dimanche 31 décembre 2017

Greguerías del domingo, 4


– En réalité, le téléphone a été inventé par le ramoneur lorsqu'il parlait à son compagnon par les conduits de cheminée.

– Les trains ont ceci de triste que les fenêtres de droite ne pourront jamais devenir des fenêtres de gauche.

– Certains rideaux de portes sont si courts qu'on dirait des rideaux de portes enceintes.

– La médecine offre de guérir dans cent ans ceux qui sont en train de mourir maintenant.

– Le plus difficile pour un cavalier est de rester en selle sur l'image de son cheval reflétée dans l'eau.

– Elle jouait avec une boucle de ses cheveux comme si elle parlait au téléphone avec elle-même.

– L'homme qui se marie essaie de résoudre son désir de femme en l'expiant.

– Le lion donnerait la moitié de sa vie pour un peigne.

– Si le paradis avait eu son photographe, la photo de mariage d'Adam et Ève aurait été une honte.

– Le ñ est un n renfrogné.

– Aller à la pêche est un apéritif généralement suivi d'un poulet au riz.

– La chauve-souris est une estafette cherchant en vain à qui remettre son message.

samedi 30 décembre 2017

Chang, le petit Chinois, et le sabir de France


Je n'ai nullement l'intention de perdre mon temps à ferrailler à propos de cette polémique stupide, qui a au moins le mérite d'occuper l'esprit en surchauffe de nos amis progressistes en attendant leur réveillon citoyen. Vous trouverez cette navrante historiette un peu partout, et notamment ici. Mais, justement, restez donc un peu sur cet article d'Atlantico, plus précisément sur son sous-titre, parfois appelé “chapeau”. Pour ceux qui ont la flemme de s'y reporter, il dit ceci :

Jugée raciste, elle est distribuée aux maternelles d'Aubervilliers.

On ne chipotera pas sur le fait qu'il est impossible de distribuer une comptine à une maternelle, alors qu'il est si simple de la distribuer dans une maternelle ou encore aux enfants des maternelles. C'est sans importance, dans la mesure où c'est toute la construction de la phrase, pourtant courte, qui est viciée. Telle qu'elle est écrite, elle signifie exactement ceci : « Cette comptine ayant été jugée raciste, elle a donc été distribuée dans les maternelles. » L'apposition de “jugée raciste” montre clairement une relation de cause à effet : c'est parce que la comptine a été jugée raciste qu'on s'est décidé à la distribuer ; le racisme de l'immonde comptine a été l'élément déterminant, le facteur déclenchant de l'opération distributive. On doute que ce soit ce qu'Atlantico ait voulu dire. C'est d'autant plus sot qu'il était très facile d'énoncer clairement ce qu'il y avait à dire ; il suffisait d'intervertir les deux propositions en conservant exactement la même structure :

Distribuée aux maternelles d'Aubervilliers, elle est jugée raciste.

Le plus déprimant de l'affaire, et le moins inattendu, n'est pas que les soutiers d'Atlantico se soient pris les pieds dans le tapis syntaxique : ils le font tous les jours, avec une constance qui force le respect ; c'est que nous sommes, j'en ai la certitude, de moins en moins nombreux à sursauter à ce genre de bévue que, voilà quelques décennies, n'aurait pas commise un élève des collèges même de niveau moyen. Et, bientôt, nous aurons totalement disparu. Heureusement, les antiracistes sourcilleux seront toujours là. Pour Chang le petit Chinois, je suis moins sûr.

vendredi 29 décembre 2017

Balzac digeste ou : suivez le guide

Que lire ? Par quoi commencer ? Quel titre choisir ? Telles sont les questions que se, et parfois me, posent ceux qui n'ont jamais ouvert un roman de Balzac, ou bien dont la lecture est trop ancienne pour qu'ils s'en souviennent. J'ai déjà répondu, sous la forme d'une demi-boutade, ou même d'un quart-de-boutade : il importe de lire La Comédie humaine dans son entier, du premier au dernier volume, et dans l'ordre prescrit par l'auteur. Mais, naturellement, je me rends compte que, ce disant, je risque de décourager un certain nombre de bonnes volontés. Donc, pour les timorés, je me hasarde aujourd'hui à proposer une sorte de petit guide permettant de parcourir toute la Comédie mais en empruntant des raccourcis, voire des passages souterrains secrets.

Préambulons en rappelant que la dite Comédie humaine  se compose de trois grandes parties, appelées des “études” : études de mœurs, études philosophiques et études analytiques. Je suggère au débutant de se limiter à la première de ces sections, qui est de loin la plus développée et renferme les œuvres les plus célèbres (même si La Peau de chagrin ou Louis Lambert appartiennent à la seconde). Les études de mœurs sont elles-mêmes divisées en six groupes de “scènes” : scènes de la vie privée, de la vie de province, de la vie parisienne, de la vie politique, de la vie militaire et de la vie de campagne. À partir de là, il me paraît indispensable de suivre l'ordre voulu par Balzac (celui que je viens de dire), de lire au moins deux à six romans dans chacune des parties et, là encore, de le faire dans l'ordre indiqué par Balzac, que je vais suivre à mon tour. Voici donc mon choix, évidemment subjectif et surtout, sans doute, affaibli par les défaillances de ma mémoire ou les distorsions de celle-ci.


Scènes de la vie privée.

On commencera forcément par la nouvelle (70 pages) que Balzac a placée en ouverture : La Maison du Chat-qui-pelote. « Le titre désigne une enseigne, écrit Michel Butor dans ses Improvisations sur Balzac, et ce texte est bien une sorte d'enseigne pour toute la Comédie humaine ; c'est comme une clef au sens musical. » On enchaînera avec Mémoires de deux jeunes mariées : sous un titre peu engageant se donne à lire l'un des plus beaux spécimen de ce genre que le siècle précédent avait beaucoup pratiqué : le roman par lettres. Il est ensuite indispensable de lire Béatrix, roman se situant à Guérande et en grande partie empli par la personne de Félicité des Touches, alias Camille Maupin, femme de lettres de génie en laquelle on reconnaît facilement George Sand. On lira aussi la nouvelle intitulée Gobseck, parce que le personnage reviendra dans un certain nombre d'autres romans. Et puis, que serait le monde balzacien sans usurier ? On ne peut évidemment pas se dispenser du Père Goriot, avant de passer aux…


Scènes de la vie de province.

J'avoue que, sur les 11 titres qui composent cette partie – ma préférée, je crois bien, celle à laquelle je reviens toujours le plus volontiers –, j'ai bien du mal à en éliminer quelques-uns ; il le faut pourtant. Je décide donc de me limiter au même nombre de titres que dans le paragraphe précédent : 5. Donc : Eugénie Grandet (évidemment…), Le Curé de Tours, La Rabouilleuse, Le Cabinet des antiques et, bien entendu, Illusions perdues.  Voilà un périple qui, partant de Saumur, vous conduira à Angoulême, après être passés par Tours, Issoudun et Alençon ; sans compter quelques séjours parisiens. Mais c'est avec bien des déchirements que je me suis résolu à éliminer Ursule Mirouët (Nemours) et La Vieille Fille (encore Alençon).


Scènes de la vie parisienne.

Comme cette partie est de loin la plus fournie (19 titres), je m'en autoriserai 8. Certains Balzaciens me reprocheront sans doute d'éliminer les trois romans regroupés sous l'appellation “Histoire des Treize” (Ferragus, La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d'or) : ils auront sans doute raison, mais je dois confesser que ces histoires de mystères et de conspirations m'ont toujours un peu ennuyé. Nous attaquerons donc directement par l'Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, que nous complèterons, parce qu'elle s'y rattache, avec la nouvelle intitulée La Maison Nucingen : on ne peut pas vraiment connaître Balzac si on ignore le banquier Nucingen. Il sera temps ensuite de s'attaquer au plus volumineux de tous les romans de l'auteur : Splendeurs et Misères des Courtisanes, qui aurait pu s'intituler : Apothéose de Vautrin (dont vous aurez fait la connaissance dans Le Père Goriot, avant de le retrouver à la fin des Illusions perdues). J'ai un faible pour Les Secrets de la princesse de Cadignan (que vous avez rencontrée dans Le Cabinet des antiques, lorsqu'elle n'était encore que duchesse de Maufrigneuse ; ce qui n'était déjà pas mal), sans doute parce qu'on y voit le pompeux et trop parfait Daniel d'Arthez des Illusions perdues se comporter en amoureux benêt et se faire plus ou moins rouler dans la farine. Ensuite, deux des plus grandes œuvres de Balzac, regroupées sous l'appellation de Les Parents pauvres : La Cousine Bette pour commencer et Le Cousin Pons pour suivre. Deux romans vertigineux, fortement déconseillés aux bisounours amateurs de happy ends. Après plus de trente ans de lectures régulières, je ne parviens toujours pas à sortir indemne de La Cousine Bette. Et nous quitterons Paris avec Un prince de la Bohème et Les Comédiens sans le savoir. (Comme je me sens soudain pris de remords envers les Treize, on pourra remplacer ces deux derniers titres par Ferragus et La Duchesse de Langeais…)


Scènes de la vie politique.

