lundi 4 décembre 2017

Ma Dora à moi


Depuis ce matin – j'écris dimanche midi – je repense à Dora. Nous nous sommes côtoyés, elle et moi, en 1971 et 1972, durant les neuf mois et demi que dure une année scolaire ; nous étions en classe de seconde C, au lycée de Châteaudun, qui ne s'appelait pas encore Émile-Zola, mais simplement Civry, du nom de la rue qui longeait sa façade. C'est d'ailleurs pendant que j'y étais élève qu'à la suite d'une sorte de référendum interne il avait pris son nom actuel. Ce choix avait un peu excité la verve de notre professeur de français : M. Tournier (Jean-Christophe) trouvait que ces Beaucerons n'étaient vraiment pas rancuniers, après l'image que Zola avait donnée d'eux dans La Terre. Mais revenons à Dora.

Je ne crois pas qu'elle me plaisait particulièrement ; qu'elle provoquait cet alliage d'attendrissement rêveur et de brusque excitation par quoi se manifeste l'éveil amoureux chez les mâles de 15 ans. Mais je me souviens que je trouvais son sourire très doux, timide, vacillant, presque apeuré. Aussi qu'elle portait des lunettes, aux verres probablement assez épais, et parfois des pantalons de velours à larges côtes comme on les faisait à cette époque. Je veux pour preuve de ma relative indifférence envers elle le fait que j'ai oublié son nom et son prénom véritable.

C'est une règle qu'avait instituée notre professeur d'allemand (seconde langue) de cette année-là : pour ne pas que nos noms à consonance française créent des hiatus pénibles à son oreille lorsqu'il s'adressait à l'un de nous en allemand, il nous avait à tous attribué un prénom germanique, en le choisissant de même initiale que notre nom de famille ; c'est ainsi que, neuf mois et demi durant, et trois heures par semaine, je fus Günter. Et mon inconnue au sourire vacillant devint Dora.  Je n'ai pas souvent pensé à elle, ces quarante-cinq dernières années ; si elle a resurgi tout à l'heure, peu après l'aube, c'est que j'ai commencé à lire la Dora Bruder de Patrick Modiano, autre fantôme, celui-là perdu rapidement dans le brouillard d'une nuit métallique balayée du faisceau des projecteurs à vocation létale. J'espère que ma Dora à moi, modianesque en ceci que son véritable nom m'échappera toujours, a connu une existence plus douce. Et je me demande s'il lui arrive de repenser à ce Günter de la classe d'allemand, dont le nom de famille commençait par un G.


Rajout de quelques heures plus tard : alors que j'étais retourné à la lecture du roman de Modiano, le véritable prénom de ma Dora a refait surface d'un coup : elle s'appelait Blandine ; ce dont je lui sais gré, aucun autre prénom ne pouvant mieux s'accorder avec son sourire qui me reste.

22 commentaires:

  1. J'espère de tout cœur que votre Dora à vous, va vous lire, qu'elle se reconnaîtra, et que s'ensuivra une amitié merveilleuse comme il peut s'en construire avec ceux avec lesquels nous partageons des souvenirs de jeunesse.

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    1. Eh bien, moi, je n'espère rien de tel, bien persuadé que nous n'aurions rigoureusement rien à nous dire.

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    2. Ainsi, vous auriez un versant nihiliste qui vous empêcherait d'espérer ? Eh bien, tant pis pour vous !

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  2. Ne commettez pas l'erreur de ma classe du Lycée Français de Lisbonne (mixte) qui a organisé un dîner de retrouvailles 60 ans après la terminale de 1955, année où nous nous étions vus pour la dernière fois...Les belles jeunes filles de 16-17 ans en avaient 76-77, et, le plus incroyable de tout : cela m'a fait un choc, je ne m'y attendais pas.

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    1. Soyez sans crainte : c'est une erreur que je ne commettrai pas.

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    2. Comme je vous comprends ! S’il est une chose qui ne m’a jamais tenté, c’est bien de revoir celles et ceux, comme dit l’autre, avec qui j’ai vécu cet âge imbécile qu'on appelle l’adolescence. Nul besoin de nihilisme pour ça, juste un peu de lucidité.

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    3. (pardonnez-moi ce commentaire un peu long, mais il est au cœur de vos préoccupations habituelles, et vous pourriez même en faire part à votre ami Renaud Camus).

      Ces retrouvailles, 60 ans plus tard, de la terminale 1955 du lycée français de Lisbonne a eu tout de même un effet intéressant.

