dimanche 19 août 2012

Sangsues, limaces, et autres bestioles blogosphéreuses


Hier après-midi, commençant de lire le Tropisme XI de Sarraute, je me suis pris à sourire : j'avais l'impression de voir s'esquisser devant moi, en direct pour ainsi dire, une ébauche de portrait de Dame R. ; c'était aussi frappant que réjouissant. Parvenu à l'avant-dernier paragraphe, mon sourire a pris la couleur et l'aspect qui sont ceux de l'herbe du jardin depuis quelques jours : en fait, c'était peut-être bien de moi que Nathalie parlait. Voici ce tropisme :


   Elle avait compris le secret. Elle avait flairé où se cachait ce qui devait être pour tous le trésor véritable. Elle connaissait “l'échelle des valeurs”.
   Pour elle, pas de conversations sur la forme des chapeaux et les tissus de chez Rémond. Elle méprisait profondément les chaussures à bouts carrés.
   Comme un cloporte, elle avait rampé insidieusement vers eux et découvert malicieusement “le vrai de vrai”, comme une chatte qui se pourlèche et ferme les yeux devant le pot de crème déniché.
   Maintenant elle le savait. Elle s'y tiendrait. On ne l'en délogerait plus. Elle écoutait, elle absorbait, gloutonne, jouisseuse et âpre. Rien ne devait lui échapper de ce qui leur appartenait : les galeries de tableaux, tous les livres qui paraissaient… Elle connaissait tout cela. Elle avait commencé par “Les Annales”, maintenant elle se glissait vers Gide, bientôt elle irait prendre des notes, l'œil intense et cupide, à “L'Union pour la Vérité”.
   Sur tout cela elle se promenait, flairait partout, soulevait tout de ses doigts aux ongles carrés : dès qu'on parlait vaguement quelque part de cela, son regard s'allumait, elle tendait le cou avidemment.
   Ils en éprouvaient une répulsion indicible. Lui cacher cela – vite – avant qu'elle ne le flaire, l'emporter, le soustraire à son contact avilissant… Mais elle les déjouait, car elle connaissait tout. On ne pouvait lui cacher la cathédrale de Chartres. Elle savait tout sur elle. Elle avait lu ce qu'en pensait Péguy.
   Dans les recoins les plus secrets, dans les trésors les mieux dissimulés, elle fouillait de ses doigts avides. Toute “l'intellectualité“. Il la lui fallait. Pour elle. Pour elle, car elle savait maintenant le véritable prix des choses. Il lui fallait l'intellectualité.
   Ils étaient ainsi un grand nombre comme elle, parasites assoiffés et sans merci, sangsues fixées sur les articles qui paraissaient, limaces collées partout et répandant leur suc sur des coins de Rimbaud, suçant du Mallarmé, se passant les uns aux autres et engluant de leur ignoble compréhension Ulysse ou les Cahiers de Malte Laurids Brigge.
   « C'est si beau », disait-elle, en ouvrant d'un air pur et inspiré ses yeux où elle allumait une “étincelle de divinité”.

38 commentaires:

  1. Me sera-t-il permis de dire que cela me rappelle fortement le portrait final de Homais dans Madame Bovary, mais en moins bien?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Non, ce n'est pas la même chose : Homais est un personnage, un être individualisé. Alors que, chez Sarraute, et notamment dans ces Tropismes, il n'y a pas de personnages. Par conséquent, pas de portraits non plus.

      Supprimer
    2. Mouais. Je ne suis pas bien persuadé que cela fasse vraiment une différence. Parce qu'après tout Homais est peut-être un être individualisé, mais il est surtout une invention de Flaubert par laquelle celui-ci cherche manifestement à décrire un certain type d'être humain. Et n'est-ce pas exactement ce que fait Sarraute dans cet extrait?
      Il ne suffit pas de ne pas donner de nom propre aux êtres qui peuplent vos livres pour ne pas avoir de "personnage".
      Je sais bien que Nathalie Sarraute veut se défaire des conventions du roman etc., mais dussè-je passer pour un béotien je persiste à appeler cet extrait un portrait. Mais un portrait pauvre, précisément à cause de ce refus de faire des portraits.