La section ne comportant que quatre titres, le choix est plus facile, et même évident à mon sens : il faut lire Une ténébreuse affaire puis Le Député d'Arcis. Les deux se suivent, mettent en scène les même familles d'Arcis-sur-Aube, le premier au moment où le consulat devient le Premier Empire, le second en 1839. Je viens tout juste de relire Une ténébreuse affaire, qui tourne autour de celle du duc d'Enghien. J'étais persuadé – je l'ai écrit hier dans mon journal – que je n'avais jamais rien compris à ce roman. En fait, si, je le comprends fort bien au moment où je le lis. Mais, sitôt la dernière page tournée, je redeviens rigoureusement incapable de dire de quoi il parle, comment il se déroule, etc. C'est une sensation bien étrange. Quant au second, il a malheureusement le défaut d'être inachevé, Balzac étant mort avant d'en écrire la seconde partie ; mais il mérite néanmoins la lecture que vous en ferez.


Scènes de la vie militaire.

La section ne comprend que deux titres : Les Chouans, tout premier roman signé par Balzac de son nom, en 1829 – dont j'ai un souvenir mitigé et qu'il faudrait bien que je relise – et Une passion dans le désert, très étrange nouvelle contant les amours d'un soldat français avec sa panthère (une vraie panthère et de vraies amours !).


Scènes de la vie de campagne.

Je suis vraiment désolé pour ceux qui frisent l'overdose balzacienne, mais sur les quatre romans qui composent cette section, aucun ne me paraît pouvoir être éliminé. Ce sont : Les Paysans (mon préféré du lot…), Le Médecin de campagne, Le Curé de village (mon second préféré…) et enfin le célèbre Lys dans la vallée que, je le chuchote aussi peu fort que possible, j'ai toujours trouvé royalement emmerdant, mais que d'autres – le philosophe Alain par exemple – tiennent pour un inégalable chef-d'œuvre.


Si vous le voulez bien, je tenterai demain d'établir un autre guide du même genre, mais cette fois pour les œuvres de Raymond Radiguet, ce qui devrait m'éviter de passer la moitié de l'après-midi devant ce fucking clavier mal tempéré.

jeudi 28 décembre 2017

À la fin du renvoi, je touche



On comprendra mieux, je crois, le bien fondé de cette illustration lorsqu'on aura lu le titre du journal de novembre

lundi 25 décembre 2017

Balzac ? Au gibet !


Quel bonheur de revenir à Balzac ! C'est une sorte de joie tranquille, apaisante, du type de celle que l'on éprouve, après une absence longue et agitée, à se retrouver chez soi. Je savais de quel Balzac j'avais envie : celui des Scènes de la vie de province. Après quelque hésitation, j'ai piqué droit sur Alençon, pour y rouvrir le Cabinet des antiques (du reste,  on ne nous dit à aucun moment que l'on est bien dans la préfecture de l'Orne ; seulement, on retrouve deux ou trois personnages de La Vieille Fille, roman qui, lui, se passe officiellement à Alençon). J'avais en grande partie oublié à quel point le  personnage central de cette histoire n'est pas le marquis d'Esgrignon, ni sa sœur Armande, ni même ce plat crétin de Victurnien, fils et neveu des deux précités : c'est Chesnel, le notaire dévoué jusqu'à l'aveuglement à la vieille famille d'Esgrignon, dont la faute majeure, aux yeux de Balzac, est de s'obstiner à vivre comme si l'on était encore en 1788 alors que nous sommes, au début de l'histoire, en 1822. C'est d'ailleurs cette obstination à ne pas voir les réalités et les changements du monde qui fournit le terreau où vont germer, puis grandir et proliférer, les catastrophes provoquées par le pâle Victurnien, qui est une sorte de Rubempré n'ayant même pas l'excuse d'un vague petit talent littéraire. Ce falot pommadé n'est en fait que l'étincelle qui permet à Balzac d'enflammer Alençon et de mettre en mouvement les nouveaux mécanismes sociaux et économiques, dans les rouages desquels le vieux marquis d'Esgrignon ne peut qu'être broyé, sans même s'en rendre compte : personnage à la fois comique et attendrissant. Le notaire Chesnel est, lui, une figure tragique en ceci qu'il se retrouve écartelé entre deux mondes et qu'il en souffre atrocement ; car deux hommes, en lui, cohabitent et s'affrontent : d'un côté l'ancien domestique de la maison d'Esgrignon, qui est prêt à se jeter dans le feu pour n'importe lequel des membres de cette famille qu'il révère ; de l'autre, le notaire prudent et avisé qui comprend parfaitement le monde nouveau, mais se trouve frappé d'impuissance dès qu'il s'agit de sauvegarder les intérêts de ses anciens maîtres, en s'opposant à eux et à leurs rêves de perruques poudrées, même de manière déférente. Quant à Victurnien, c'est un beau jeune homme, excellemment éduqué, mais aveuli par une enfance de gros bébé gâté, et surtout par une enfance où il a manqué une mère (on se souvient que Lucien Chardon, lui, a vécu une enfance sans père, ce qui a produit chez lui des résultats à peu près similaires).

Dès que j'en aurai fini avec ce Cabinet, je quitterai Alençon par la route d'Orléans, où je ne m'arrêterai pas (sauf si je tombe sur l'ami Rémi faisant du stop au bord de la route), piquant droit sur Issoudun où m'attendent La Rabouilleuse et le répugnant Philippe Bridau – qui, on s'en souvient, est le frère aîné du peintre Joseph Bridau : encore deux garçons élevés sans autorité paternelle, si ma mémoire ne me joue pas de tours.

Il reste que je me demande par quel miracle nos escouades de progressistes frénétiques, avec ce sens de la liberté qui les caractérise, n'ont pas encore exigé la mise à l'index de la totalité de La Comédie humaine, avant de pendre en effigie un Balzac de paille et d'oripeaux. Car ce gros monsieur-là est capable d'écrire sans rougir des choses scandaleusement inacceptables. Ainsi, à la fin du Cabinet des antiques, le notaire Chesnel meurt, d'épuisement et de chagrin. Et voici l'oraison que nous en fait son créateur : « Ainsi mourut l'un des derniers représentants de cette belle et grande domesticité, mot que l'on prend souvent en mauvaise part, et auquel nous donnons ici sa signification réelle en lui faisant exprimer l'attachement féodal du serviteur au maître. » Une domesticité belle et même grande ? Peut-on imaginer cynisme plus écœurant ? Au gibet, le Tourangeau joufflu ! 

Si encore c'était là un exemple isolé. Mais pensez-vous ! Pour vous permettre d'inculquer à vos enfants et aux enfants de vos enfants une laïque horreur de ce monstre ricanant, voici, pour terminer ce billet et en finir avec son ignoble sujet, un petit florilège, piqué dans le remarquable Balzac et son monde de Félicien Marceau :

– Les prolétaires me semblent les mineurs d'une nation et doivent toujours rester en tutelle. (Le Médecin de campagne)

– Les masses sont inintelligentes, habiles seulement à comprendre le désordre. (Les Employés)

– Défions-nous de ce stupide amour collectif qu'il faut appeler l'humanitarisme. (id.)

