Qu'est-ce qui fait que, gravé sur disque, un tour de chant est réussi ou raté ? Faisceau de raisons, dont certaines ne sont nullement imputables au chanteur. Par exemple, ce qui nous reste de l'Olympia 58 de Piaf est superbe parce que nous sommes réellement au milieu de la salle en question ; alors que les enregistrements de 1955 et 1956 donnent l'impression d'avoir été faits dans un cabaret miteux de cinquante places. Évidemment, Piaf n'y est pour rien.
Cette raison joue aussi pour la terrible différence qui s'entend entre le Bobino 69 et le Récital 73 de Léo Ferré. D'abord, précisons que ce qui est actuellement disponible sous ce nom, Récital 73, n'a rien à voir avec le double disque “noir” commercialisé en cette même année 1973, sous le titre Seul en scène, comme je l'ai rappelé il y a quelques jours, et qui avait été intégralement enregistré à l'Olympia le 11 novembre 1972 : le disque – plus complet, certes – qui est proposé désormais est un bidouillage entre plusieurs tours de chant : cinq chansons prises à Genève tel jour, huit autres recueillies à Lyon tel autre, etc.
Toutes ces prises ont un point commun, qui les oppose à Bobino 69 : la voix de Ferré est trop “en avant” par rapport au piano de Castanier, ce qui donne l'impression pénible qu'ils n'ont jamais été ensemble au même moment, mais que l'on a affaire à une sorte de raboutage assez maladroit. Là encore, on peut estimer que le chanteur n'est pas responsable. (D'autant que le double CD dont je parle n'est sorti que bien après sa mort, sous l'autorité de son fils, Matthieu, qui semble avoir à cœur de racler les fonds de tiroirs pour faire tourner la boutique : les fils d'anarchiste peuvent avoir le sens du commerce – on est toujours trahi par ses enfants…)
Mais enfin, dans le cas de Ferré, il n'y a pas que ça. Entre 1969 et 1973, sa voix a commencé de s'effondrer. (Non, c'est un peu fort. Disons : de se lézarder.) Ce qui l'a conduit à accélérer les tempos, à expédier ses chansons – un peu comme ces cinéastes actuels qui, incapables de construire un plan, pensent cacher la merde au chat par un montage épileptique. Sa voix refluant, Ferré s'interdit le chant. Dans ce récital de 1973, il massacre ainsi un certain nombre de ses chansons anciennes (il le fait moins avec celles qui sont contemporaines, étrangement ; il donne même une belle version de Marie, d'Apollinaire, enregistrée en studio l'année précédente, et celle d'Avec le temps est très bien aussi – mais il bousille impitoyablement Vitrines, bonne chanson des années cinquante), en espérant, apparemment, que nul ne s'apercevra, par son galop, qu'il chante moins, et moins bien.
Il y a évidemment quelque chose de triste dans tout cela. Il n'est pas agréable, en quatre ans, d'entendre une chanson devenir sa propre caricature, et par son auteur même. Mais le blogueur attristé de 2013 sait que ce n'est encore rien, parce qu'il connaît l'avenir de ce passé : la mort de Léo Ferré, vers 1975 ou 76, noyé dans les insipides sirops des orchestres symphoniques qu'il s'est mis en tête de diriger et que son petit talent est incapable de soutenir ; ces textes de plus en plus longs et abscons, débités de façon mécanique et tristement déclamatoire ; cette voix qui, certes, ne perd rien dans les aigus mais se retrouve privée de toute ampleur, de la moindre profondeur, semblant sortir de l'avant-gorge et non plus de la poitrine ; cette façon “clin d'œil” de se comporter sur scène, tel un Semoun, voire un Debouzze – un comique ; et malgré tout le souvenir de ce qu'il a été, et il en joue, et dont on est quelques-uns à s'attrister.
Adieu, Léo. Depuis longtemps. Mais à la prochaine, quand même.
"Cette façon “clin d'œil” de se comporter sur scène, tel un Semoun, voire un Debouzze – un comique."
RépondreSupprimerMême décalage avec la fonction chez Monsieur Petites Blagues, qui s'arrête de parler à la tribune pour attendre les rires, exactement comme un gagman professionnel :
http://video.lefigaro.fr/figaro/video/hollande-eradiquer-les-blaireaux-est-une-charge-nationale/2221325710001/
Léo Ferré a-t-il produit François Hollande ? La dérision a dissous la société.
Salope de dérision ! Elle a tué nos valeurs millénaires.
SupprimerIl n'y a vraiment que des idiots pour se satisfaire d'un président Minable.
SupprimerJ'admets bien volontiers que la dérision soit et ait été utilisée, entre autre, pour dissoudre des sociétés. Dire, "La dérision a dissous la société", c'est comme dire "Une carabine a tué Kennedy", c'est dérisoire.
SupprimerCharles Robert.
Putain de bordel. Arrêtez de faire vos billets à cette heure ci. Je suis obligé de faire des commentaires bidons pour ne pas oublier de venir les lire à jeun.