      Ce lycée était le lycée "chic" de Lisbonne, et on y retrouvait non seulement les enfants de la colonie française de Lisbonne, mais ceux de tous les étrangers riches (car payant et assez cher): enfants de tous les ambassadeurs, etde tous les émigrés ( un de mes camarades de classe: un certain Juan Carlos, devenu roi d' Espagne; mais aussi le fils du régent Hoerthy, le fils du roi Umberto d'Italie, etc.)

      Nous y avons donc passé cette période essentielle de la vie allant de 7-8 à 16-17 ans; puis, après le bac, chacun est retourné dans son pays et son milieu social d'origine.

      Et, en nous retrouvant, nous avons constaté que c'est cette période de pré-adolescence et d'adolescence qui constituait l'essentiel de notre vie; une de mes amours de jeunesse (10 ans), devenue épouse d'un député Front National de 1986, par exemple: aucun intérêt, avons passé la soirée à discuter comme si on s'était quittés la veille.

      Et tout cela n'avait aucune importance: le sentiment de nous retrouver était le plus fort...Réunion prévue pour un seul dîner, nous n'arrivions pas à nous quitter, l'avons prolongée de 3 jours, et l'avons renouvelée l'année suivante; un peu l'ambiance du roman "De si braves garçons" de Modiano.

      Mais enfin, le monde tel qu'il est a été le plus fort, nous avons enfin senti que la vie et les milieux sociaux qui nous avaient emportés chacun dans sa direction étaient les plus forts, et que nous n'avions plus rien à nous dire, sinon "Tu te souviens du jour où...".

      Reste ce sentiment très fort, évident, que l'essentiel de notre vie était là, que tout le reste ( pays, métiers,religions, opinions politiques, etc.) n'avait qu'une importance artificielle, que le "vivre-ensemble" s'était constitué spontanément (entre gens tous un peu friqués, certes...), et que tout ce qui avait suivi et nous avait séparés était moins important...




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  3. Comme on était jeune et que les filles étaient jolies! Un regard, un sourire suffisait à nous émerveiller. C'est de notre émerveillement qu'on garde le meilleur souvenir, pas du regard ni du sourire.

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    1. « C'est ce que nous avons eu de meilleur ! », comme dit Frédéric Moreau à la toute fin de L'Éducation sentimentale.

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  4. Malgré des éclipses dépassant parfois la décennie, je suis resté au contact de mon amour de 1ere ! Plus de ses nouvelles depuis quelques années alors qu'elle devait passer me voir. Je crains d'avoir dit quelque chose qui lui a déplu. Ce n'est pas grave car vu que nos vies ont été très différentes je doute que nous ayons grand chose à nous dire. Et en y réfléchissant, je crains que ça ait toujours été le cas.

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    1. Voilà une expérience qui m'a été épargnée. Il faut dire que, en tant que fils de militaire, j'ai changé tellement souvent d'école puis de lycée, que ma trace était facile à perdre…

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  5. Oui, je pense moi aussi qu'il vaut mieux rester sur nos beaux souvenirs de lycée...
    Comme vous le dites si justement, nous n'avons plus rien à nous dire, et seule la déception reste.
    Blandine est un joli prénom, un peu oublié aujourdhui. La dernière que j'ai connue c'est une des filles de Benoite Groult.

    Dora Bruder, je l'ai relu il y a peu, et j'ai encore plus aimé que la première fois !

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    1. Je viens de lire, à la suite, les dix romans de Modiano que Gallimard a réunis dans un gros volume "Quarto" : c'est vraiment très bien. J'en ferai peut-être un billet, si j'ai le courage…

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    2. N'avez-vous pas l'impression que Modiano n'a fait que réécrire toujours le même livre ?

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    3. J'ai plutôt l'impression qu'il publie, les uns après les autres, les différents chapitres d'un seul et très gros livre.

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    4. Comme Proust ou Balzac, en somme ?

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  6. Tous les fils de militaires qui n'ont jamais pu se poser ont connu ces délicieux oublis, c'est vrai. J'en suis moi aussi mais peu importe. Bravo pour cette belle phrase : un fantôme "perdu rapidement dans le brouillard d'une nuit métallique balayée du faisceau des projecteurs à vocation létale". Je ne suis pas sûr que Modiano l'aurait trouvée. Thierry

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    1. D'un autre côté, j'ai peur que cette phrase ne suffise pas pour me valoir le Nobel. Qui arrangerait pourtant bien mes finances.

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    2. Comment ça ? FD ne vous a pas demandé d'écrire la nécro de Johnny ? Décidément tout fout l'camp !

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    3. Ils apprennent petit à petit à se passer de moi, c'était prévisible.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.