– L'égalité sera peut-être un droit, mais aucune puissance humaine ne saura le convertir en fait. (La Duchesse de Langeais)

– L'instruction également dispensée sans mesure aux masses n'amène-t-elle pas aujourd'hui le fils d'un concierge de ministère à prononcer sur le sort d'un homme de mérite ou d'un grand propriétaire chez qui son père a tiré le cordon de la porte ? (Les Employés)

– Un homme doit être, pour la femme qui aime, un être plein de force, de grandeur et toujours imposant. Une famille ne saurait exister sans le despotisme. Nations, pensez-y ! (Physiologie du mariage)

– Qu'est-ce que la femme ? Une petite chose, un ensemble de niaiseries. (La Fille aux yeux d'or)

– [La démocratie est] le pouvoir le plus faux, le plus changeant, le plus oppresseur. (La Vieille Fille)

– Une nation qui a ses deux chambres, une femme qui prête ses deux oreilles sont également perdues. (L'Illustre Gaudissart)

– L'Élection, étendue à tout, nous donne le gouvernement par les masses, le seul qui ne soit point responsable et où la tyrannie est sans bornes. (Avant-propos à La Comédie humaine)

(Il convient tout de même de préciser que certaines de ces sentences sont énoncées non par Balzac directement mais par tel ou tel de ses personnages.)

Que cela, amis progressistes qui me lisez, ne vous tienne pas à l'écart de Balzac ; qui, je le rappelle, n'est pas un romancier dont on peut se contenter de picorer l'œuvre immense : il convient de s'y immerger totalement à un bout et de n'en plus ressortir avant d'avoir atteint le bout opposé. Si vous craignez de manquer de souffle, soyez bien sûr que Balzac vous prêtera le sien.

dimanche 24 décembre 2017

Greguerías de Navidad


– La sole était tellement mince qu'on eût dit l'addition présentée sur un plateau d'argent.

– Une lentille avec un ver est la plus petite des horloges à coucou.

– Dans la rue, les ballons des enfants sont morts de peur.

– Les paratonnerres auraient été inutiles lors du déluge. C'est pourquoi ils furent inventés bien plus tard.

– Il vient un moment où le joueur de bandonéon semble laisser échapper une pile de livres qu'il ne pouvait plus tenir entre ses mains.

– Il était de ces hommes qui, dès qu'ils se pincent le nez, sont sûrs de tout.

– Le suc pancréatique est le suc le plus hellénique que nous possédions.

– Les chats pleurent la nuit parce qu'ils auraient voulu naître enfants plutôt que chats.

– Lorsque le Créateur s'aperçut que l'homme s'apprêtait à manger le poulet, il en compliqua les articulations pour rendre son découpage difficile.

– Le bébé se donne le bonjour en prenant son pied dans sa main.

– Les bébés qui tètent leur sucette considèrent les fumeurs de pipe comme des compagnons de landau.

– L'inconvénient du nudisme, c'est de rester collé à la chaise sur laquelle on s'est assis.

mardi 19 décembre 2017

Par la grâce des muses de la téléphonie


Pour des raisons qu'il serait peu intéressant d'exposer ici, nous venons d'acheter un nouveau téléphone ; plus exactement, trois téléphones contenus dans une même boîte, mais, si j'ai bien compris, deux d'entre eux ne sont que les pâles auxiliaires du troisième, celui que nous nommerons donc le “bigo alpha”. Dans le rayon (pardon : le linéaire) du Super U de Saint-Aquilin, deux modèles se proposaient à notre convoitise, l'un à 39 €, l'autre en coûtant une dizaine de plus ; pour rester à la hauteur de notre statut d'enfoirés de nantis, c'est celui-ci que nous élûmes. Je ne dévoilerai pas le nom de l'appareil par souci de discrétion ; disons simplement qu'il commence par giga et se termine par set.  

Nous étions déjà dans la voiture lorsque Catherine, le bébé dans le giron, découvrit sur la boîte les merveilles que l'on nous promettait, sous la forme d'un slogan aussi simple que claquant : Pour des conversations inspirées ! Aussitôt, j'imaginai tout uniment le péril auquel nous venions d'échapper et les félicités prochaines. Eussions-nous choisi le misérable à 39 € que, à peine en ligne, cruellement privés de toute inspiration, après avoir postillonné longuement des “euh” et des “hum”, nous n'aurions plus été capables que de commenter le match de football de la veille, la pauvreté de la nouvelle saison de chasse ou le cliquetis bizarre sous le capot de la bagnole (« Ça doit être un piston qui déconne : j'vois pas d'aut' chose… ») ; cela à notre plus grande vergogne, mais sans être en mesure d'endiguer le flot de banalités vulgaires qui, tels les crapauds du conte, aurait jailli de nos lèvres violies par le mauvais vin ingurgité dès le saut du lit.

Au lieu de quoi, avec notre bijou, nous allions tout naturellement nous mettre à comparer, avec élégance et profondeur, le rôle à la fois poétique et mémoriel de la grive de Montboissier dans les Mémoires d'Outre-Tombe et des clochers de Martinville d'À la recherche d temps perdu ; pour le plus grand bonheur de notre correspondant qui, de son côté, nous répondrait en alexandrins à la rime d'airain, impeccablement césurés à l'hémistiche…

… à condition que lui-même soit équipé d'un téléphone favorisant les conversations inspirées, bien entendu. Dans le cas contraire, s'il a opté pour l'appareil de salaud de pauvre, le risque sera grand de le voir s'obstiner à éructer ses insanités mécaniques et ses platitudes chasseresses, nous faisant irrémédiablement basculer dans le dialogue de sourds.

Par bonheur, comme la surdité du dialogue est la caractéristique première de toute conversation téléphonique, nul ne devrait s'apercevoir de la dissonance.

dimanche 17 décembre 2017

Greguerías del domingo, 2


– Les poules s'installent sur leur perchoir comme si elles s'apprêtaient à assister à une représentation du Don Juan avec le coq dans le rôle principal.

– On dirait que le fer à repasser électrique sert le café aux chemises.

– Le crocodile est une valise qui voyage pour son propre compte.

– La lune est une banque de métaphores en faillite.

– Les cornes du taureau cherchent le torero depuis la nuit des temps.

– Il y a des melons qui ont l'air de fromages, mais ce sont des melons.

– Le calamar est le teinturier des poissons en deuil.

– L'horloge qui retarde est une horloge économe.

– Ce qu'il y a de bien avec le ciel c'est qu'il ne peut pas être envahi de fourmis.

– Il est difficile d'imaginer qu'une tête de mort lisse soit un crâne de femme.

– Une poche trouée est le premier symptôme de la péritonite du costume.

– Les armoires à glaces sont comme des confessionnaux qui savent tout de nos chaussettes reprisées.

vendredi 15 décembre 2017

Poule position [replay]



 Je viens, fouillant les entrailles de la bête (je parle de ce blog), de retomber sur le texte ci-après. Comme il m'a fait sourire, que d'autre part je n'ai nulle autre inspiration pour le quart d'heure, que d'encore autre part, il se trouve que deux jardiniers sont actuellement en train de délimiter un enclos grillagé pour Odette et Nana, j'ai décidé de vous le réinfliger. Voici :

Depuis des générations on me fait une réputation de stupidité incurable, au prétexte que j'aurais, paraît-il, une très fâcheuse tendance à traverser les routes devant le mufle des automobiles, au lieu d'attendre benoitement sur le bas-côté qu'elles aient fini de passer. D'abord, je ferai observer que c'est pure calomnie : je traverse très souvent derrière les voitures ; sauf qu'alors personne ne s'en aperçoit. Car quel conducteur, sur un lacet de campagne, s'aviserait de traquer du regard une poule dans son rétroviseur ? D'autre part, je signale tout de même que j'étais là bien avant vos fichues autos et que je ne vois pas pourquoi ce serait forcément à moi de m'adapter à vos lubies et inventions plutôt que l'inverse. Par conséquent, je m'entêterai à traverser rues et routes comme il me chantera. Et tant pis si je continue à vos yeux de passer pour une dinde.

Partant de ce préjugé que rien ne justifie, les humains ont forgé un certain nombre d'expressions destinées à dauber ma sottise, ma maladresse, ma balourdise, etc. Nager comme une poule dans un tonneau de ferraille ou bien se comporter comme une poule mouillée, ou encore rester telle une poule ayant trouvé un couteau, etc. ; autant de lazzis cruels et attentatoires à ma dignité, venant de créatures qui, je le rappelle, n'hésitent pas à dévorer mes enfants lorsqu'ils sont encore à l'état fœtal, ce qui ne dénote pas beaucoup d'intelligence et encore moins de délicatesse. « On ne fait pas d'omelette sans casser les œufs ! », lâchent-ils de ce ton péremptoire qui les rend si horripilants aux animaux de basse-cour ; et ils s'imaginent être quittes avec ce dicton à la con ? Du reste, s'ils étaient aussi malins qu'ils se croient, il y a beau temps qu'ils auraient imaginé pour nous des protections efficaces contre les renards – je dis ça, je ne dis rien.