RépondreSupprimerAh là, je suis entièrement d’accord avec vous. Après quelques heures passées à écouter Léo Ferré au hasard de Youtube, la rapidité de la décrépitude vocale dès le début des années 70 m’a frappé, ainsi que les expédients que vous notez. Mais ce qui est également frappant, du coup, est la qualité de la voix et le talent de chanteur et de diseur avant le déclin, au service impeccable d’une immense intelligence des textes, quand ils ne sont pas de lui (Colloque sentimental, À une passante, Âme te souviens-t-il, tout Aragon, etc…). Aucun autre interprète de ses chansons ou mises en musique n’arrive à la cheville de ce qu’il en faisait à sa grande époque.
RépondreSupprimerC'est un métier qui abime les artistes.
RépondreSupprimerVotre point de vue est parfaitement acceptable, mais je vous trouve sévère avec les délires orchestraux de la fin de parcours de Ferré. Il y a de belles réussites, ne serait-ce que le Bateau ivre de Rimbaud, bellement mis en musique. Et si le texte est plus souvent parlé (mais avec quelle force !), cela ne donne que plus d'ampleur aux rares passages chantés, on devrait même dire presque hurlés. Je crois comme vous que Ferré a senti chez lui une baisse de ses possibilités vocales, mais il a su transformer ce handicap en atout, inventant de nouvelles façons de chanter, créant de nouveaux formats de chansons. Concernant les orchestres symphoniques, il n'a été ridicule que le jour où il a voulu diriger non pas ses propres compositions, mais celles d'un Beethoven, ce que la critique ne lui a pas passé et ce qu'il n'a pas reproduit.
RépondreSupprimerJe suis d’ accord avec Marco Polo . Un chanteur à voix du type Roberto Alagna n’ aurait rien ajouter aux œuvres en question. Les grands artistes savent s’ adapter à la diminution de leurs moyens vocaux. C’ est ce qu’ a fait avec bonheur Léo Ferré à l’ instar des grands artistes américains tels Sinatra, johnny Cash et tout particulièrement Bob Dylan. Ce dernier vient de livrer à 71 ans un album très réussi dans lequel sa voix crépusculaire fait merveille.
RépondreSupprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=nEVW6JIttXQ
Eh bien je ne suis d'accord ni avec vous, ni avec lui !
SupprimerMoi qui suit un inconditionnel de Gainsbourg, du Jazz dans le ravin à Initials BB, j'avouée avoir été déçu par un concert de sézigue sur le tard avec des musicos new yorkais. Il se déhanchait pathtiquement, sur scène, mal à l'aise comme un perdreau de l'année et vocalement inintéressant. Quelle différence avec son travail en studio. Mais ça n'a sans doute rien à voir avec le présent billet.
RépondreSupprimerTiens, moi, je l'avais vu au Palace entouré de ses clowns reggae ! C'était déjà bien piteux.
SupprimerD'accord sur le Gainsbourg “première époque”, mais que je quitterais bien avant vous ; dès 1963 ou 64.
Si je comprends bien, le Ferré qui vous plaît c'est celui des chansonnettes avec accordéon, c'est-à-dire le moins inventif, le plus gnan-gnan, le plus "couplet-refrain-couplet-refrain" (je caricature, pardon).
RépondreSupprimerLe meilleur album de Ferré, à mon avis, date de 1980 : "La violence et l'ennui". C'est une sorte de concept-album, très homogène, avec une façon particulière d'enregistrer les voix, très profondes, très graves, très mises en avant. On a l'impression que Ferré est dans la pièce et qu'il nous parle. Le disque n'est pas un ramassis de chansons qui n'auraient rien à voir les unes avec les autres, mais un tout cohérent, où les transitions sont pensées tout autant que les chansons elles-mêmes, et qui se clôt par la Ballade des Pendus de Villon mêlée à quelques vers de Ferré, une audace très heureuse.
Musicalement c'est très fort. La première chanson mélange un piano leitmotivé à des percussions presque anarchiques, qui suivent parfaitement les saillies verbales, avec des crescendos violents. "Dans le Paris des chiens je vais l'âme légère"...
Mais le chef-d'oeuvre vient après : "la Tristesse", avec un orchestre, une guitare et cette voix qu'on dirait sortie d'outre-tombe.
J'arrête là, car tout l'album est excellent, à mille lieux des gentilles rengaines des premiers temps.
Alors bien sûr la voix est moins assurée, moins poussée, mais c'est précisément ce qui oblige Ferré à une remise en question musicale profonde. C'est là qu'il commence à faire de la musique, et pas seulement de la chanson. J'ai peur de vous taquiner un peu trop, Didier, en remarquant fielleusement qu'un admirateur de Charles Trenet et d'Edith Piaf n'est pas le mieux placé pour apprécier l'inventivité musicale hors-normes d'un Ferré.
"mille lieues", bien sûr.
RépondreSupprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=n5NffgRFcyQ
RépondreSupprimerVoilà ce qu'il faut dire de Léo, simplement et justement !
Ah! Quoi qu'on en dise, il est super, Pépère !
Supprimer