mardi 12 février 2013

Grandit-on jamais ?

C'est, je crois, l'un des chocs les plus violents que l'on reçoit lorsqu'on est un tout jeune enfant, l'un de ceux qui vous laissent muet, à la fois très admiratif et totalement assommé. Tout le monde, je suppose, a vécu cette “scène fondatrice” : vous avez cinq ou six ans, disons, et vous vous sentez tout fiérot d'avoir osé traiter un plus âgé que vous (ou un plus dégourdi, un qui a un grand frère…) de… de n'importe quoi, ce n'est pas ce qui compte. Vous vous attendez à ce qu'il perde ses moyens face à votre attaque frontale héroïque, ou bien à ce qu'il vous balance son poing dans la figure, vous fasse un croche-patte, ou toute autre réaction déjà connue de vous et dûment codifiée. Et c'est à cet instant qu'il vous assène son coup de massue derrière vos oreilles bien dégagées :

C'est çui qui dit qui y est !

Tout bascule dans la seconde, vous voilà cloué au préau comme une chouette à la porte d'une grange. Vous ne pouvez rien répondre parce que cet argument infantile, par sa nouveauté même, vous semble irréfutable ; peut-être qu'une part de vous sent confusément ce que l'assertion a de stupidement mécanique, mais l'autre est incapable de s'en saisir, par n'importe quel bout. Du reste, elle n'a pas de “bouts” : elle est lisse et glissante, repliée sur elle-même, imperméable, tautologique, monadienne. Mais le pis est que vous êtes envahi du soupçon qu'elle est peut-être vraie ; qu'il est possible en effet que l'insulte ou la moquerie se comporte comme un boomerang moral d'une implacable précision – ce que tout le monde savait sauf vous. Pour éviter la désagrégation rapide de vous-même, vous ne pouvez vous raccrocher qu'à la promesse que vous vous faites d'utiliser à votre tour cette suprême et merveilleuse botte de Nevers dès que l'occasion se présentera – et en général elle ne tarde pas à se présenter en effet. Vous en tirez alors un puissant sentiment d'orgueil et de supériorité, s'apparentant à ce qu'on pourrait appeler, si l'on avait le goût des à-peu-près, un délice d'initié.

Est-ce en souvenir de ce moment crucial que les adultes s'obstinent à rester des enfants, des babilleux infantiles qui continueront, leur vie durant, à manier le c'est-çui-qui-dit-qui-y-est avec ce même petit air de supériorité goguenarde qu'ils ont eu, un jour de culottes courtes, en assommant un petit dans la cour de récréation ou au bas du HLM ? Car c'est bien ce que nous faisons, tous ou presque, lorsque nous croyons débattre. Je te parle des salafistes ? Tu me balances les Croisades. Tu me dis Hitler, je t'envoie Staline. Intolérance, racisme, goût irrépressible pour la tyrannie, plaisir de la génuflexion, égoïsme, faux-semblant, peurs, lâcheté, etc. : toujours c'est çui qui dit qui y est. Aucun argument ne peut tenir face à lui, nous sommes voués à tourner en rond entre ces six mots sans possibilité ni surtout envie d'en sortir – et le fait que le même argument, rigoureusement le même, puisse servir à des gens se regardant comme adversaires irréductibles ne semble gêner personne ; peut-être même cette parfaite symétrie participe-t-elle du jeu dans son essence.

Le c'est-çui-qui-dit-qui-y-est est un mur de squash renvoyant une unique balle à deux compétiteurs qui, à mesure que la partie se déroule, se ressemblent à chaque rebond davantage. Les adultes doués de raison que nous pensons être ne sont que des manieurs de raquettes.

13 commentaires:

  1. Z'avez raison. Ce qu'il y a de surprenant, c'est que les commentateurs de blogs ne s'en rendent pas compte et qu'ils feraient mieux de clore la discussion sur un constat de désaccord voire une bière au bistro.

    En complément, il y a le "céluikacommencé" qui est très fréquent dans les engueulades dans les commentaires des blogs.

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    1. Je pense que les blogueurs s'en rendent plus ou moins compte, mais seulement quand c'est leur “adversaire” qui l'emploie.

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    2. Faudra que je vérifie lors de ma prochaine engueulade chez Jacques Etienne ou chez vous (je m'engueule moins avec les gens, chez l'Amiral) avec un glandu quelconque.

      Dans les commentaires, chez moi, c'est systématique (d'où, en partie, l'activation de la modération).

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  2. Oui, excellent billet.

    J'ai l'impression que les discussions sur internet ont renforcé cette tendance au c'est-çui-qui-dit-qui-y-est. Et moi, comme je déteste le squash, j'ai tendance à fuir ce genre de discussion, parce que ça m'emmerde, et cela, même quand des connards, qui confondent mon blog avec La Vie des idées, déboulent chez moi pour me traiter de tous les noms...

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    1. La modération des commentaires, finalement, y a que ça de vrai !

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  3. peut-même ?
    Un être vous manque, et ce n'est pas moi qui le dis.

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  4. Coup de règle sur les doigts !

    Corrigé…

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  5. Merci.
    C'est aussi un beau slogan pour camp de rééducation politique.

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  6. Oui, pas mal ce billet, très bien en fait mais un brin désespérant, non ? Serions-nous condamner à ne plus pouvoir débattre ?

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  7. Maria Angela della Punta12 février 2013 à 21:33

    N'est ce pas plutôt : çui qui l'dit dit c'est çui qui l'est ?

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    1. Une variante régionale sans doute. Le sens est le même mais là, ça devient carrément un exercice de diction.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.