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mercredi 19 octobre 2011

Juste pour prouver qu'on y est vraiment allé…

Écrivaillon et Irremplaçable de pré salé (couple au Gros Pâté)

lundi 17 octobre 2011

Le pèlerin, le touriste et le montreur d'ours


J'ai l'impression que mon billet d'hier n'a pas été tout à fait compris comme je pensais l'avoir écrit. Il est possible que la faute m'en revienne toute, même si le fait que l'incompréhension émane essentiellement de mes détracteurs institutionnels m'amène à soupçonner qu'elle ait pu naître d'une légère dose de mauvaise foi de leur part.

Mon sujet, à la fois de billet et de colère, était la visite “conférence”, et pratiquement elle seule. Il se trouve que j'en ai suivi quatre, réparties sur 33 ans. Il me semblait donc pouvoir témoigner que les trois premières (entre 1979 et 1999), quoique différentes, dépendantes entièrement de la personnalité des divers conférenciers, de leurs centres d'intérêt et d'étude plus ou moins marqués, etc., étaient d'un niveau comparable, alors que la toute dernière marquait un véritable effondrement culturel – et je ne dis pas décadence, laquelle supposerait un déclin plus ou moins lent mais régulier. Cet effondrement, rendu presque tangible par le “discours” de notre bonimenteuse, me semblait corroboré par l'obligation où l'on se sent désormais d'animer de diverses façons les monuments que l'on propose à notre curiosité. Ce qui revient à dire en fait que le monument n'a pas, ou n'a plus, en lui-même assez d'intérêt, de richesse, de beauté, aux yeux mêmes de ceux qui l'ont en charge, et qu'il convient donc de le barnumiser d'urgence. De même que, pour “retenir le chaland”, un conférencier se doit désormais d'alléger la partie sérieuse de son discours en la truffant de plaisanteries et de clins d'œil, comme un cake de ses fruits confits multicolores. L'un de mes commentateurs suggère que je me livre à une généralisation hâtive à partir d'une expérience unique. Il a raison. Mais c'est que je ne crois pas possible que l'on puisse tolérer ni même concevoir une telle disparate entre un conférencier et un autre, censés offrir le même type de “service”. Encore une fois, mes expériences réitérées et étalées sur un temps assez long – ainsi que divers témoignages de proches ayant eux aussi sacrifié par le passé au rite de cette visite – me montrent que le niveau est resté égal durant au moins un quart de siècle (et sans préjuger de ce qu'il pouvait être avant cela) avant de refluer à la vitesse d'un cheval au galop dans la baie du, etc.

Cela étant précisé, et ayant relu le billet d'hier, à aucun moment, comme on m'en fait le reproche, je n'ai protesté contre les foules de gens qui, à l'année longue, envahissent le Mont en colonnes montantes et descendantes. Pas un mot non plus à propos des boutiques hideuses et des restaurants médiocres qui se pressent dans l'unique rue. Non seulement, encore une fois, ce n'était pas mon sujet de préoccupation, mais il aurait en outre été bien stupide de m'indigner d'un état de fait qui a pratiquement toujours existé – en tout cas des siècles avant que l'idée même de tourisme ne germe dans le cerveau de l'homme en phase terminale. 

Au XIIIe siècle, des dizaines de milliers de pèlerins confluaient presque constamment vers le Mont depuis toutes les régions de France pour venir fourmiller sur ses grèves, bouchonner à sa porte, encombrer sa rue, emplir ses maisons et ses logis abbatiaux. Au XVIIe siècle encore, période de piété populaire pourtant moins ardente et de plus grande sagesse dans le pèlerinage, la translation des reliques de saint Gaud attire trente mille personnes en même temps. En 1663, durant la même semaine, se présentent au Mont deux compagnies dont la plus modeste comptait six cents personnes et quatre cents chevaux. – Voilà pour le tourisme de masse. Demeure l'aspect rentable.