La vérité qu'il essaient de cacher est que nous sommes, nous autres gallinacés, largement aussi futés qu'eux ; et même davantage, en un certain nombre de circonstances : contre les désagréments de la chair de poule, par exemple, nous avons tout de même été capables d'inventer les plumes, on ne peut pas en dire autant de tout le monde…

D'autre part, je ferai observer que quand mes poussins brisent leur coquille, dans l'heure qui suit ils font preuve d'une réjouissante débrouillardise et sont tout de suite capables de se nourrir et d'organiser seuls leur petite vie à la ferme ; tandis qu'il faut bien vingt ans aux rejetons humains pour parvenir au même résultat, et encore : à condition de ne pas rater leur bac. D'ailleurs, est-on bien sûr que les petits des hommes se transforment finalement en adultes autonomes, comme il arrive chez les poules et aussi chez leurs mâles chatoyants, gueulards et prétentieux, ces avantageux de la crête que l'on appelle des coqs ? De la même manière que les roses tiennent pour immortels les jardiniers, je ne suis pas la seule, ici, à considérer cela comme une pure légende, aucune d'entre nous n'ayant jamais vu un poussin humain devenir exploitant agricole. Mais il vaut mieux que je m'arrête là, je serais capable de m'énerver et ça risquerait de faire monter mes blancs en neige.

Une dernière chose tout de même : les humains se moquent volontiers de nous quand ils nous voient picorer avec ardeur les minuscules cailloux de la cour ; ce serait pour eux la preuve que nous sommes sans cervelle. Je leur répondrai que, quand on arbore des mines d'extase et des regards vides simplement parce que l'on fume de l'herbe, on devrait la mettre un peu en veilleuse sur les petites habitudes des autres. Les gravillons, au moins, sont en vente libre.

lundi 11 décembre 2017

Deux avatars de Michel Houellebecq


Influencé par de pernicieuses lectures (en l'occurrence Élisabeth Lévy dans Causeur), je me suis risqué sur le roman français contemporain ; deux, coup sur coup. Tout d'abord L'Homme surnuméraire de Patrice Jean, puis L'Art des interstices de Pierre Lamalattie. Si je voulais être méchant, je dirais que j'ai eu l'impression de deux marionnettes que Michel Houellebecq aurait fixé au bout de ses mains pour amuser les petits enfants réactionnaires et désabusés ; mais ce serait nettement excessif. Car ce n'est pas que ces deux romans soient mauvais, fort loin de là : si le deuxième est tout de même un peu long pour le propos qui est le sien, le premier propose une mise en abyme plutôt intéressante et habile. On ne s'y ennuie pas, on sourit assez souvent, on déprime à loisir, on ricane à gogo. Le problème est que chaque page de l'un et de l'autre amène leur lecteur, irrépressiblement, à penser à Houellebecq (et aussi, un peu, à Muray, dans le cas de Lamalattie), et que cette comparaison ne tourne jamais à l'avantage de nos avatars. La quatrième de couverture de L'Art des interstices nous affirme que ce roman est écrit dans un “style incomparable”. Je ne voudrais vexer personne, mais j'ai trouvé le style de M. Lamalattie tout à fait comparable ; et là encore, la mise en regard ne tourne pas à son bénéfice ; d'autant moins qu'il n'est pas toujours bien assuré de sa propre langue (il se vautre sur “éponyme”, par exemple, laisse passer des phrases grammaticalement incorrectes ; sans parler de ce moment où l'un des personnages est conduit au commissariat entre deux gendarmes…). Bref, Michel Houellebecq peut être rassuré : ses dauphins ne sont pas sans valeur, mais la couronne et le sceptre ne risquent pas encore de glisser de sa tête et de sa main.

dimanche 10 décembre 2017

Greguerías del domingo


– Lorsque la femme commande une salade de fruits pour deux, elle parachève le péché originel.

– Dans les laboratoires, on entend murmurer les cobayes : « Ce n'est pas avec des ours blancs qu'ils oseraient faire des choses pareilles. »

– Lorsqu'on a affaire à un être particulièrement mauvais, on n'arrive pas à croire qu'il soit issu de la Sainte Famille qui prit place dans l'Arche ; on se dit que quelqu'un a dû s'embarquer comme passager clandestin.

– On ne saura jamais si la crête du coq se veut couronne ou bonnet phrygien.

– Deux œufs au plat dans une assiette ont l'air de frères jumeaux alors qu'ils ne sont même pas cousins au troisième degré.

– La poule est la seule cuisinière capable, avec un peu de maïs sans œuf, de faire un œuf sans maïs.

– Lorsqu'on renverse de la bière sur soi, on a l'impression d'avoir tenu le benjamin de la maison dans ses bras.

– La lune est un petit miroir impertinent avec lequel la voisine facétieuse renvoie le soleil dans les yeux de son voisin accoudé au balcon.

– Le glaçon tinte dans le verre comme un grelot de cristal au cou du whisky.

– Les chiens nous tirent la langue comme s'ils nous prenaient pour des médecins.

– Le poulet est rôti à point lorsqu'il a pris une couleur de violon.

– Il devrait exister des jumelles olfactives pour percevoir le parfum des jardins lointains.

vendredi 8 décembre 2017

Les “greguerías” de Ramón Gómez de la Serna


Je ne sais pas si, par chez nous, on lit beaucoup l'Espagnol Ramón Gómez de la Serna ; moi, en tout cas, je le fais depuis hier. Deux livres en “panachage” : un roman d'abord, La Femme d'ambre, et ensuite les greguerías. Qu'est-ce qu'une greguería ? Si l'on en croit Valery Larbaud, qui possédait de nombreux dictionnaires, le mot signifie tout à la fois cri confus, clameur indiscernable, brouhaha, criaillerie, ramage, jacasserie, mais sans qu'aucun de ces mots français ne rende pleinement les nuances de l'original castillan. C'est pourquoi l'éditeur (Cent Pages), sagement, a choisi de conserver celui-ci en titre. Mais de quoi s'agit-il ? D'une phrase, ou plutôt d'une affirmation, parfois saugrenue mais pas toujours. Rendons la parole à Valery Larbaud : « La greguería est spontanée, inarticulée, irrépressible, plus physiologique peut-être qu'intellectuelle, ineffablement intime. » Nous voilà bien avancés… Mais alors, comment doit-on se comporter lorsqu'on tombe sur l'une d'elles ? Larbaud : « L'important, la seule chose nécessaire, c'est de savoir l'accueillir, c'est de ne pas la refouler, de ne pas la mépriser, de l'exprimer aussi complètement, d'aussi près que possible, avec tout ce qu'elle contient d'expérience, de prescience, de rappels, d'échos, de prolongements, de vie fragile et passagère. » Bien, bien… Présente-t-elle des dangers, des étocs cachés vicieusement sous la surface ? Larbaud : « Bien des lecteurs dont l'éducation littéraire est achevée considèrent avec stupeur les greguerías. Ils ne comprennent pas de “quelle façon elles sont une surprise”. Ils y cherchent d'instinct une “maxime”, une “pensée”, une épigramme. Ils s'attendent à y trouver de “l'esprit”, un bon mot, une réflexion morale ayant un caractère universel et permanent. Ils cherchent la “pointe”. Et comme ils ne trouvent rien de tout cela, la greguería leur paraît un défi au bon sens, une naïve platitude, le comble du trivial, la chose, entre toutes, qui ne valait pas la peine d'être écrite. »

C'est pour toutes ces raisons, qui n'en sont pas, que j'ai unanimement décidé tout seul de mettre fin aux davilanas du dimanche pour, dès après-demain, vous proposer à la place des greguerías. Elles seront elles aussi livrées en bottes de douze, et leur choix dépendra uniquement de mon bon plaisir du moment. Pour vous mettre en appétit – ou vous le couper radicalement –, en voici une première :

L'épine dorsale est une canne que nous avalons à la naissance.

jeudi 7 décembre 2017

Un curé fou et argentin


Connaissez-vous Leonardo Castellani ? Probablement pas ; moi-même j'ignorais son existence il y a encore quelques jours. Argentin, né dans ce pays en 1899 et mort dans sa capitale en 1981, il était prêtre, théologien, romancier, poète et polémiste féroce. En plus de sa langue natale, il parlait couramment le français, l'italien, l'allemand, l'anglais, plus un peu d'hébreu et de portugais ; bien entendu, il lisait couramment le grec et le latin. Il était jésuite, mais si encombrant et remuant, si volontiers sarcastique envers ses maîtres, que la Compagnie a fini par le chasser de son giron. Il a écrit et publié plusieurs dizaines de livres, dans tous les genres, sans compter les milliers d'articles donnés aux journaux et revues. Jusqu'à présent, rien, rigoureusement rien de lui n'était disponible en français (à part La catharsis catholique dans les exercices spirituels d’Ignace de Loyola, sa thèse de philosophie qui, rédigée à Paris, le fut directement en notre langue). C'est pourquoi il faut rendre à Érick Audouard l'hommage qu'il mérite, pour avoir traduit ce choix de textes de celui que ses ennemis – et Dieu sait s'il en avait – avaient surnommé le curé fou ; hommage que partagera Pierre-Guillaume de Roux qui a édité Le Verbe dans le sang.

