mercredi 16 mars 2016

Journaux et correspondances

Je crois avoir toujours été attiré, chez les écrivains, par les à-côtés de leurs œuvres, c'est-à-dire principalement par leurs journaux et correspondances. Plutôt que et, j'aurais sans doute mieux fait d'écrire ou, car, à la réflexion, il me semble bien que les deux genres s'excluent mutuellement ; en bref, mais il y a forcément des contre-exemples qui ne me viennent pas à l'esprit pour le moment : la correspondance des diaristes n'est généralement pas passionnante (Léautaud) et les grands épistoliers (Flaubert, Proust) ne tiennent pas de journal – j'attends la contradiction sur ce point (Stendhal, peut-être ?).

Toujours est-il que journal et correspondance ne sont nullement équivalents, chacun présentant sur l'autre des avantages et des inconvénients. Le principal écueil du journal est bien sûr que l'écrivain qui le tient peut être fortement tenté de ciseler sa future statue plutôt que de s'y montrer “en vérité” : c'est plus ou moins le cas de Gide. Ce risque est bien moindre dans la correspondance, du fait surtout de la multiplicité des destinataires, qui fait que les mensonges ou omissions ou petits arrangements de l'auteur sont assez facilement détectables. Prenons l'exemple des lettres échangées par Flaubert et George Sand, dans les années soixante et soixante-dix. Du fait de l'amitié très réelle qui existe entre eux, Flaubert ne rechigne jamais à envoyer des gerbes complimenteuses à Sand dès qu'il reçoit et lit un nouveau livre d'elle. Or, on sait qu'en réalité le maître de Croisset n'avait aucun goût pour les romans de la dame de Nohant (style journalistique de province…) ; comment le sait-on ? Par les lettres qu'il envoie au même moment à d'autres correspondants, à qui il peut montrer le “fond de son sac” (expression flaubertienne) et dire à quel point le côté “bisounours socialiste” de son amie a tendance à lui agacer les gencives.

À l'inverse, la correspondance souffre d'une grave faiblesse par rapport au journal. Restons un moment avec Flaubert et Sand, puisqu'ils sont là. Dans l'édition de la Pléiade sont reproduites les lettres des deux protagonistes, et il y en a beaucoup, le plus souvent passionnantes, parce qu'émaillées de considérations littéraires souvent divergentes et donc éclairantes sur l'un comme sur l'autre. On y trouve aussi des ébauches de stratégie pratique, afin de savoir quand Flaubert pourra aller passer une semaine à Nohant, ou Sand débarquer pour quelques jours à Croisset. Quand enfin la réunion a lieu, le lecteur jubile et… et rien. Si Flaubert avait tenu un journal, on saurait ce qui se passe durant les soirées au coin de la cheminée où les deux écrivains parlent à n'en plus finir. Mais avec la correspondance, évidemment, c'est le trou noir. Ce n'est pas grand-chose, c'est entendu, on s'en remet facilement, et le dialogue se renoue dès que chacun a retrouvé son chez-soi. Mais, tout de même, c'est agaçant.

32 commentaires:

  1. Il est vrai que Gide "ciselait" son Journal. Mais prenez le cas de Léautaud, ce n'est pas du tout le cas, je pourrais citer aussi celui de Roger Martin du Gard qui est très spontané.
    Et ce qui est intéressant et amusant dans la correspondance, c'est bien sûr d'en lire plusieurs en même temps. Celles que Gide adressait à sa mère, et celle qu'il écrivait à Ghéon, par exemple, le même jour. C'est pas triste !
    Cela me fait bien rire, tant les choses sont racontées de façon différente.

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    1. Sans doute, mais ce n'est pas parce qu'une écriture paraît “spontanée” que l'auteur ne dissimule, ne travestit pas…

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    2. Certes, mais comment faire alors ? Ne plus lire ?
      Je pense que si on lit beaucoup les écrivains qu'on aime, qu'on fait des recoupements, on finit quand même par les bien connaitre, autant qu'on puisse connaitre quelqu'un...car qui connait qui en fait ?

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  2. C'est Rousseau qui disait (je ne sais plus où, je cite de mémoire) que nous sommes toujours un peu mal à l'aise lorsque nous rencontrons en même temps deux de nos amis qui ne se connaissent pas, parce que nous jouons avec tout le monde un rôle un peu différent (et pas seulement dans la correspondance.)

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    1. Tempérons votre remarque en rappelant que le gars Rousseau était hautement paranoïaque.

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    2. Et très dissimulateur...
      C.Monge

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  3. Pour revenir au Journal de Gide, si souvent "posé" pour la postérité, il n'en demeure pas moins des pages plus personnelles et sincères, celles, où seul à Cuverville, il évoque son jardin. J'ai rarement lu autant d'intérêt pour les fleurs que chez Gide. Il les aimait beaucoup, mais il le disait peu en public, tout comme son amour pour Chopin. D'ailleurs il ne jouait du piano que seul dans sa pièce.

    En ce qui concerne sa correspondance, celle avec sa traductrice anglaise, Dorothy Bussy, est des plus réjouissantes; elle était folle de lui, et il est amusant de voir comment il se sort de certaines situations pour le moins gênantes.

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    1. Ce que Gide ne raconte pas dans son journal, et que m'a raconté un de mes amis (87 ans), son neveu et qui, dans son enfance, passait ses vacances à Cuverville.