Au Moyen Âge, les pèlerins, à l'instar de ceux de Compostelle, étaient chargés de coquilles, lesquelles furent remplacées à basse époque par leur imitation commerciale, en plomb d'abord et très simples, puis de plus en plus travaillées et sophistiquées. Tous ces objets, ces badges avant le temps, étaient fabriqués et vendus dans cette même rue où s'étalent aujourd'hui les boutiques que tout le monde connaît : ce petit commerce florissant et de circonstance s'appelait la “quiencaillerie”.

Il aurait été donc bien sot de ma part de déplorer l'affluence des touristes – ces pèlerins dégradés – ou le mercantilisme des Montois, puisque je savais qu'ils avaient toujours été là où ils sont. La seule chose que je crois avoir exprimée qui soit du domaine du regret et de la déploration, c'est que, désormais, les bateleurs, taverniers, vendeurs de colifichets et montreurs d'ours ont franchi la porte du Châtelet afin d'aller planter leurs chapiteaux au cœur même de l'abbatiale, pour faire épanouir la rate du vulgaire.

dimanche 16 octobre 2011

Et le Mont Saint-Michel se mua en Gogolgotha…

Irrempe, Saint Michel à la lune, vendredi 14 octobre 2011, vers huit heures et demie du soir.

« On ne doit pas craindre de se mêler à l'une de ces fournées qui s'engouffrent dans l'abbaye, même au pire moment des voyages, celui des vacances générales, où tant de licence se donne cours. Un horrible troupeau, dévêtu, braillard, impérieux, sûr de sa factice et précaire liberté, gravit et monte… Le Français, en partie de plaisir, ne fait point grand honneur à la France. Eh bien, le calme se rétablit quand la société accède, à la porte du Châtelet vomissant ses marches noires ;  le “rigolo” lui-même se sent moins en verve ; la plaisanterie s'étiole entre ces murs granitiques. Oui, j'ai interrogé les gardiens : ici, l'on respecte. »

Jean de La Varende, Le Mont Saint-Michel, Calmann-Lévy, 1941.

Pauvre La Varende ! La porte du Châtelet, désormais, ne fait plus barrage à rien, sinon aux deux tiers de ce troupeau continu qui n'ont même pas l'idée de la franchir (« Pour quoi faire ? Y a plus d'boutiques ! ») ; la plaisanterie ne s'étiole pas entre les murs granitiques : elle s'y est au contraire institutionnalisée ; le rigolo n'a aucune raison de se sentir moins en verve, puisque cette verve est la queue par laquelle on l'attrape – et pour le respect dont parlaient les gardiens du monde d'hier, il est tout entier dévolu à l'appétit ludique de Festivus et aux béances de Modernœud, contemplant satisfait son être-là. Le Mont Saint-Michel n'est plus cette apothéose de pierre qui se dressait au milieu d'un espace miroitant et sans macule : c'est devenu un cadre tout juste un peu hors normes pour les habituelles et obligatoires activités de l'homme-en-tongs – un simple lieu, comme disent désormais les artistes autoproclamés, aux pitreries subventionnées. Dans telle salle, au lieu du silence minéral que vous aviez gardé dans l'oreille, un vacarme vous accueille, produit par une sorte d'atelier où l'on occupe les enfants en leur mettant des outils de tailleur de pierre entre les mains ; dans l'incomparable réfectoire, l'exposition d'une quelconque peintreuse contemporaine réussit à ruiner non seulement les proportions de la salle, mais aussi son acoustique particulière, qui fait que, parlant normalement vous êtes à peine compréhensible, tandis que vos paroles deviennent d'une limpidité d'eau pure dès lors que vous les psalmodiez ; dans une autre encore, une nouvelle “expo”, didactique celle-là, où, sous prétexte de prophylaxie imagine-t-on, vous sont proposées – masquant murs et piliers – de gigantesques photographies de puces, poux et autres parasites humains. Mais tout cela ne serait encore rien.