Leonardo ne mâchait ni ses mots ni sa pensée. Il fait souvent penser à une sorte de Quichotte furibond qui, au lieu d'une lance, brandirait la Croix. Sa verve est aiguë, et c'est un pourfendeur de premier ordre, surtout quand il s'attaque aux statues les plus solides, que ce soit celles de Rousseau, de Hobbes, de H.G. Wells et même, suprême audace, la plus indéboulonnable de toutes pour un Argentin : celle de Sa Majesté Jorge Luis Borges. Mais toutes ses polémiques, toute cette alacrité critique se ramèneraient à peu de chose sil elles n'étaient constamment arc-boutées sur une foi exigeante, sur un sens et des impératifs moraux trempés dans le même acier que sa plume. Une lecture à la fois revigorante et réjouissante, donc, notamment dans les portraits qu'il brosse d'un certain nombre d'écrivains. Même lorsqu'il les admire, sa lucidité et son recul font qu'il ne ferme jamais les yeux sur leurs côtés médiocres ou déplaisants, si jamais il lui semble qu'ils en ont. C'est notamment le cas pour Léon Bloy, dont il dit qu'il mendiait sur ses grands chevaux. Il n'y a guère que G.K Chesterton pour trouver entièrement grâce à ses yeux. En revanche, Anatole France ressort en lambeaux de l'article qu'il lui consacre dès les années 30. On souhaite que d'autres traductions suivent, mais on se rend bien compte que l'espoir reste  faible : le curé fou n'est guère dans l'esprit du temps. Par exemple ceci : « On peut être nationaliste sans avoir de foi chrétienne, par simple bon sens. Répétons-le, l'attachement que nous éprouvons pour la terre de nos pères est naturel, et l'amour de la patrie, tel qu'il a été façonné par notre civilisation, est une réalité, non une utopie. Il ne peut exister de patriotisme universel qui ne soit au bout du compte une adoration de l'homme par lui-même (de l'homme-Dieu ou de l'homme-contre-Dieu). Et tant qu'il y aura des hommes, il ne pourra cesser d'exister un patriotisme argentin, français, anglais, etc. Nous défendons la nécessité de la nation. Pour nous, une nation est un regroupement naturel d'êtres humains déterminés par des impératifs spirituels, culturels, historiques et géographiques irrévocables. »

Merci bien, Monsieur le curé, merci bien.

lundi 4 décembre 2017

Ma Dora à moi


Depuis ce matin – j'écris dimanche midi – je repense à Dora. Nous nous sommes côtoyés, elle et moi, en 1971 et 1972, durant les neuf mois et demi que dure une année scolaire ; nous étions en classe de seconde C, au lycée de Châteaudun, qui ne s'appelait pas encore Émile-Zola, mais simplement Civry, du nom de la rue qui longeait sa façade. C'est d'ailleurs pendant que j'y étais élève qu'à la suite d'une sorte de référendum interne il avait pris son nom actuel. Ce choix avait un peu excité la verve de notre professeur de français : M. Tournier (Jean-Christophe) trouvait que ces Beaucerons n'étaient vraiment pas rancuniers, après l'image que Zola avait donnée d'eux dans La Terre. Mais revenons à Dora.

Je ne crois pas qu'elle me plaisait particulièrement ; qu'elle provoquait cet alliage d'attendrissement rêveur et de brusque excitation par quoi se manifeste l'éveil amoureux chez les mâles de 15 ans. Mais je me souviens que je trouvais son sourire très doux, timide, vacillant, presque apeuré. Aussi qu'elle portait des lunettes, aux verres probablement assez épais, et parfois des pantalons de velours à larges côtes comme on les faisait à cette époque. Je veux pour preuve de ma relative indifférence envers elle le fait que j'ai oublié son nom et son prénom véritable.

C'est une règle qu'avait instituée notre professeur d'allemand (seconde langue) de cette année-là : pour ne pas que nos noms à consonance française créent des hiatus pénibles à son oreille lorsqu'il s'adressait à l'un de nous en allemand, il nous avait à tous attribué un prénom germanique, en le choisissant de même initiale que notre nom de famille ; c'est ainsi que, neuf mois et demi durant, et trois heures par semaine, je fus Günter. Et mon inconnue au sourire vacillant devint Dora.  Je n'ai pas souvent pensé à elle, ces quarante-cinq dernières années ; si elle a resurgi tout à l'heure, peu après l'aube, c'est que j'ai commencé à lire la Dora Bruder de Patrick Modiano, autre fantôme, celui-là perdu rapidement dans le brouillard d'une nuit métallique balayée du faisceau des projecteurs à vocation létale. J'espère que ma Dora à moi, modianesque en ceci que son véritable nom m'échappera toujours, a connu une existence plus douce. Et je me demande s'il lui arrive de repenser à ce Günter de la classe d'allemand, dont le nom de famille commençait par un G.


Rajout de quelques heures plus tard : alors que j'étais retourné à la lecture du roman de Modiano, le véritable prénom de ma Dora a refait surface d'un coup : elle s'appelait Blandine ; ce dont je lui sais gré, aucun autre prénom ne pouvant mieux s'accorder avec son sourire qui me reste.

dimanche 3 décembre 2017

Nos dimanches Dávila, 15


– Devant une pensée adverse, la pensée réactionnaire ne se bloque pas dans un rejet indigné. Elle essaie, au contraire, de l'assimiler, confiante en sa capacité de se nourrir de sucs vénéneux.

– Limitons notre ambition à pratiquer contre le monde moderne un sabotage spirituel méthodique.

– Le conformisme obsolète est un scandale pour le conformisme en vigueur.

– Les prises de position révolutionnaires de la jeunesse moderne sont des preuves irréfutables de ses aptitudes à la carrière administrative. Les révolutions sont de parfaites couveuses à bureaucrates.

– Après une conversation avec quelqu'un de “bien moderne” nous constatons que l'humanité s'est dégagée des “siècles de foi” pour aller s'embourber dans les siècles de crédulité.

– Ayant promulgué le dogme de l'innocence originelle, la démocratie conclut que le coupable du crime n'est pas l'assassin qui convoite, mais la victime qui a excité sa convoitise.

– La crucifixion, selon le christianisme d'aujourd'hui, ne fut qu'une lamentable erreur judiciaire. La faculté de percevoir la mystérieuse nécessité de l'horreur a disparu avec le théâtre grec et les autels chrétiens.

– La plus grande faute du monde moderne n'est pas d'avoir incendié les châteaux, mais d'avoir rasé les chaumières. Ce qu'on voit s'effacer, au fil du XIXe siècle, c'est la dignité des humbles.

– N'espérons pas que la civilisation renaisse, tant que l'homme ne se sentira pas humilié de se consacrer corps et âme à des tâches économiques.

– Comment supporter ce monde moderne si nous ne commencions pas à percevoir une lointaine rumeur d'agonie ?

– La littérature ressuscitera quand on renoncera à “changer le monde”.