      Un jour, il se met à pleuvoir; il y avait là toute la bande de la NRF ( Schlumberger, Martin du Gard, etc.); Gide lance : " On va courir à poil dans le jardin, sous la pluie!"; aussitôt dit, aussitôt fait; et Mme Gide criant : " André, André, pensez aux bonnes!"

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    2. Gide, Schlumberger et Martin du Gard courant à poil sous la pluie : vachement crédible…

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    3. Oui, c'est même invraisemblable. Cette personne a dû confondre avec Cocteau, s'esbaudissant au Piquey (Cap-Ferret) avec Radiguet et Georges Auric. MDR !

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    4. Eh bien, moi, j'y crois ! Et après avoir couru nu sous la pluie en virile compagnie, il s'est trouvé fin prêt pour s'attaquer à l'écriture de "La porte étroite" !

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    5. Je ne vois vraiment pas pourquoi mon ami aurait inventé ça

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    6. Il ne l'a pas forcément inventé : il y a des tas d'histoires absurdes, ou simplement fausses, qui circulent ainsi et que les gens racontent de bonne foi en étant sûr que c'est la vérité, voire qu'ils y ont eux-mêmes assisté.

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    7. "voire qu'ils y ont eux-mêmes assisté"...ce qui était le cas; pendant son enfance, il passait toutes ses vacances d'été à Cuverville, chez son oncle (plus exactement, chez sa tante, Mme Gide.)
      Il me raconte aussi que Gide avait institué une règle : " À table, les enfants n'ont pas le droit de parler : ils doivent écouter les adultes, ce qui leur fera le plus grand bien"...et il ajoute " Et c'était parfaitement exact, compte tenu du niveau des conversations avec ses invités "( la bande de la NRF).

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    8. Voilà, c'est exactement ce que je disais ! Là, selon toute vraisemblance, on a affaire à ce qu'on appelle un "faux souvenir", c'est-à-dire à une reconstitution fallacieuse faite par l'adulte en se basant sur les lambeaux mémoriels de l'enfance.

      Le deuxième souvenir est bien plus crédible, mais c'est pour tomber dans la pure banalité : à cette époque, il allait de soi que les enfants "ne parlaient pas à table". On ne voit même pas bien pourquoi André Gide aurait dû prendre la peine de le préciser.

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    9. Alors là, je crois qu'au concours de l'anecdote la plus invraisemblable,le premier prix avec mention spéciale ne peut pas échapper à l'ami de M. Arié ! Je croirais même plus facilement quelqu'un qui me raconterait que pendant les vacances, De Gaulle, Debré et Couve de Murville faisaient des courses en sac dans le parc de La Boisserie !

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    10. Mais ils en faisaient ! Mon oncle, qui était le fils cadet de la cuisinière de la Boisserie me l'a souvent raconté. Même que Debré était le plus doué des trois mais que ce fayot faisait toujours exprès de laisser gagner le Patron.

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  4. N'est-ce pas un travers - pour ne pas dire une maladie - de journaliste cette façon d'être attiré par les "à-côtés" ?
    De vouloir traquer les "fond de sac" ? De jubiler à l'idée de savoir enfin ce qui s'est passé "durant les soirées au coin de la cheminée" ? Et pour finir d'être agacé de n'avoir rien pu découvrir ?
    Demandez à Mgr Barbarin ce qu'il en pense. Il doit sûrement avoir un avis sur le sujet !

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    1. Il n'y a que les journalistes qui lisent les journaux et correspondances d'écrivains ?

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    2. P'têt ben que la maladie est contagieuse !

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  5. Tout de suite les exagérations…

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  6. Non non ! Moi je !

    La correspondance de Sand, par contre... Je crois l'avoir, en vieille édition bon marché pêchée chez quelque bouquiniste, mais j'avais trouvé ça tellement... si peu intéressant que les feuilles ne doivent même pas être toutes coupées.

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    1. Les lettres de Sand à Flaubert ne sont pas mal, mais peut-être surtout parce qu'elles mettent bien en relief ce qu'il y a d'irréconciliables dans leurs deux visions de l'homme, malgré leur amitié qui semble bien réelle.

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  7. À propos de "journaux", qu'apprends-je? Vous êtes en grève ? Les réacs ne sont plus ce qu'ils étaient !

    http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2016/03/17/les-journaux-de-lagardere-se-mettent-en-greve_4885209_3236.html

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    1. Je l'ignorait tellement que j'ai écrit six mille signes pas plus tard que cet après-midi !

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    2. C'est jaune et ça ne sait pas !

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  8. En plus, vous avez travaillé pour rien, puisque le JDD ne paraîtra pas demain, et que son site n'est plus actualisé depuis jeudi soir ! " Le titre est particulièrement touché par le plan de départs puisque près d'un tiers de sa rédaction (16 postes) est concerné. Le journal pourrait ainsi se retrouver à terme avec une rédaction de moins de 40 personnes. "

    http://tinyurl.com/jaskdxj


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    1. Comme je n'ai jamais travaillé pour le JDD, je m'en fous un peu…

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  9. MDR ! Je crois que monsieur Erié se mélange un peu les pinceaux entre France-Dimanche et Le Journal du dimanche.

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  10. Ah oui, tiens, je devais encore me croire au Canada !
    Bravo Didier, même à 60 ans vous n'avez pas perdu votre esprit de répartie.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.