mercredi 10 octobre 2012

Le sous-sol ou : voiture garée dans un souterrain


« Chouette ! », m'exclamai-je muettement, en constatant que, les six places étant vides de voitures, je n'allais pas avoir à manœuvrer pour ranger la mienne sur l'une d'elles ; comme il n'était que huit heures et demie, je ne songeai nullement à m'en étonner : le journaliste généralement se lève à l'heure où l'éboueur se couche. C'est alors que survint le premier signe.

Parcourant le chemin me séparant des ascenseurs, je m'avise soudain que le petit personnel a profité de mes deux semaines de vacances pour repeindre en orange certains murs de ce troisième sous-sol que je suis en train d'arpenter. Plus fort encore : ils les ont enduits d'une peinture sale, et même écaillée par endroits. À ce stade, aucune connexion notable ne s'établit dans mon cerveau.

Rien ne me semble non plus anormal dans le fait qu'en une cinquantaine de mètres, mon œil repère trois ou quatre voitures intéressantes, que je n'avais encore jamais vues ici.

Pénétrant dans l'ascenseur qui a bien voulu descendre jusqu'à moi, je constate qu'il affiche - 2 au lieu de - 3 comme il le fait d'ordinaire. Étant habitué à des dysfonctionnements de tous ordres chez ces antédiluviennes machineries, je me contente de hausser les épaules – et toujours pas la moindre connexion synaptique à signaler sous ma boîte crânienne.

Trois quart d'heures plus tard environ, passant devant le bureau ouvert du directeur artistique, et constatant qu'il est là, je le salue aimablement. Il me rend mon bonjour, puis : « Qu'est-ce qui t'a pris, ce matin, de te garer au deuxième sous-sol plutôt qu'au troisième ? C'est malin : me fiant sur ta bagnole j'ai failli faire la même connerie ! »

Là, tout se replace en moins d'une seconde, les divers indices se mettent à concorder comme des bêtes, leur étrangeté se dilue ; et ils m'informent sans la moindre ambiguïté qu'en effet j'ai dû me tromper d'un étage, ce qui ne m'était encore jamais arrivé. 

Remerciant mon camarade de jeu, je fonce (oui, enfin, bon…) vers les ascenseurs, afin d'aller déplacer cette malheureuse Mégane délocalisée. J'appuie évidemment, par réflexe, sur le bouton du troisième sous-sol, celui où ne se trouve pas ma voiture ; je remonte d'un étage en me traitant d'alzheimerolâtre.

Là, toute l'horreur me saisit, à quoi je viens d'échapper. Je déroule le scénario de cette fiction d'épouvante. Son déclencheur est une simple question : que serait-il advenu si Jean-Michel n'avait pas repéré ma voiture – qui l'est en effet bien peu, sauf justement pour lui qui possède la même – au deuxième sous-sol ? C'est évident : cet après-midi, je serais descendu au troisième et aurais constaté avec un accablement extrême que l'on m'avait volé ma voiture. Je serais peut-être allé le signaler au personnel de surveillance, mais ce n'est pas certain. Le plus probable est que j'aurais filé droit au commissariat afin d'y faire enregistrer le dit vol. Je suppose que j'aurais eu l'idée d'en informer également mon assureur. Ensuite, il se serait agi de rentrer à la maison (train + taxi, puisque nous n'avons qu'une seule voiture, et donc désormais plus du tout) et de se trouver un véhicule de remplacement d'ici demain. Tout en maudissant les voleurs et mon sort, j'aurais certainement pris un apéro massif afin d'oublier ma profonde misère. À partir de là, mon scénario bifurque en deux versions, l'une soft, l'autre hard, voire gore.

Dans la soft, le légitime bénéficiaire de la place que ma voiture occupe indûment chope les boules au bout de deux jours, va faire du foin auprès du personnel de sécurité afin que l'on retrouve l'indélicat. On m'identifie et me localise rapidement : j'en suis quitte pour le ridicule d'avoir été porter plainte auprès de la police, pour une voiture qui m'attendait sagement au-dessus de ma tête et n'a jamais bougé de la place où je l'avais moi-même garée.

Dans la version hard, la place en question n'a pas de titulaire – ce qui n'aurait rien d'étonnant : toutes les rédactions du groupe comprimant furieusement leurs effectifs, beaucoup de places de parking se sont libérées ces dernières années…

Que se passe-t-il alors ? Rien. J'ai déjà vu certaines voitures ne jamais bouger de leur place durant des mois d'affilée sans que personne ne s'en émeuve. C'est donc, fort logiquement, ce qui arrive à la Mégane : elle s'empoussière gentiment, semaine après semaine… Jusqu'à ce que, finalement, mon assureur me la rembourse et que je cesse tout à fait de penser à elle. Ce second scénario peut s'arrêter là,  mais il peut aussi déraper dans le gore. Pour cela, il suffit d'admettre que, pour une raison ou une autre, on finisse par découvrir que j'en suis le propriétaire, et ce peu après que l'assurance m'aura payé. Pour peu que, dans l'intervalle, je me sois mis à parader au volant de ma Volvo toute neuve, mon compte est bon : je suis fortement soupçonné de fraude à l'assurance, voire inculpé.

C'est ainsi qu'une simple étourderie matinale peut vous conduire tout droit aux fossés de Vincennes.

27 commentaires:

  1. Que de péripéties !

    Quelle vie palpitante !