– La ferveur du culte que le démocrate rend à l'humanité n'a d'égale que la froideur par laquelle il manifeste son manque de respect pour l'individu. Le réactionnaire, lui, dédaigne l'homme, sans trouver aucun individu méprisable.

vendredi 1 décembre 2017

La preuve par le chien


La famille G., du Plessis-H., s'est agrandie en octobre

mercredi 29 novembre 2017

Si je n'étais pas anglais…


C'est un court dialogue que l'on trouve quelque part chez Jules Verne, qui m'a beaucoup frappé quand je l'ai lu, il doit y avoir un peu plus de cinquante ans ; il met en scène un Français et un Anglais. Le premier, pour faire l'aimable, dit : « Si je n'étais pas français, je voudrais être anglais ! » Et l'autre, imperturbable comme tout sujet britannique doit l'être dans un roman de Verne, lui répond : « Moi, si je n'étais pas anglais, je voudrais être anglais. »

Quand je dis que cet échange se rencontre quelque part chez Jules Verne, c'est que je ne parviens pas à me souvenir avec certitude de quel Anglais il s'agit – bien que je sois sûr que c'est lui le personnage principal du roman où l'on trouve ce dialogue. Je balance entre Phileas Fogg et le capitaine Hatteras. En réalité, je penche assez fortement du côté Hatteras, mais sans parvenir à une certitude qui serait pourtant bien rassurante : je ne saurais dire pourquoi, mais je vois finalement assez mal Phileas Fogg avoir ce type d'échange avec Passepartout ; ça ne cadre pas avec l'image que j'ai d'eux, mais il est vrai que cette image est bien floue, n'ayant pas lu Le Tour du monde en 80 jours depuis environ un demi-siècle. Car je dois vous avouer une chose : Jules Verne m'emmerde profondément.

lundi 27 novembre 2017

… et il s'est éteint absolument comme une lumière où il n'y a plus rien.

Si Roger Stéphane n'avait fait que cela dans toute son existence, il faudrait tout de même lui rendre grâce. Son portrait de Marcel Proust date de 1961, il dure environ 55 minutes. On y voit et entend, vivants, des gens qui, depuis, sont à leur tout entrés dans la grande bibliothèque silencieuse de l'histoire : François Mauriac, Jacques de Lacretelle, Jean Cocteau (qui raconte visiblement n'importe quoi, comme s'il inventait à mesure ; et notamment la fameuse histoire des nouilles froides, qui fera bondir d'indignation Céleste Albaret, dans ses propres mémoires), Paul Morand et Madame, la princesse Soutzo, Emmanuel Berl, Daniel Halévy (le camarade du lycée Condorcet qui, à près de 90 ans, en paraît 20 de moins et qui devait mourir quelques mois après l'enregistrement). Et puis, bien sûr, Céleste. J'ai beau chercher, je ne parviens pas à trouver quelque chose dont je pourrais dire qu'elle me donne une impression de tristesse aussi poignante, aussi irrémédiable que le récit des dernières heures de Marcel Proust par Céleste Albaret.

Prenez une heure de votre temps, aujourd'hui ou plus tard, que vous soyez ou non un familier de l'écrivain et de son œuvre, pour regarder ce document qui fait honneur à ceux qui l'ont conçu et mené à bien.

(Rajout du 29 novembre : un commentateur avisé vient de me signaler que ma version de cette émission était non seulement “pourrie” mais incomplète. Je l'ai donc aussitôt remplacée par celle que l'on peut voir désormais, proposée par ses soins.)

dimanche 26 novembre 2017

Nos dimanches Dávila, 14


– Persuadés d'avoir rendez-vous avec une idée dans un palais, nous nous réveillons le plus souvent avec un lieu commun dans un lupanar.

– Mettre en rage l'homme typiquement moderne est le signe irréfutable qu'on a visé juste.

– Notre société tient à avoir des dirigeants élus pour que le hasard de la naissance ou le caprice du monarque ne viennent pas tout à coup livrer le pouvoir à un homme intelligent.

– L'amour de la pauvreté est chrétien, mais l'adulation du pauvre est une pure et simple technique de recrutement électoral.

– “Avoir le courage de s'accepter” est l'une des nombreuses formules modernes qui tâchent à occulter la bassesse de l'homme en appelant difficile ce qui est facile. L'esprit moderne affirme que rien ne demande plus d'efforts à l'homme que de céder à son animalité.

– De nos jours, les cohortes disciplinées des “rebelles” défilent au milieu des ovations frénétiques de la foule et sous la protection des autorités civiles et ecclésiastiques, tandis que les “conformistes”, persécutés, s'enfuient pour aller conspirer en des lieux solitaires.

– Les opinions révolutionnaires ouvrent la seule carrière, dans la société actuelle, qui assure une position sociale respectable, lucrative et paisible.

– Cela fait deux siècles que le peuple a sur le dos non seulement ceux qui l'exploitent, mais aussi ses libérateurs. Son dos s'est courbé sous ce double poids.

– N'ayant pas obtenu que les hommes pratiquent ce qu'elle enseigne, l'Église actuelle a décidé d'enseigner ce qu'ils pratiquent.

– Les gens de gauche ne sont pas les représentants des pauvres, mais les délégués des idées pauvres.

– Dans des sociétés où tous se croient égaux, l'inévitable supériorité de quelques-uns fait que les autres se sentent des ratés. Inversement, dans des sociétés où l'inégalité est la norme, chacun s'installe dans sa différence, sans ressentir le besoin, ni concevoir la possibilité, de se comparer aux autres. Seule une structure hiérarchique a des égards envers les médiocres et les humbles.

– Mes frères ? Oui. – Mes égaux ? Non. Parce qu'on a des petits frères et des grands frères.

vendredi 24 novembre 2017

Rémi Usseil et son grand jeu de miroirs temporels

De même qu'un triptyque ne saurait se contenter de deux panneaux, ni un trépied d'une paire de jambes, il était bien normal qu'après Berthe au grand pied puis Les Enfances de Charlemagne, Rémi Usseil nous offrît le troisième volet d'une œuvre que l'on pressentait dès l'origine trilogale. Avec Rolandin, nous ne sortons pas de la famille carolingienne. Le point de départ est aussi simple qu'éternel : Gisèle, la sœur de Charlemagne, et l'avantageux Milon, duc d'Anjou, sont amoureux l'un de l'autre, mais le roi de France s'oppose à leurs épousailles : on se croirait dans un livret d'opéra romantique (George Bernard Shaw, je crois que c'est lui, disait : « Un opéra, c'est un ténor et une soprano qui veulent coucher ensemble, et un baryton qui les en empêche. »). Sauf que, ici, malgré tous ses prestige et autorité, le baryton se fait flouer : Gisèle et Milon jouent malgré lui – et un peu malgré eux – à la bête à deux dos, puis sont contraints de fuir vers l'Italie pour échapper à la colère du futur empereur. C'est aux abords de la ville de Sutre, emprès Viterbe, que Gisèle met au monde le fruit de ses amours pécheresses avec Milon : Roland, le futur héros de Roncevaux, très vite sobriqué Rolandin. Ce sont les premières années du chevalier en devenir que nous conte Rémi Usseil.

Mais est-ce bien lui que nous lisons ? Lui appartient-elle vraiment, cette langue admirable, qui semble couler librement, s'engendrer elle-même sans effort, comme les plus grands pianistes parviennent à s'effacer totalement derrière le compositeur auquel ils prêtent leurs doigts et leur esprit ? Cette langue est le résultat d'une alchimie difficile à expliquer. C'est celle que s'est forgée Rémi Usseil, comme il le prouve dans son préambule  – remarquable de tranquille érudition, et d'une modestie si naturelle que le lecteur aurait presque l'impression de savoir de longue date ce qu'il est tout juste en train d'apprendre –, mais éclairée de l'intérieur, enrichie, fécondée par ce parler d'oc oïl [comment ai-je pu commettre une bévue aussi consternante ?] qu'Usseil maîtrise mieux que moi le français inclusif. En un mot : est-ce bien lui qui écrit ce livre que nous lisons ? Il faut répondre : non. D'abord parce qu'il nous prévient d'emblée qu'il ne fait que transcrire le rouleau qu'un docte moine avait écrit en latin, après avoir, passant par Sutre, recueilli les témoignages de ses habitants quant aux hauts faits de l'enfançon Roland. Et ce “il” ne peut encore être Rémi Usseil. Alors qui est-il ? Aucune indication précise ne nous est donnée à son sujet. Est-il un clerc ? Un trouvère ? On l'imagine homme d'un Moyen Âge plus récent que ce qu'il nous conte ; du XIIIe siècle, peut-être ? Ou un peu plus vieux que cela : il n'est pas impossible qu'on l'ait vu passer à la cour d'Aliénor, en Aquitaine… Toujours est-il que je tiens ce narrateur pour la principale création d'Usseil dans cet ouvrage, celle qui lui donne son relief, sa force, son originalité, même par rapport aux deux précédents, où sa présence me semblait moins affirmée, moins libre, moins naturelle, moins vivante. Du coup, voilà : en ouvrant Rolandin, on croit avoir affaire à un livre, et on se retrouve plongé dans un kaléidoscope, un jeu de miroirs temporels dont Usseil, en démiurge, a seul la maîtrise des facettes ; et c'est la multitude de ces reflets qui nous donne cette impression d'une histoire intensément vraie, qui nous permet d'accepter le merveilleux comme s'il allait de soi, qui nous fait redevenir, fugitivement, pâlement, l'un de ces hommes qui croyaient assez fort au Ciel pour bâtir Notre-Dame de Chartres ou partir délivrer le tombeau du Christ.

