dimanche 24 novembre 2024

La nécropole Léautaud


 Depuis deux ou trois semaines, je termine mes après-midi avec Paul Léautaud, c'est-à-dire avec son Journal littéraire, lecture qui se marie parfaitement avec la tombée du jour. Ce n'est pas ma première relecture, il s'en faut. Mais chaque fois, la surprise est intacte, de constater à quel point tout est encore intensément vivant dans ces presque sept mille pages bien tassées.

Le journal est vivant, mais que de morts on y croise ! Je ne parle pas des disparus de corps : ils le sont évidemment tous. Je parle des morts littéraires. De tous ces gens de lettres devenus armée des ombres. Certains sont encore vaguement connus de nom. D'autre même pas, qui n'existent plus que par un fil : celui, justement, qui les relie à ce journal léautaldien. Pourtant, tous ont écrit et publié ; ils ont eu des ambitions, se sont agités, poussés, autopromus ; ils ont obtenu des prix, des médailles, des prébendes, parfois même des ambassades. Et que reste-t-il d'eux ?

Lors de cette nouvelle relecture, j'ai pris une nouvelle habitude : chaque fois qu'apparaît entre les pages l'un de ces fantômes, je demande à Dame Ternette de me renseigner sur sa situation, de me fournir en quelque sorte ses états de service. Quatre fois sur cinq, sa réponse est un couperet : gloire et renom sont tombés en poussière, poussière elle-même invisible, et aucun des multiples livres de l'écrivain visé par ma recherche n'a été réédité depuis sa mort physique. Pas un. Parfois, on trouve tout de même certains de leurs ouvrages dans des éditions séculaires, comme cryogénisés dans l'une ou l'autre des nombreuses catacombes de l'occasion qui se sont creusées à notre époque. Mais qui pour les décongeler et les lire ?

C'est ainsi que ce journal, si vivant en lui-même, se met à prendre des allures de cimetière à gens de plume. Ses trois tomes sont des stèles et ses pages une nécropole. La nécropole Léautaud, du nom de son intuable gardien. Voici ce que j'en disais en 2015, lors d'une précédente relecture : 

Enchantement intact ! Chaque paragraphe y déborde de vie, le quartier de l'Odéon s'anime, les rues de Paris s'emplissent de cris, d'odeurs, du bruit des voitures à chevaux, des appels des marchands ; on croise Vallette et Gourmont, Rachilde et Van Bever, Charles-Louis Philippe ou Paul Valéry, Apollinaire et Carco, Gide, Gallimard et Paulhan ; eux aussi vivent leur existence à pleine force ; un monde entier, géographiquement restreint certes, sort tout bruissant de ces pages, donnant l'impression au lecteur qu'il lui suffirait de quitter son fauteuil et de faire un pas en avant pour y pénétrer physiquement et sans retour. 


Et puis, bien sûr, il y a Léautaud lui-même, courtois et emporté, sarcastique et timide, provocateur fleur bleue (comme il me haïrait pour le traiter ainsi !), vivant, grognant, riant, écrivant pour se demander s'il doit écrire, s'examinant sans complaisance, se soupesant au juste poids, uniquement préoccupé de soi mais ne laissant rien échapper du monde alentour, tiraillé entre la femme de chair qui l'encombre et les filles fantômes qu'il ne cesse de ramener du passé pour soupirer après elles ; Léautaud irritant et touchant, Léautaud écrivain de belle race, Léautaud gentilhomme égaré dans son siècle comme il l'aurait été en d'autres.
 
Car il y a tout de même, en effet, d'autres encore-vivants que l'auteur, dans ce journal ; et qui, parfois, vivent davantage ici que dans leurs propres œuvres. Contradictoire ? Mais ce journal vit en grande partie de ses contradictions, c'est peut-être la plus précieuse partie de son charme !

J'avais en tête encore d'autres choses à noter ici ; des choses essentielles, évidemment, comme toutes celles que finalement on n'écrit pas. Mais voici qu'approche l'heure d'aller nourrir le chien. Et s'il y a une personne qui ne me pardonnerait pas le moindre retard de gamelle, la plus courte rétention de croquettes, c'est bien Léautaud.

30 commentaires:

  1. Et s'il y a une personne qui ne me pardonnerait pas le moindre retard de gamelle, la plus courte rétention de croquettes, c'est bien Léautaud.

    Eh oui, en effet...
    Belle chute !

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    1. Catherine m'a dit la même chose...

      DG

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    2. Oui mais c’était quand vous vous êtes cassé la gueule en sortant de la baignoire.

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    3. Je n'ai même pas de baignoire !

