samedi 21 septembre 2013

À ma fille


Elle n'existe pas, c'est entendu, mais elle aurait pu ; et après tout qu'en sais-je ? Il y eut tout de même quelques fécondes, dans les temps reculés, que je n'aurais pas eu besoin de pousser beaucoup, quand ce n'était pas elles qui m'incitaient avec plus ou moins de discrétion à l'ensemencement. Qui me dit que l'une d'elles, après je ne sais quelle fin sans rupture… 

Quel âge aurait-elle ? Quel âge a-t-elle ? Probablement entre 25 et 30 ans. Ce qui veut dire que le gros de mes angoisses à son sujet doivent être derrière moi, c'est déjà une belle consolation. Je me demande si sa mère lui a parlé de moi ? C'est peu probable : je pense avoir laissé peu de traces dans la mémoire de mes ensemencées ; mais enfin… deux trois mots, par-ci, par-là, parfois sous le coup de l'énervement : « Ah ! tu n'es pas la fille de ton père pour rien ! »

Mais j'en étais à mes angoisses. Oui, parce qu'on peut imaginer – cela s'est vu – que la mère se soit rappelée au bon souvenir du géniteur passant ; lequel, je le connais, aurait alors joué les bravaches de fond de cour et assumé crânement cette paternité non souhaitée. Malgré sa frousse indigne de tout engagement, son côté “gros veau sentimental” l'aurait fait tomber sous la coupe de cette petite vagissante, et l'esprit de sérieux qu'il prétend répudier en toute circonstance l'aurait bien entendu poussé à se grimer en père modèle, affaire compliquée par le fait que la mère aurait rapidement vu qu'elle était du bon côté du manche et en aurait profité pour dicter ses lois, graver ses tables. 

Comprenant fort bien ce qui se passait, je m'y serais soumis pour toi ; pour ces week-ends et ce mois d'été où tu aurais été ma fille. Toi grandissant, je me serais demandé comment j'avais pu baiser une conne comme ta mère, mais je ne t'en aurais rien dit : père responsable, n'est-ce pas ? Au contraire, vers 13 ou 14 ans, à l'heure de tes premiers trépignements d'impatience, j'aurais pris sur moi pour t'affirmer que non, vraiment, tu te trompais, ta mère valait bien mieux que tes emportements contre elle. Mais, au fond, j'aurais été sans doute ravi de ton éveil.

Ensuite, tu m'aurais agacé, je t'aurais trouvée stupide, indigne de moi-géniteur, à aimer ces musiques primaires et ces chanteurs de merde ; j'aurais assumé à fond le rôle du père réactionnaire qui ne comprend rien, parce qu'une fille a bien besoin d'un père réactionnaire qui ne comprend rien : ça lui servira plus tard. J'aurais sûrement trouvé que tu abusais de ma patience, le week-end où tu m'aurais ramené un godelureau arabe ou nègre, en exigeant comme une évidence que je ne vous prépare qu'une seule chambre (« Maman le fait bien, elle ! » Oui, d'accord, mais enfin, ta mère, hein… elle est permanente au DAL, quand même…). Tu aurais donc couché avec ton nègre – sympathique et intelligent, par ailleurs : on aurait même pris une belle cuite ensemble, le deuxième soir – et tout le monde en aurait été content : moi parce qu'au fond je n'en avais rien à foutre, toi parce que tu aurais eu la minuscule mais indispensable fierté de faire plier ton père. Le mois suivant, tu serais revenue me voir sans le nègre : mon indifférence aurait donné le coup de grâce à ta flambée d'amour. Et le Jean-Patrick qui l'aurait remplacé, tu hésiterais encore un peu à l'introniser dans mon taudis, redoutant à la fois ses mines de dégoût et mes accès d'ironie.

D'ailleurs, depuis quelque temps, tu ne viens jamais plus que seule, et j'aime autant ça : tu es devenue tellement belle que le moindre prétendant à tes faiblesses, à ta couche, à ton cul (et ce mot m'est assez blasphématoire, te concernant), me serait ridicule et insupportable – et tu le sais. Du reste, ce qui restait d'enfance dans les rondeurs de ton visage commence à s'estomper, et je ne peux pas dire que ça me réjouisse. Je crois que j'aimais mieux l'époque où tu n'étais que jolie, ta beauté nouvelle t'éloigne de moi, me fait vieux – et tu commences un peu à ressembler à ta mère. Oh ! je fais encore assez bien semblant de jouer au papa ronchon ! Mais enfin, je vois que certains micro-avachissements involontaires, que je note moi-même, surtout le soir, avec une sorte de gourmandise malsaine, je vois bien qu'ils provoquent chez toi cet agacement vite réprimé qui te fait plisser les yeux et amincir les lèvres. 

