dimanche 23 juillet 2017

Que doit-on penser de la Révolution française ?

Léon Daudet, 1867 – 1942

« N'en doutez pas, il faut la maudire. Elle a tout bouleversé, nous n'y avons rien gagné. Nous lui devons les nations armées, les casernes, les guerres innombrables. Les hommes y ont perdu des libertés essentielles, tangibles et profitables, pour une liberté toute théorique, celle de se prononcer sur des problèmes qu'ils ignorent. Je crois vraiment que l'existence était plus heureuse avant la Révolution. »

Et l'on croit entendre déjà s'agiter, sur le banc des dévotes progressistes : « Évidemment ! Qu'attendre d'autre, de la part d'un gros porc réactionnaire, antisémite, misogyne (probablement aussi homophobe et opposé aux énergies renouvelables), tel que votre immonde Léon Daudet ? » Le malheur, voyez-vous, chères punaises de sacristie citoyenne, est que le paragraphe cité est non de ce Léon-là mais d'Anatole France ; écrivain qu'en général les gens de gauche, ceux d'entre eux qui lisent des livres, s'empressent d'annexer sous leurs bannières, en compagnie des trois ou quatre esseulés qu'ils ont réussi à tirer du fleuve impétueux des grands écrivains réactionnaires. Eh bien, de même que l'on pourrait assez facilement leur contester Zola, voilà qu'il nous faut déjà leur reprendre Anatole !

Mais alors, pourquoi une photo du Daudet ? Parce que ce propos de France se trouve recueilli dans le livre de souvenirs de l'un de ses intimes, Marcel Le Goff, Anatole France à la Béchellerie, ouvrage dont Daudet donne une recension en décembre 1924, soit à un moment où est encore tiède le cadavre de France, ce cadavre piétiné tantôt par une bande de sales gosses s'apprêtant à verser comme un seul homme dans le stalinisme militant, les surréalistes. L'article est réuni à une centaine d'autres, dans le fort volume que Séguier a eu l'excellente idée de faire paraître, et qui s'intitule Écrivains et Artistes.

Tout au long de ces 850 pages, Léon Daudet tient la balance à peu près égale entre les exercices d'admiration et le jeu de massacre. Il est excessif dans les deux genres, toujours tranché, souvent partial, parfois injuste, mais constamment irrésistible de verve, qu'elle soit au service d'une déférence presque sacrée ou de l'ironie la plus crépitante. Excessif mais au goût sûr, un goût qui lui permet de saluer, dès la parution de son premier roman, Bernanos comme un grand écrivain, ou encore le pousse à placer Toulet bien au-dessus de Rostand, lequel ressort en lambeaux d'entre ses griffes.

Excessif dans l'opprobre (le “coprophage” Zola ne mérite certainement pas tant d'indignités…), il l'est dans le panégyrique. Il est sans doute très beau d'être fidèle à la mémoire d'un père aimé, ou attaché au souvenir des hommes qui ont enchanté votre enfance en vous faisant, comme on dit, “sauter sur leurs genoux” ; mais enfin, mettre tranquillement Alphonse Daudet sur le même pied que Balzac ou Proust, Frédéric Mistral au rang de Virgile, et faire du Félibrige l'équivalent de la Pléiade, c'est frôler dangereusement le précipice du ridicule ; ou ce le serait si elle n'était, finalement, assez touchante, cette fidélité de l'enfant révolu. 

L'essentiel n'est pas là, on s'en doute. Il est dans cette multitude de portraits hauts en fumet et en goût, ainsi que dans le tableau quadrichrome d'un monde des arts et des lettres englouti, dont la plupart des hommes qui l'ont fait n'étaient à peine plus que des noms, et qui viennent revivre un petit moment, leurs livres et tableaux sous le bras, devant l'œil acéré et finalement bienveillant de Léon Daudet, qui place toujours la littérature au-dessus de tout le reste, comme il est bien naturel.


P.S. : S'il faut, comme je l'ai fait, féliciter les éditions Séguier de leur initiative, il convient de leur faire donner le knout au bas des reins pour la manière dont elles ont conduit leur affaire : outre une couverture aussi laide qu'un prospectus publicitaire des années cinquante, le livre est truffé de fautes de frappe – y compris dans les noms propres –, de mastics, de mots manquants, de majuscule là où il faudrait de l'italique, etc. Un vrai boulot de… non, rien.

32 commentaires:

  1. Bon ! A ce que je comprends, ce n'est pas vous qui seriez contre le projet d'organiser une grande cérémonie de repentance en commémoration des victimes de la Révolution ?
    On pourrait y inviter tout ce que l'Europe compte de familles régnantes ou pas (ou pas encore) dont le sang de nos rois coule encore dans les veines.

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    1. Plutôt crever que de se repentir ! (D'ailleurs, c'est ce qu'on s'apprête à faire.)

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  2. "Faire du Félibrige l'équivalent de la Pléïade", plutôt que "faire du Félibre...", non ? Du moins, si Daudet compare les deux groupes l'un à l'autre, plutôt que le seul Mistral à la Pléïade entière. J'avoue que cette comparaison ne me semble pas si injuste que cela, mais c'est parce que la Pléïade ne m'épate pas énormément, mis à part quelques poèmes de Ronsard. Et puis ma mère doit son prénom à Mirèio, ça me rend partial.

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    1. C'est moi que j'm'ai emmêlé les pinceaux !

      Tout de même : du Bellay, ce n'est pas de la merde en pot…

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    2. Je te l'accorde bien volontiers.