    Quel aventurier de l'extrême !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, hein ? On ne dirait pas, comme ça, à me voir, mais il y a de l'Indiana Jones en moi…

      Supprimer
    2. J'imagine que cet épisode sera en bonne place dans le journal. A bien y réfléchir, vous gâchez la matière. Il y a là de quoi alimenter 54 billets chez Juste Jegoun (les compressions de personnels, la désertification des campagnes, les chiffres réels de l'insécurité sous Juste Valls...), 3954 chez Suzanne (il y a sans doute un tag et deux clodos dans votre sous-sol, ou à l'entrée ou alors il n'y en a pas et c'est aussi un sujet, quel vertige !), 34 chez Georges, Dorham, etc.. pour les 3 passages dans l'ascenseur sonorisé par un ampli à lampes.

      Supprimer
    3. La maison est une maison sérieuse : on ne dilue pas, ici, Môssieur !

      Supprimer
  2. J’en ai des sueurs froides ! Merci à Jean-Michel.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. On rigole, on rigole, n'empêche qu'on aurait été salement emm…

      Supprimer
  3. Vous étiez en descente d'apéro prolongé tard dans la nuit, je ne vois que ça.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Même pas ! Apéro il y eut, en effet, mais tout pitchoun. Et j'étais au lit avant dix heures !

      Supprimer
  4. Et ben ! Eu égard à tout ce qui aurait pu vous arriver si les bonnes fées, un Jean-Michel bienveillant et votre sang-froid trempé dans de l'acier ne vous avaient pas remis sur le droit chemin, heureusement que nous sommes bien protégés et emmitouflés dans la sécurité que nous confère le Président Normal™.

    Je n'ose imaginer ce qui serait arrivé avec le Président Sarkozy.

    Il y a simplement un tout petit conditionnel au 8ème paragraphe, passé du je au il qui me chiffonne un peu, mais pour le reste, je suis heureux que tout soit bien qui finisse bien. Vous l'avez échappé belle (bel ?)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Corrigé ! Merci.

      (Et dire que je l'ai relu deux fois avant publication… C'est pas beau de vieillir, je vous le dis…)

      Supprimer
  5. Eh bien moi j'ai cru que vous alliez nous faire un épisode de la quatrième dimension. Tout à l'air normal, mais de petits indices tendent à montrer, de façon ténue d'abord, que quelque chose cloche. Et ce n'est pas vous, qui êtes apparemment tout à fait vous-même, non, c'est la réalité qui est légèrement différente, comme un univers parallèle ou tout est pareil sauf d'infimes détails. Jusqu'au moment où vous vous apercevez que dans cet univers parallèle vous n'êtes pas si vous-même que ça, par exemple que vous êtes de gauche, et là on verse vraiment dans le récit horrifique.
    Enfin, moi, en lisant le début, j'ai pensé à une nouvelle très buzzatienne, pour tout dire.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un peu comme P/Z ci-dessous : Buzzati n'est pas un de mes auteurs de prédilection. Mais comme moi-même je ne suis pas un de mes auteurs de prédilection, la comparaison se tient, finalement.

      Supprimer
  6. Tiens Buzzati...Je n'accroche pas trop au fantastique de cet auteur...ça clignote un peu trop de partout...attention symbole...mais comme dirait l'autre ce n'est pas vraiment le sujet.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Vous aggravez votre K.

      Oui, elle était facile.

      Supprimer
    2. Un bon steak tartare dans le désert, rien de tel pour rouler sous la bosse du chameau!

      Supprimer
  7. Robert Marchenoir10 octobre 2012 à 18:18

    Le plus intéressant étant la peinture neuve qui est vieille d'origine. Je suis sûr qu'il y a un max de blé à se faire avec ce truc.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce qui est difficile, techniquement, c'est de faire une peinture comportant déjà, dans son pot, des éraflures d'autres couleurs provoquées par le frottement un peu vif de diverses carrosseries de voitures.

      Supprimer
    2. Je me faisais la même réflexion.

      On devrait sortir une gamme de peinture avec de véritables éclats de carrosserie à l'intérieur. Evidemment, chaque teinte serait nommée d'une manière poétique et délicate. Comme par exemple :

      - "Conduite gynécocratique"
      - "Clignotant fugueur"
      - "Coulis d'octane"
      - "Amalgame bitumeux"
      - "Fragrance éthylique"
      - "Pot d'épanchement"
      - "Ralentisseur d'antan"
      - etc.

      Supprimer
    3. Robert Marchenoir10 octobre 2012 à 21:17

      En même temps, avec un peu de pastis, ça devrait aider.

      Supprimer
  8. Comme Marco-Polo !
    J'ai vu le moment où, soit vous alliez vous réveiller, soit la terre allait se mettre à pencher, les voitures glisser les unes sur les autres, le lierre grimper aux murs en faisant tomber le reste de peinture, puis finir par soulever le plafond.

    RépondreSupprimer
  9. Au risque de paraître pour un rabat-joie, le texte de M.Goux n'est pas un texte fantastique (ce que d'ailleurs il ne prétend pas être).
    "À ce stade, aucune connexion notable ne s'établit dans mon cerveau." Aucune incertitude ne plane. Nous savons que c'est n'est pas la réalité qui se dérobe mais que c'est seulement le regard du narrateur qui à failli.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. À la décharge de la comprenette en berne du narrateur, signalons qu'il venait tout juste de passer vingt minutes dans le souterrain de la Défense, au lieu de quatre habituellement.

      Supprimer
  10. Vas Y, fais le malin , tu rigoleras moins lorsque le parking aura été privatisé à Leconnard de Vinci et que tu auras paumé le ticket (en fait il est coincé dans un bouquin comme marqu-page ...) et que tu devras t'acquitter de 613€ aupres d'un vigile manquant singulierement d'humour :)
    Fidel

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est l'avantage des chaînes du salariat : le parking est gratuit et on fait se lever la barrière avec un simple badge. Mais il faut supporter les étages qui s'inversent brusquement et les peintures qui changent de couleur durant la nuit.

      Supprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.