      DG

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  2. Le Journal de Léautaud est vertigineux. L'absence d'artifice dans le style laisse transparaître la personnalité de l'auteur, exactement le contraire de ce que les faux amateurs de littérature attendant d'elle. C'est d'ailleurs un thème de réflexion chez Léautaud, cette volonté d'écrire exactement ce que l'on veut dire, sans simagrées.

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    1. C'est bien pour cela, je pense, qu'il demeure aussi vivant. Il donne envie, par moment, d'interpeller Léautaud, de lui apporter telle ou telle contradiction, comme si lui-même l'était aussi, vivant.

      DG

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  3. ... et rien sur Pierre Perret?
    (je n'ai guère lu Léautaud, mais le connais via ses liens avec le chanteur)

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    1. Des "liens" fortement discutables : Léautaud, qui s'étendait longuement, chaque soir dans son journal, sur ses rencontres de la journée, ne fait aucune mention, pas une seule fois, d'un certain Pierre Perret...

      DG

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    2. Oui, j'ai eu vent de cette affaire, relatée par "Le Nouvel Observateur. Cela fit pas mal de foin...

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    3. N'exagérons rien : qui en a quoi que ce soit à faire, du petit ego de M. Perret et de ses rodomontades ?

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  4. Je ne sais rien de Léautaud, par contre j'en ai une bonne sur les frères Léotard : on disait que l'un buvait et l'autre aurait dû. Voilà tout mon faible apport de la journée à ce billet hautement littéraire. Des envies de troller moi, ce matin ! Captainhaka (désolé)

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    1. J'ai connu pire, comme trollage...

      DG

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    2. Un peu de mansuétude. M. Haka s'attaque à un pro du trollage.

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    3. Z'avez raison : il faut encourager les débutants !

      DG

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  5. je n'ai jamais lu le journal de Léautaud, à vrai dire, il n'y a que votre journal d'écrivain que je lis régulièrement...mais pour Léautaud, j'y ai eu + ou - accès par les entretiens radio de Robert Mallet, j'avais trouvé cela sur France Culture, je crois qui la nuit vas puiser dans ses archives ... ce qui amène la question suivante, quand est-ce qu'on enregistre sous forme de podcast les "goux et les couleurs" ou un truc du genre...

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  6. Vous avez bien fait de remonter ce morceau de votre journal de 2015. Tout d'abord parce qu'en 2015, je ne lisais pas les blogs et surtout parce que ces deux paragraphes ne sont pas mal du tout. J'aime beaucoup "Léautaud égaré dans son siècle comme il l'aurait été dans d'autres".
    Finalement le style de votre journal et celui du blog mère, votre humour mordant, votre anticonformisme, votre désenchantement souriant, votre amour des chats, tout cela vous rapproche un peu de Léautaud. J'espère pour votre entourage que vous êtes un peu moins misanthrope que lui et que vous sentez moins la pisse de chat ...

    La Dive

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    1. Pour la pisse de chat, il faudra demander aux deux ou trois personnes qui ont encore le courage de me fréquenter...

      DG

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    2. Peut-on dire que je vous fréquente ? Auquel cas…

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    3. Eh bien, on attend votre verdict odoriforme…

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  7. Les dernières fois où je vous ai vu, vous n’aviez pas de chat. Ça devait être autre chose…

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  8. Oups. Oublié de signer. C’est pas totalement réparé leur truc.

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  9. Alors que je suis en train de relire "Une mort ambiguë" de Robert Mallet (Idées/ Gallimard), je tombe sur ces mots de Léautaud, adressés à l'auteur " Libre moi, mais libres les autres. Ne vous gênez pas pour dire ce que vous pensez de moi."
    Parfois acariâtre mon cher Léautaud, mais si attachant, et même émouvant !

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    1. Tiens, je ne l'ai pas lu, celui-là...

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    2. Rien de ce qui concerne Léautaud ne m'échappe, mêle pas le " Maintenant foutez-moi la paix" de Philippe Delerm.

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    3. Vous n'êtes pas "tombée" jusqu'à Pierre Perret, tout de même ?

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    4. Non mais quelle angoisse, croire ce zozo !
      J'ai moi aussi relues les dernières pages correspondant aux dates auxquelles il prétend avoir rencontré Léautaud, et bien sûr je n'ai rien vu !
      Ce type est un mytho, et grave en plus !

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  10. Ah Léautaud, je n'ai strictement rien lu de lui, mais je crois que c'est une sorte de fil conducteur de ce blog, une corde à laquelle se tenir, pour remonter le temps, ou bien pour affronter notre époque de profonde superficialité. Dans le blog de Didier Goux, à l'entrée Léautaud, on ne compte pas les pages qui mentionnent son nom. Finalement, tout ici nous ramène à lui, même Houellebecq trouve la grâce de naître 4 jours après la mort du maître.

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    1. Et moi, quatre semaines après ! (Je parle de ma naissance...)

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.