrand, un grand brun que les autres soupçonnent de voter “plutôt à droite”, que tu n'envisages pas de traduire au plus près et d'utiliser le mot

– C'est bon ! l'interrompt violemment le grand chef, tandis que Maëlle roule des yeux effrayés dans tous les coins de la pièce, comme s'ils cherchaient à débusquer d'éventuels micros. Pas la peine d'appuyer lourdement ! Mais, pour te répondre une bonne fois : non, en effet, on n'utilisera pas le mot que tu allais prononcer. En aucun cas ! Donc, retour à la case départ : il faut en trouver un autre…

– Pourquoi pas “black” ? suggère alors le petit Pascal, la bouche pleine de donut. En général, ça passe tout seul, black…

Le grand Bertrand a un petit sourire narquois (que Maëlle, sans rien dire, juge déplaisant) :

– Sauf qu'on est quand même payé pour traduire des dialogues de l'anglais vers le français, je vous rappelle ! Si on se met à remplacer des mots d'anglais par d'autres mots d'anglais, on risque de nous dire, en haut lieu, qu'on se fout du monde et qu'on vole la thune !

– Ben alors, pourquoi pas “noir” tout simplement ? dit Maëlle. Même si désigner les gens par leur couleur c'est un peu la porte ouverte aux dérives les plus dangereuses, c'est encore ce qu'il y a de plus neutre, noir, non ?

– En plus, noir, c'est même pas une couleur : juste une absence… ajoute Bertrand, en laissant tomber son gobelet vide dans la corbeille à papiers.

– C'est quand même un peu plat, soupire le scrupuleux Pascal, qui se flatte souvent, lors de leurs séances de travail, d'être “un amoureux du juste mot”. Ça ne rend pas le côté un peu brut, assez violent même, du nigger originel… Les téléspectateurs des quartiers populaires risquent de ne pas s'y reconnaître…

Quelques secondes de silence. Maëlle résiste à l'envie de dire qu'un ange passe. Le grand chef tape du plat de la main sur la table et se renverse sur le dossier de son siège inclinable :

– Je sais ! Je crois que j'ai trouvé : on n'a qu'à dire renoi !

– Renoi ? risque Pascal, comme s'il s'avançait pieds nus sur des éclats de verre.

– Noir en verlan, explique le grand chef avec un peu de condescendance. Plus j'y pense, plus je trouve ça parfait, renoi ! Le verlan, c'est bien perçu par tout le monde, c'est gentil, ça fait un peu chanson de Renaud. Pas le moindre soupçon de racisme dans renoi !

– D'accord, mais si on veut être vraiment égalitaire, il faudrait appeler les blancs des queblan… risque Maëlle, mais personne ne l'écoute. 

L'atmosphère se détend brusquement, l'humeur est à sabler le champagne, mais la machine du couloir ne propose que du café, du thé et un chocolat imbuvable. En tout cas, on revient de loin. On peut se remettre au boulot l'esprit serein : le maudit nigger s'éloigne en grinçant des dents, furieux de cette exemplaire résistance des petits Français à ses tentations ignobles…


Et voilà comment, dix fois par épisode, avec dix épisodes dans la saison, j'ai dû endurer ce stupide “renoi” – d'autant plus incongru qu'aucun autre mot en verlan n'apparaît jamais dans aucun dialogue –, uniquement parce qu'une bande de traducteurs dégonadisés a reflué en tremblotant devant la face grimaçante et odieuse du mot “nègre”.

samedi 1 octobre 2022

Merci Bernard

Bernard Frank, 1929 – 2006

 Nous nous sommes beaucoup fréquentés, en septembre.

Avec un vif, et j'espère réciproque, plaisir.