      Supprimer
    3. Bien sûr qu'il ne suffit pas de supprimer le nom pour abolir le personnage ! (Cela dit, c'est déjà une étape décisive : il n'y a qu'à voir les infinies hésitations, quant au nom de leurs personnages, d'un Proust ou d'un… Flaubert.) Mais je persiste à penser qu'ici il ne s'agit pas de brosser un portrait mais de cerner une attitude, d'en déceler les micro-manifestations, physique ou non.

      Supprimer
  2. Je ne trouve pas cet extrait très pertinent, pardon. Beaucoup d'adjectifs, beaucoup de name-dropping (c'est probablement voulu, mais sur la cathédrale de Chartres on est dans le pur cliché avec Péguy, alors que pour faire savant il fallait évidemment citer Huysmans), beaucoup de "désormais elle le savait", "les choses ne seraient plus jamais comme avant", ""il ceci", "elle cela"... C'est une écriture très féminine, trop féminine, qui annonce nos écri-vaines d'aujourd'hui. Le "gloutonne, jouisseuse et âpre" est d'une facilité déroutante, genre exercice de style de première littéraire : toi aussi, écris comme les grands en accolant des trucs qui vont mal ensemble. Même remarque pour l'infantile mélange de cloporte et de chatte. Au rayon des facilités dispensables, je retiens encore le "fouiller de ses doigts avides", qui sonne assez roman de gare, quand même.
    J'ai toujours pensé que le grand critère de mes élèves pour juger l'art contemporain : "je peux en faire autant, donc c'est de la merde", était finalement assez juste et même définitif. Concernant ce texte, je suis désolé d'annoncer que je peux faire mieux.
    Et tant pis si je passe pour un voyou.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est curieux, Marco Polo, j'aurais pris ce texte au deuxième degré ...
      Il est vrai que je ne suis qu'une femme et qui ne sait pas écrire, en plus.

      Supprimer
    2. Marco, je crois que vous vous trompez du tout au tout. Huysmans aurait justement fait trop “savant” comme vous dites. Accuser Sarraute d'une écriture “féminine” est incongrue, dans la mesure où elle a toujours récuser pour elle-même l'expression de “femme écrivain”, réaffirmant sans se lasser que le sexe de l'auteur n'entrait pour rien dans la littérature, et même pour pas grand-chose dans les réactions des personnages, lorsqu'il en subsiste des ébauches. Pour le reste (les adjectifs, etc.), il s'agit d'une opinion personnelle procédant à coup d'affirmations péremptoires – ce qui est votre droit, évidemment –, de même que votre conclusion sur l'art contemporain, sur laquelle nous glisserons…

      Solveig : le deuxième degré ne me semble pas convenir beaucoup plus, en fait. On serait là, plutôt, dans une sorte de “pré-premier degré”, à un stade primitif se situant avant les degrés.

      Supprimer
    3. Didier, très subjectivement, je perçois une ironie dans ces lignes, qui suggère que NS se permet tous les clichés avec une certaine délectation.

      Supprimer
    4. De l'ironie, sans doute. Peut-être. Je n'en suis pas certain, à vrai dire. Autant l'humour me semble être un trait caractéristique de son œuvre – humour souvent assez féroce, notamment dans son théâtre –, mais l'ironie non.

      Mais peut-être en subsiste-t-il ici à l'état de traces : n'oublions pas que Tropismes est son tout premier livre.

      (Et voilà que nous faisons – moi surtout – exactement ce qu'elle décrit dans ce texte : nous suçons du Mallarmé…)

      Supprimer
    5. Sucer du Mallarmé en compagnie de Didier Goux, c'est le plus beau jour de ma vie !