Est-ce à dire que Rémi Usseil disparaît totalement de son œuvre ? Qu'il s'est dissout entièrement dans ce narrateur à qui il a confié la plume ? Non, il réapparaît, de çà, de là, fort discrètement, tels ces peintres qui se représentaient dans un coin bas de leurs tableaux, simple silhouette au milieu d'un groupe. Il le fait d'une touche si légère que le lecteur pourra fort bien ne pas tenir compte de ces petites lumières qu'il fait clignoter par endroits et qui, elles, arrivent tout droit de notre siècle : c'est sa suprême élégance. Mais comment ne songerait-il pas à lui-même, au moins un peu, lorsque, à la toute fin de sa chanson, il fait ainsi s'exclamer son narrateur : « On doit louer ceux qui s'appliquent à garder en leur remembrance  les hauts faits des prudhommes du passé ! » Puis, parlant de ceux qui méprisent toutes ces “vieilleries”, de Roland, d'Olivier et des autres, il ajoute : « Ceux-là n'ont point mon estime. Ils ont le cœur si pourri et si dégénéré que le récit de nobles exploits du passé ne saurait les émouvoir, de sorte que, n'ayant point de beaux exemples à méditer, ils n'entreprennent jamais rien de grand. Lorsqu'ils meurent, sans avoir rien fait qui vaille la  peine qu'on en parle, ils sont aussitôt oubliés de tous. Mais de Charlemagne et de Roland on se souviendra, tant qu'il y aura de nobles cœurs et de grandes âmes. » Ne peut-on voir là quelque chose comme une leçon donnée aux hommes du XIIIe siècle par l'un de leurs contemporains ? Leçon qui aurait déjà traversé les temps et deviendrait avertissement pour nous, gens du XXIe ?

Je ne vous dirai rien des péripéties qui vous attendent dans Rolandin ; seulement qu'il y est question d'amour, de fidélité, d'honneur, de respect, de lignage, de bravoure, de récompense et de pardon, entre autres choses. Aucun de ces mots, bien sûr, ne figure dans le “glossaire des termes désuets” que Rémi Usseil a établi en fin de volume. Mais il n'est pas impossible que, si on venait à rééditer Rolandin d'ici quelques lustres, il faudrait songer à les y introduire. En attendant ces temps barbares, piquons droit sur l'Italie de Roland !

mardi 21 novembre 2017

L'invention d'un mythe : Al-Andalus


Qui est Serafín Fanjul ? Un historien arabisant et islamologue espagnol, qui semble faire autorité dans son domaine : je vous laisse aller consulter sa courte fiche sur le Wikipédia français. Ce qui nous importe, c'est que vient de paraître en français, réunis en un seul gros volume, les deux livres qu'il a consacrés à ce mythe en grande partie inventé à l'époque romantique, celui d'une Espagne arabisée qui aurait été, avant la lettre, un vrai petit paradis de vivre-ensemble, un parangon de tolérance religieuse, un précipité de bénévolence ; autant d'images d'Épinal que l'on peut encore se faire servir, presque quotidiennement, de nos jours, et avec d'autant plus de force qu'il importe davantage de persuader aux populations autochtones de l'Europe occidentale que des injections toujours augmentées d'islam leur seraient profitables et douces.

Fanjul n'a pas écrit un pamphlet, ni un manifeste, encore moins un tract : toutes choses qui seraient à peu près sans intérêt. Se servant d'une érudition vertigineuse, appuyé sur des sources encyclopédiques, imprégné par une longue et intime connaissance du monde musulman et de la culture arabe, il démonte un par un les arguments – qui confinent assez souvent au délire pur – des historiens et écrivains arabophiles, principalement espagnols (car le politiquement correct fait tout autant rage outre-Pyrénées qu'ici) mais pas seulement. Étudiant aussi bien la toponymie que la musique “folklorique”, l'architecture populaire que les us culinaires, les techniques de céramique que le vêtement, et d'autres champs encore, il met en évidence le peu de traces qu'a laissées l'invasion maure dans le substrat ibérique, goth et romain. Un chapitre entier est consacré au flamenco, dont Fanjul montre qu'il n'a jamais rien eu à voir avec la musique dite “arabo-andalouse”, ne serait-ce que chronologiquement puisqu'il est né plusieurs siècles après que les derniers conquérants eurent repassé le détroit de Gibraltar. Il met surtout en pièces cette fiction bisounoursonne d'une domination toute paternelle, qui n'aurait été que bienveillance envers les chrétiens et les juifs, et cela sans occulter les violences de la Reconquista. Si l'on suit Fanjul sur son terrain, la situation de l'Espagne musulmane faisait nettement moins penser à on ne sait quelle Arcadie qu'à l'apartheid sud-africain.

Dans la brève introduction rédigée pour cette édition francophone, Fanjul note que ses adversaires, ne voulant pas se risquer, ou ne le pouvant pas, à le contrer sur le fond, sur la masse de ses sources et références, sur les enseignements qu'il en tire, a choisi les attaques ad hominem, se contentant de lui coller sur le front toutes ces étiquettes, déjà bien délavées et supposées flétrissantes, qui se terminent généralement en “phobe”. Ce qui n'étonnera personne, de ce côté-ci de la Bidassoa.

dimanche 19 novembre 2017

Nos dimanches Dávila, 13


– Le  monde moderne n'est pas une calamité définitive. Il y a des dépôts d'armes clandestins.

– Une discipline est scientifique quand elle n'exige pas que celui qui l'exerce soit intelligent. La science est ce que seul un homme intelligent invente, mais que n'importe quel imbécile pratique.

– L'envieux aime à se moquer des riches en demandant à quoi leur sert leur argent : il oublie, ce faisant, qu'il leur sert à provoquer l'envie des envieux.

– Nous ne devons pas écrire comme nous parlons, mais comme nous devrions parler.

– Une nation civilisée ne doit admettre d'être gouvernée que par des sceptiques.

– Les artistes modernes ont tellement l'ambition de se distinguer les uns des autres que cette même ambition les regroupe en une seule espèce.

– Il n'y a pas d'absurdité en laquelle l'homme moderne ne soit capable de croire, pourvu qu'il évite ainsi de croire en Jésus-Christ.

– La grande ambition de l'artiste actuel, c'est que la société le couvre d'opprobre et la presse d'éloges.

– La Révolution française paraît admirable à celui qui la connaît mal, terrible à celui qui la connaît mieux, grotesque à celui qui la connaît bien.

– La récente apparition d'une littérature de professeurs nous a réconciliés avec la littérature des journalistes.

– L'égalitarisme n'est pas respect des droits de ceux qui viennent derrière nous, mais allergie aux droits de ceux qui sont devant nous.

– Un grand écrivain n'est pas celui qui nous paraît grand, mais celui qui nous paraît être, pendant que nous le lisons, le seul grand.

jeudi 16 novembre 2017

Cathédrales en Bern


Un très bel et très roide article de Jérôme “Georges” Vallet.

mardi 14 novembre 2017

Exécution d'un garçon coiffeur par un chauve triomphant

Ygor Y. en villégiature perchée au Plessis-Hébert

Je viens de retomber, à la suite de déambulations qu'il serait vain de reconstituer, sur un magistral texte que, en 2012, ses yeux enfin dessillés, l'ami Ygor Yanka consacrait à Juan Asensio, dont je vous entretenais naguère. Il est certes assez long, mais mérite d'être savouré dans son entier. Si l'on n'en a pas encore assez, on lira aussi avec jubilation et profit le texte que, de son côté, l'excellent Pierre Cormary consacrait au même as de la brillantine, et que Yanka donne en lien dans son propre billet ; lequel se trouve ici.

Si l'on n'en a pas encore assez (bis), je ne peux qu'encourager à se plonger dans la masse des commentaires, et notamment, bien entendu, ceux du shampooineur himself.

dimanche 12 novembre 2017

Nos dimanches Dávila, 12


– Le pauvre n'envie pas chez le riche les possibilités de nobles comportements que la richesse lui procure, mais les abjections qu'elle lui permet.