Hier soir, par exemple, pour mon soixantième anniversaire – et bien sûr je te rends grâce d'y avoir pensé, mais même ça je te l'ai dit avec trop d'insistance, une reconnaissance de vieillard qui se force à sourire, et ça t'a assombrie un court moment –, c'est toi qui a demandé, après le repas-traiteur plein de gaîté volontaire, et des crus trop grands pour nous, à écouter Aznavour, « parce que ça me rappelle Papy ». Sans doute, oui. Mais d'abord, je n'ai jamais beaucoup aimé que tu appelles ton grand-père papy. Il n'a pas mérité ça. Ensuite, je sais très bien que tu te fous d'Aznavour et que tu as voulu créer avec moi, avant d'appeler ton taxi, une sorte de complicité factice, parce que tu sais depuis toujours – j'ai assez radoté là-dessus ! – que je me passe ces vieilleries en boucle, notamment depuis la mort de mon père.

Tu vas vers tes trente ans, et moi vers la délivrance de l'âge. Ta vie est en train de s'ossifier, c'est inévitable, pendant que la mienne se délite, ce l'est tout autant. Tu reviendras encore ici, précédée par ce vent d'optimisme faux auquel on fera tous les deux semblant de croire, toi pensant fugitivement à l'emplacement de ma tombe au cimetière communal, et moi sentant naître pour toi de nouvelles inquiétudes sur lesquelles j'essaierai de ne pas trop m'appesantir. 

11 commentaires:

  1. Aussi bien, avec toutes les pouffes que vous avez embourbées, votre greluche serait elle-même négresse et vous n'auriez pas l'air malin. Obligé de devenir blogueur Front de Gauche pour défendre la diversité.

    RépondreSupprimer
  2. (Ah et beau texte et tout ça mais les autres vous le diront).

    RépondreSupprimer
  3. Puisque vous aborder le sujet, j'ai une confidence à vous faire, qui depuis longtemps vous expliquera la raison de ma présence si récurente sur votre blog :
    "Papounet appelle moi fifille!"
    Et oui, ce que vous évoquer dans votre billet n'est que la réalité (j'espère que la perruque et le soutien gorge trop petit feront illusion…)
    Vous souvenez vous d'un belle femme, il y a quelques années, rousse avec deux yeux un nez et deux jambes ? Oui ah ah! et ben c'est maman…
    A ce propos papa, (on se tutoie hein!) t'as pas cinq cent euros à me prêter moi tafifille que tu l'aime tant?

    RépondreSupprimer
  4. Vous avez fort bien décrit les affres qui attendent tous ces donneurs de sperme qui naïvement ont cru à l'anonymat de leur don, et qui ne vont pas tarder à voir se présenter à leur porte, tous ces fils et ces filles nés du don de leur semence.
    Mais il leur restera une consolation, celle de pouvoir se dire que, eux au moins, ne se sont pas abaissés jusqu'à baiser une conne.

    RépondreSupprimer
  5. Ce texte est très beau, plein d'une réelle conscience paternelle et je vous remercie pour tous les pères inquiets et souvent accablés qui le liront.
    Mais une sombre et triste pensée m'est venue après l'avoir lu : de nos jours, vous ne pourriez plus écrire ce texte en tant que père putatif : la plupart des femmes qui se seraient retrouvées dans un état "intéressant" grâce à vous auraient sans barguigner avorté.

    RépondreSupprimer
  6. Votre texte semble écrit par vieillard au bout de vie.

    Vos derniers billets, déjà, nous montrent un homme qui regarde son passé, mais qui semble se conforter ne plus vivre que dans ses souvenirs, comme s'il avait déjà arrêté de vivre.

    Serait-ce juste la marque des réactionnaires?

    Par ailleurs votre texte est fort et beau, mais Jegoun vous le dira.

    RépondreSupprimer
  7. Oui c'est beau, on dirait du Guillaume Canet...mais comment savez-vous que son prochain film s'intitulera Les petites culottes ?

    RépondreSupprimer
  8. Et pourquoi pas un fils ?
    Et pourquoi Jean-Patrick et pas Kevin ou Johnathan ?

    Duga

    RépondreSupprimer
  9. Ce texte pue la vie. Gracias.

    RépondreSupprimer
  10. Ce texte pue la vie. Ce texte est très beau. Poignant.
    Mais c'est quoi ce bordel ? allez dites moi que c'est vous qui écrivez les commentaires !! c'est pas possible autrement !

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.