      Supprimer
    6. J'avoue que si on m'avait prédit ça, ce matin au réveil, je serais peut-être resté couché…

      Supprimer
    7. Vous allez vous faire épingler par R. pour votre ortografe du comm de 10h19. Relisez, ventresaintdiou…

      Supprimer
    8. Quand c'est dans les com' c'est pas tromper…

      Supprimer
    9. Thierry Ardisson comme maître à penser ? ... Je n'y eusse point songé de prime abord.

      Supprimer
  3. Oui : si c'est du second degré, rien à dire : la forme est aussi plate que le fond de la personne décrite (ce que l'on peut déduire de l'introduction de Didier, qui a cru d'abord avoir affaire à la description d'une odieuse nullité, avant de penser - à tort évidemment - qu'il était peut-être visé. Mais sans cela, rien ne nous ferait soupçonner un second degré qui reste à prouver).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Aucun second degré ici, je le répète. Il s'agit de traduire en mots ce qui se passe chez les êtres avant qu'eux-mêmes aient eu la possibilité de mettre des mots (rassurants parce que bien codifiés) sur leurs réactions. D'où le recours fréquent, ici mais aussi dans la plupart des romans de Sarraute, aux métaphores animales. (Cela en très gros et très schématique, bien sûr.)

      Supprimer
  4. Ah, donc ce n'est pas du second degré (mon précédent message répondait à Solveig, en fait).
    Je soupçonne Sarraute de ne connaître que Péguy et d'ignorer Huysmans, beaucoup plus hype en l'occurence, donc préférable pour qui veut se la péter. Or c'était bien le but, en citant Rimbaud et surtout Mallarmé et Ulysse. Quant à ne pas écrire comme une femme, il ne suffit pas de l'annoncer. Je crois qu'il est impossible à une femme d'être un homme, et inversement. Je crois aussi qu'il est impossible de n'être ni femme, ni homme, malgré toutes les transgenritudes qu'on essaie de nous vendre. Donc, il me paraît difficile que le genre n'intervienne pas dans la littérature, ce serait bien le seul merveilleux cas où cette altérité fondamentale n'aurait aucun rôle à jouer. On peut atténuer une écriture féminine, jamais l'effacer. Ce qui reste une quetion de goût : on a bien le droit d'aimer la littérature "de femme".
    Vous glissez, Didier, sur ma conclusion à propos de l'art contemporain. Je sais bien qu'elle semble empreinte de beaufitude, mais dites-vous qu'estimer qu'il y a trop d'immigrés en France passe pour être assez beauf également. Le beauf a souvent raison, en fait.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il faudra un jour nous expliquer en quoi le sexe de Yourcenar influe sur ce qu'elle a pu écrire. Comme ça, pour voir…

      Et puis, il ne s'agissait nullement de “se la péter”, mais de cerner au plus près le type de personne qu'elle tentait de cerner. Soupçonner Sarraute de ne pas connaître Huysmans est pure bouffonnerie, je crois.

      Estimer qu'il y a trop d'immigrés ne fait pas passer pour beauf mais pour nazi, nuance ! Ce qui peut l'être, beauf, à la rigueur, c'est d'affirmer : « Je peux faire la même chose », mais de se bien garder d'essayer.

      Supprimer
    2. Parce que vous pensez sérieusement que mes élèves devraient d'abord faire des carrés blancs sur fond blanc pour avoir le droit de dire qu'ils peuvent faire aussi bien que Malévitch ?

      Quant à prouver qu'une femme peut ne pas écrire comme une femme (mais comme quoi, alors, comme un homme ?), c'est cela qu'il faudrait prouver, c'est à vous qu'incombe la preuve, car l'idée d'une différence foncière entre l'homme et la femme n'est pas une lubie qui me serait venue récemment et à moi seul, il me semble.