– Ne médisons pas du nationalisme. Sans la virulence nationaliste il y a beau temps que l'Europe et le monde seraient soumis à un empire technique, rationnel, uniforme. Faisons crédit au nationalisme d'au moins deux siècles de spontanéité spirituelle, de libre expression de l'âme nationale, de riche diversité historique. Le nationalisme aura été le dernier spasme de l'individu avant la mort grisâtre qui l'attend.

– Si stupide que soit un catéchisme, il l'est toujours moins qu'une profession de foi personnelle.

– Les grands écrivains, depuis le romantisme, sont des prisonniers qui secouent frénétiquement les barreaux de la geôle qu'est devenu le monde sans Dieu.

– Vivre avec lucidité une vie calme, simple, discrète, au milieu de livres intelligents, en aimant quelques êtres choisis.

– La phrase doit avoir la dureté de la pierre et le frémissement de la feuille.

– Un peu de patience dans nos relations avec les sots nous évite de sacrifier notre bonne éducation à nos convictions.

– En un siècle où les médias publicitaires divulguent un nombre infini de sottises, l'homme cultivé ne se définit pas par ce qu'il sait, mais par ce qu'il ignore.

– Les aristocraties sont les enfantements normaux de l'histoire, les démocraties en sont les avortements.

– Il ne suffit plus que le citoyen se résigne, l'État moderne exige qu'il soit complice.

– Rien ne donne plus d'aisance au révolutionnaire pour ordonner d'innombrables exécutions que de se savoir opposé à la peine de mort.

– L'indifférence à l'art se trahit par la solennité pompeuse des hommages qu'on aime à lui rendre. Le véritable amour se tait ou sourit.

mercredi 8 novembre 2017

Quand Juan Asensio lève la patte arrière

Je ne découvre qu'aujourd'hui, et par le plus parfait des hasards, le billet que Juan Asensio a bien voulu consacrer à En territoire ennemi, le 18 septembre dernier. En avisant le titre (En territoire ennemi de Didier Goux, Dupont Lajoie de la critique (dite) littéraire), je jubilais d'avance, à la pensée du flot d'ordures et d'imprécations mousseuses qui devait m'attendre ; l'homme est si prévisible, ses bavures (au sens premier) si impeccablement programmées, qu'il ne pouvait en aller autrement. J'étais encore, pour mon plus grand bonheur, très en dessous de la réalité. Ensuite, j'ai nettement eu l'impression, depuis le temps que je n'avais pas essayé de m'enfoncer dans le marécage de sa prose asilaire, que le cas de Juan s'était considérablement aggravé, qu'il faisait désormais du Ansensio au carré. Rien que les proportions de ce palud : sur 33 000 signes au total (ce qui est déjà une preuve patente de dérangement mental, il me semble), il ne commence à être question de moi qu'au bout de 21 000, lesquels forment un magma préambulatoire dont je serais en peine de dire ce qu'il entend signifier. Enfin, on en arrive à mon pauvre bouquin (après un détour par ma personne, évidemment coupable (en vrac) de racisme crématorifère, de front-nationalité endémique, d'ivrognerie perpétuelle, de camusisme aigu, plus deux ou trois autres tares de moindre importance). Là, le tombereau de détritus s'épand comme prévu ; mais d'une manière si outrée, si écumante, avec une sorte d'hystérie de femelle en manque, qu'elle provoque rapidement le rire le plus franc, ce qui n'était probablement pas son but premier. À mesure que la logorrhée se déverse et que le dégorgeoir s'emplit, on a l'impression de voir un dément en crise, martelant des poings et des orteils les parois capitonnées de sa cellule de confinement. On repense irrésistiblement à ce que Léon Daudet disait de la prose de Jean Lorrain : « Le clapotement d'un égout servant de déversoir à un hôpital. »

(Au passage, Asensio me reproche par trois fois de tenir un journal interminable : il me semblait, moi, que c'était justement le propre d'un journal, de ne jamais se terminer, sinon avec la vie de celui qui le tient.)

Mon idée première était, après ce prologue si peu asensoïdal dans sa concision, de composer un petit florilège des éructations les plus drolatiques du forcené. Je me suis donc astreint à relire entièrement ce long pensum boursouflé de graisse jaune pour y trouver mes perles. Or, de perles point. Il n'y a même pas ça : juste un flot épais qui s'écoule entre deux rives désertes. Rien à y repêcher, même dans le genre grand-guignol. Pour les téméraires qui aimeraient se faire une idée, c'est ici que ça fermente.

Où ça devient vertigineux, c'est lorsqu'on s'aperçoit que, ayant compris dès les premières pages qu'il avait entre les mains un livre situé bien au-dessous du nul, Asensio s'est tout de même astreint à le lire jusqu'à la dernière, texte après texte, qui plus est en prenant des notes. Il ferait presque peur, ce grand garçon-là. 

Les étonnements de Guillaume Francœur


C'est un nom qui évoquait à peine. Longtemps j'ai su qu'avait vécu un homme du nom d'André Fraigneau, mais rien de plus : j'eusse été incapable de citer le titre de l'un de ses romans, je n'aurais même pas osé affirmer qu'il en avait écrit. J'ai déjà oublié par quel biais, il y a quelques semaines, deux pas plus, il a repassé dans le bon sens la ligne de démarcation entre indifférence et intérêt. Aussitôt, comme il m'arrive de plus en plus fréquemment avec les écrivains morts que je n'ai jamais lus, il m'est apparu qu'il me fallait réparer cela de toute urgence ; que c'était comme un devoir qui m'incombait ; que, sans moi, sans une lecture même rapide, nonchalante, interrompue, une âme allait continuer d'errer dans ces limbes particulières que l'on appelle généralement des bibliothèques. J'ai donc acheté Les Étonnements de Guillaume Francœur, livre qui regroupe trois romans assez courts formant trilogie. J'ai tout de suite lu le premier, L'Irrésistible, et j'ai su que je venais de rencontrer un superbe écrivain, à la langue à la fois drue et sinueuse, dont les phrases paraissent nimbées de cette lumière particulière à l'adolescence, où se mêlent intimement une avidité joyeuse d'être au monde et un sérieux millénaire. On sent bien que ce Guillaume-là doit tout à son créateur, en est le double écrit, et que nous lisons ce qu'on appelle un roman d'initiation, moins sucré que Le Grand Meaulnes et moins ennuyeux que les interminables Deux Étendards de Rebatet. Pour explorer d'autres facettes, j'ai voulu lire aussi les articles et portraits que ce chroniqueur infatigable – et qui, comme on dit, “connaissait tout le monde” – a donné aux journaux et aux revues durant l'essentiel de sa vie ; lecture savoureuse là encore, regard particulier, éclairage tout personnel, langue d'écrivain.

Mais alors, pourquoi fréquente-t-on si peu André Fraigneau, malgré la tentative de résurrection que lui ont offerte, dans les premières années de l'après-guerre, ces croisés littéraires qui se nommaient Déon, Nimier ou encore Jacques Laurent ? Eh bien, parce qu'il y avait eu la guerre, précisément ; et que, en 1941, André Fraigneau a eu l'inopportune idée d'accepter l'invitation à La Croisière s'amuse du Dr Goebbels. Tête peu politisée, pas idéologue pour un sou, Fraigneau semble avoir accepté ce voyage en Allemagne pour des raisons similaires à celles de Marcel Jouhandeau, qui en était aussi : tous ces jeunes Teutons, dans leurs superbes uniformes noirs, lui étaient d'un irrésistible attrait. Il s'en est suivi, comme bien l'on pense, de drastiques mesures d'isolement, prises par le comité d'épuration des lettres, fermement tenu par les communistes avec l'épaulement de quelques supplétifs catholiques zélés, ces petits censeurs à la croix de bois.  Sans doute que, s'il avait été plus roublard, plus doué pour les relations publiques, Fraigneau aurait pu, après quelques années purgatives, s'offrir une seconde carrière, à la Morand ou à la Chardonne. Mais cela aurait été trop demander à cet élégant qui pratiquait volontiers l'art du retrait, semble-t-il : après s'être beaucoup et superbement étonné, Guillaume Francœur devait être un peu las. Il attendait son heure ; il m'attendait, moi à la suite de quelques autres, plus anciens, fidèles, fervents.