
Ce n'est pas loin d'être le premier son dont je me souvienne, hors la voix de ma mère et de mon père, j'imagine. La première
musique, en tout cas, c'est sûr.
Le carillon. Nul besoin de préciser, dans la famille de ma mère, l'ardennaise, de quoi on parle : de ce caisson de bois sculpté qui, de mémoire de génération, a toujours trôné à gauche du buffet (vu de la porte), dans cette cuisine à quoi, finalement, pourrait bien se résumer mon enfance – en tout cas l'envie que j'en ai encore.
J'ai écrit “génération” au singulier, car il s'agit de la mienne, celle des petits-enfants, celle dont je suis l'aîné absolu (fils aîné de la fille aînée). Il est très mystérieux de savoir pourquoi et comment un couple est plutôt un fondateur de lignée qu'un continuateur, alors même que la chose ne souffre aucune contestation. René et Suzanne, mes grands-parents, étaient des fondateurs. Mes parents (et mes oncles et mes tantes…) sont des continuateurs ; et nous-mêmes, les petits-fils, les cousins, des liquidateurs de ce qui fut. À partir de nous, tout repart à zéro (et personne ne trouve ça drôle). C'est ainsi de tout temps, je pense – sorte de cycle, qui doit bien dépendre de quelque chose, mais de quoi ?
Néanmoins, éparpillement ou non, nous avons ceci, les cousins et cousines, en commun : le carillon ; que les plus vieux (dont moi) ont connu dans cet univers entier et doux qu'était la cuisine du boulevard Fabert, et les autres ailleurs, dans une autre maison – mais il doit leur être aussi cher, je suppose.
J'ai posé le premier mes griffes sur cet objet imposant, immobile, sonore, argentin et incongru. Incongru parce que mes grands-parents, sauf vers la fin de leur vie (phrase scabreuse, puisque Suzanne est encore vivante, à l'heure où je…), n'ont jamais eu plus d'argent qu'il n'en faut pour nourrir leur nombreuse marmaille, et que le carillon n'a pas été acquis à l'économie : je voudrais, aujourd'hui encore, que vous le voyiez et l'entendiez. À quoi, en 1950, qui est à peu près sa date de naissance, ou au moins d'achat, a-t-il correspondu ? Tout le monde en ignore, ma mère y compris. Devait-il présider à la naissance de cette défilongée de petits-enfants dont je fus le premier ? J'ai du mal à le croire : je connais bien René et Suzanne – pas trop le sens des symboles.
Il n'empêche que ce carillon fut, et moi aussi. Un jour, ou un soir, et je ne sais plus quand, et ma mère non plus je le crains, la conversation virant sur des bords alors sans danger, j'ai dit ceci : « Quand vous serez morts, moi, j'aimerais bien avoir le carillon ! » C'était presque une plaisanterie, alors, tellement nous étions tous loin de la mort. Et René a dit : « Tu l'auras, mon gamin, tu l'auras ! »
Personne d'autre ne m'a jamais appelé “mon gamin”, évidemment. René appelait tous ses petits-fils “mon gamin” (et je me rends compte que j'ignore tout à fait comme il appelait ses petites-filles, mais bon) – mais j'étais le premier. J'étais aussi, je crois, le seul qui lui réclamait dix fois fois par jour de lui chanter cette chanson, que l'on doit je suppose retrouver facilement : « Le bon vin m'endort, l'amour me réveille… »
Donc, ce jour très ancien, il a été admis que le carillon devait me revenir. Lorsque René est mort, en 1993 si je me souviens, il ne s'est rien passé, puisque Suzanne était toujours vivante. Ensuite, longtemps après, on est entré dans cette période où les vieux deviennent très vieux, puis excessivement vieux, puis… plus tellement là.
Le 4 juillet dernier, à Sedan, c'était la première fois depuis longtemps que je voyais mes parents seul – Catherine étant restée à la maison. Et le hasard a voulu que ce soit ce jour-là (avec un empressement et un enthousiasme auquel je m'en veux un peu de n'avoir pas répondu tout de suite) qu'ils m'aient, mes parents, entraîné dans leur sous-sol pour me montrer ce qu'ils avaient de précieux à me donner : le carillon.
Il est désormais au mur, comme il se doit. On l'a accroché au-dessus de mon fauteuil. Il sonne tous les quarts d'heure. Entre deux sonneries, il fait “tic-tac” ou plutôt “cling-clong”, à la réflexion : ce sont les stupides réveils qui font “tic-tac”. Deux fois par semaine, depuis sa conception, il faut le remonter : je le fais – chaque mercredi et chaque samedi. Il ne faut pas le remonter trop fort, ce carillon, ne pas bloquer les délicats mécanismes. Il avance un peu : quelques minutes par semaine, je n'ai pas encore compté…
Je commence, c'est plus étonnant, à ne plus l'entendre, sauf lorsque je suis assis juste en dessous. Je me souviens, lorsque j'allais dormir chez mes grands-parents et que René me demandait : « Tu veux que j'arrête le carillon pour la nuit ? », je lui répondais toujours : « non ! » Et j'écoutais avec un bonheur indicible – vraiment indicible – ce son qui a plus ou moins présidé à ma naissance. Si j'ai la chance de mourir à domicile, il devrait aussi hériter de cette présidence-là.
Notre manie de baptiser d'un prénom humain un certain nombre d'objets familiers étant toujours aussi active, nous avons décidé très logiquement que le carillon s'appellerait désormais René. Pour le moment, nous n'avons pas encore osé le présenter à Roselyne, mais on y songe sérieusement.