      Supprimer
    3. Mais oui, ce serait sûrement intéressant, de comparer les résultats ensuite !

      Pour le reste, il ne s'agissait pas de nier les différences entre hommes et femmes, évidemment. Mais pourquoi serait-il impossible que ces différences n'opèrent pas, ou peu, ou pas chez tous, dans le cas de l'acte d'écrire ? Après tout, voilà déjà près d'un siècle que Proust a posé en principe que le “moi créateur” était radicalement différent du moi “de tous les jours”, si vous me permettez l'expression.

      Supprimer
    4. Je ne crois pas que l'acte d'écrire soit une mise entre parenthèses de ce qu'est celui qui écrit. C'est plus probablement, tout au contraire, la mise en avant, le dévoilement de qu'il est profondément, ou alors l'écriture est tricherie, et cela se voit. Or qu'y a-t-il de plus profond en chacun d'entre nous que notre sexuation ? Sans renvoyer spécialement à Freud, qui citait je crois avec admiration ce propos de Napoléon : "l'anatomie, c'est le destin". Bien sûr, on peut aussi en tenir pour la théorie du Genre et croire que la société sexiste nous enferme dans un sexe qui ne serait nullement le nôtre à priori, mais je ne suis pas sûr que vous accepterez d'aller si loin.
      D'autre part, je suis convaincu que la femme a quelque chose d'essentiel à apporter à l'humanité en tant que femme, et pas en tant qu'"individu". Mais il est possible que ce ne soit pas prioritairement dans le domaine de la littérature, à quelques rares exceptions près peut-être.

      Supprimer
  5. Je n'ose même pas imaginer ce que Nathalie Sarraute dirait des blogs et des blogueurs.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. À mon avis, elle se serait montrée aussi cruelle que possible en n'en disant rien. Du tout.

      Supprimer
  6. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  7. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  8. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  9. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  10. Vous devenez pénible, Monsieur Maque. si vous tenez tellement à vous exprimer, ouvrez donc votre propre blog et cessez de venir encombrer le mien avec vos interventions sans le moindre rapport avec rien. Merci.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Fredi Maque "devient pénible" ? Ah bon, il faut donc un temps où il ne l'a pas été ?

      Supprimer
  11. Je n'ouvrirai pas de blog, le votre me va si bien.
    Admettez-le.
    Et supprimer mes commentaire n'est évidemment pas une bonne solution.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'en est une parmi d'autres. Mais si vous avez décidé de jouer au con, on en trouvera de mieux appropriées à votre cas. Ne me sous-estimez pas trop.

      Supprimer
    2. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

      Supprimer
    3. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

      Supprimer
  12. Si j'en juge par les titres des livres publiés par sa fille Claude, madame Sarraute n'a pas été très convaincante dans sa propre famille ("dites donc!", "Allô Lolotte, c'est Coco, "C'est pas bientôt fini !"....etc etc).
    Je n'ai rien lu de la fille dont j'apprécie la mère, mais si le fantôme de Nathalie vient me chercher du poil sur le blog, j'ai de quoi l'envoyer balader rien qu'avec ça : pires que des titres de billets, sacré nom d'une pipe !

    RépondreSupprimer

  13. Je n'en reviens pas, voilà qu'ici on modère les coms "pour un oui ou pour un non".
    Je perds "l'usage de la parole" devant cet "ère du soupçon".
    Je n'ai qu'un mot à dire, "ici', devant ce "silence" : "Ouvrez" ! (comme "disent les imbéciles")
    ;)

    RépondreSupprimer
  14. Un tel débat par cette chaleur, vous avez tous perdu votre humanité.

    RépondreSupprimer
  15. J'apprends avec bonheur la résurrection de fredi m. Je commençais à m'inquiéter de son absence.

    RépondreSupprimer
  16. Robert Marchenoir20 août 2012 à 22:28

    "La répression n'est pas la solution".

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.