J'avais déjà fait trois visites dites “conférences” du Mont. La première en 1979, avec André et Philippe, la seconde avec les mêmes quelques années plus tard, et la troisième avec Catherine en 1998 ou 1999. Toutes trois remarquables, même si je conserve moins de souvenirs de la seconde. Le très précieux avantage de la visite-conférence est (était…) qu'elle dure deux heures au lieu d'une et coûte le double de la visite ordinaire. En outre, elle est (était…) faite par quelques personnes des Beaux-Arts, amoureux du Mont – si passionnés qu'ils n'étaient pas comptables de leur temps et pouvaient prolonger la visite d'une demi-heure ou plus pour peu qu'ils fussent tombés ce jour-là sur un petit groupe particulièrement questionneur. Nous nous faisions donc, depuis plusieurs jours, une joie véritable de celle de ce dimanche matin. 

Comme m'a dit l'Irremplaçable le lendemain de ce jour funeste, à propos de la femme qui était en charge de notre groupe : « Rien que la manière dont elle était habillée, on aurait dû se méfier… » On aurait dû, en effet. Mais c'était trop tard, on était là ; pris bel et bien. 

Dès que cette “féminine engeance” s'est mise à proférer des sons, j'ai compris que tout était fichu, que le monde d'hier, le monde vivable était définitivement mort. C'est une chose que de discourir doctement sur la décadence qui serait la nôtre ; c'en est une autre que de la voir en action, de toucher du doigt ses résultats, de devoir supporter la voix et les inflexions qui la réalisent. Pour cette femme, le principe même de la conférence semblait de toute évidence appartenir à un passé grisâtre et fort heureusement révolu : place à l'interactif, à l'humeur rigolarde, à la bonne franquette. D'entrée de supplice, ce fut un mitraillage de blagues à deux sous, de clins d'œil participatifs (« Y a des Bretons, parmi vous ? Oui ? Alors mettez-vous de ce côté, passque, là, vous êtes en Normandie ! » ; « Et vous, M'sieur, là : vous vous y voyez, à transporter des blocs de granit de trois tonnes dans les escaliers ? » ; « Et pourquoi que vous voudriez qu'ils aient été moins malins que nous, les gens de c't'époque, Madame ? »). Soudain j'ai compris ce qui clochait : nous n'étions nullement en train d'assister à une conférence, comme on nous l'avait fallacieusement annoncé ; nous tenions tous notre rôle dans un docu-fiction commandé et diffusé par TF1 – à moins qu'il ne s'agît d'une émission de télé-réalité, ma religion n'est pas entièrement faite à ce sujet.

On a tenu une vingtaine de minutes, avant de quitter ostensiblement le groupe. Dont la plupart des membres avaient d'ailleurs l'air de bien s'amuser. Notre guideuse a dû penser que nous nous étions rendu compte de ce que le niveau de sa conférence était trop élevé pour nous. En redescendant, triste et furieux, mais encore plus triste que furieux, je me suis demandé pourquoi l'Archange supporte ce qu'on lui fait subir désormais. Et j'aurais vu d'un assez bon œil qu'il appelât sur l'immense rêve vertical qui lui fut dédié, par des hommes à qui nous ne ressemblons plus en rien, le même sort que celui auquel Ronsard imaginait saint Paul vouer l'Église du XVIe siècle, “s'il revenait ici” :

                                     … et voyant tel méchef,
Prierait qu'un trait de feu lui accablât le chef.

Je pense que je ne remonterai plus jamais jusqu'au cloître de plein ciel, et ce sera sans regret. J'en ai assez de souvenirs, après tout. Il me restera notamment cette nuit de la fin mai 1979 où, durant près de deux heures, lestés de l'énorme trousseau de clés que le père de Senneville avait confié à André, nous avons, lui, Philippe et moi, déambulé dans le Mont désert, parcouru avec un respect intimidé, qui peu à peu se teintait d'une sorte de frayeur d'enfance, ces salles et ces cryptes emplies d'un silence étrangement bruissant – vivant, pour tout dire.