      Je serais aussi très curieux de lire comment Daudet déchiquette Rostand. Il va falloir que je jette un œil à ce livre, et peut-même les deux.

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    3. Tu le prendras ici quand tu viendras déjeuner…

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    4. "Tout de même : du Bellay, ce n'est pas de la merde en pot…".
      Seriez-vous également contre l'art contemporain ?
      C. Monge

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    5. Ni pour ni contre : m'en fous. Mais je demanderais au moins à ce que le pot soit hermétique…

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  3. Entre repentances injustifiées et admiration aveugle des mythes unanimement reconnus, il y a la place pour tout un tas d'interrogations et de réflexions.
    Je dirais donc, jusqu'à plus informé (si cela est toujours possible de nos jours), ni repentance, ni adoration, ni négationnisme. Le fameux "ni-ni" de retour, avec une patte de plus.

    (j'avais fait une petite compilation d'articles allant dans ce sens, à l'adresse suivante :
    http://aumilieuduvillage.eklablog.com/jour-de-fete-a130745506
    - c'était une page d' "auto-pub" promotionnelle)

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  4. Ah! les longues jambes de Brigitte, c'est entre autres ce que l'Histoire retiendra du règne d'Emmanuel 1er, roi de France de 2017 à...

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    1. ... pour ce qu'elles auront contribué à lui donner cet air de sauterelle chiffonnée qu'elle promène partout avec elle.

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  5. J'ai lu le titre (bien que je le trouve long) et j'avoue que bien intéressante, la question ne présente aucun intérêt après avoir ingéré une boutanche et demi de rouge.

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    1. Les questions soulevées sur ce blog ont très rarement de l'intérêt, contrairement à celles qui ne cessent de bouillonner et de fuser sur votre propre blog.

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  6. Anatole France est en effet un personnage complexe, admiré, et jusqu'au bout, par Maurras, qui s'est livré lui aussi à un petit exercice d'admiration à son sujet. Toutefois, attention de ne pas faire dire à A. France ce que disent en réalité ses personnages, qui sont porteurs de thèses opposées. Toute l'analyse de Maurras consiste à montrer que les personnages "réactionnaires" de France sont beaucoup plus convaincants que les "progressistes", qui pourtant sont censés être les porte-parole officiels de l'écrivain. Ce qui faisait donc dire à Maurras que le très progressiste France, qui a même fini communiste ou apparenté, était en fait, au fond de lui, un fervent conservateur mâtiné de réaction et de monarchisme. Mais par littérature interposée.

    Je continue à étaler complaisamment ma science, pardon, mais votre billet évoque aussi l'éreintement permanent de Zola par Léon Daudet, qui est d'une férocité presque inhumaine. Il se trouve que France détestait aussi Zola (au début ; il est devenu, sur la fin, son plus fervent admirateur...) et que l'on découvre dans les œuvres complètes du premier deux recensions d'ouvrages du second qui sont aussi d'une rare violence, France finissant par quasiment maudire la Nature d'avoir laissé naître une créature si visiblement contrefaite. Cela peut se trouver peut-être sur internet, pour les amateurs de cruauté (un premier sondage me renvoie aux textes admiratifs, beaucoup moins amusants et selon moi moins justifiés).

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    1. L'admiration de Daudet pour France est très mesurée, et c'est de ma part un euphémisme. Pour ce qui est de la phrase que je donne en citation, à propos de la Révolution, elle est bel et bien de France lui-même, dite au cours d'une conversation avec Le Goff.

      Quant à Zola, il a été l'objet de très fortes détestations de son vivant (Daudet père et fils, Goncourt, France que vous citez, bien d'autres encore), et qui, souvent, ont perduré bien au-delà de sa mort. C'est ainsi que, dans son Histoire de la littérature française (1943), Kléber Haedens reprend à peu près les mêmes accusations de "coprophilie" qu'un Daudet trente ans plus tôt.

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    2. En ce qui concerne Zola, n'oublions pas Bloy qui faut sans doute un de ses détestateurs les plus fervents.

      La prochaine fois que je viendrai au Plessis, je te porterai la correspondance de Bloy, Villiers et Huysmans. Ce n'est pas un fort volume, mais c'est assez drôle.

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    3. Il y a une page hallucinante dans le Journal de Bloy, quand il va visiter Zola, chez lui, pour lui taper de l'argent, alors qu'il ne cesse d'en dire un mal fou. Je crois me rappeler que ce salaud de Zola ne lui a rien donné.

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    4. L'avarie de Zola est connue. Cela étant, voir débarquer chez soi un fou furieux qui ne cesse de vous déféquer dans les chausses, à seule fin de vous taper d'un billet… je ne suis pas sûr que j'aurais donné non plus…

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  7. "Loti, Barrès, France, marquons tout de même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois sinistres bonshommes: l'idiot, le traître et le policier...
    Avec France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va. Que ce soit fête le jour ou l'on enterre la ruse, le traditionalisme, le patriotisme, l'opportunisme, le scepticisme et le manque de cœur ! Songeons que les plus vils comédiens ont eu Anatole France pour compère et ne lui pardonnons jamais d'avoir paré les couleurs de la Révolution de son inertie souriante. Pour y enfermer son cadavre, qu'on vide si l'on veut une boîte des quais de ces vieux livres "qu'il aimait tant" et qu'on jette le tout à la Seine. Il ne faut plus que mort, cet homme fasse de la poussière." Breton (Anatole France, un cadavre bien vivant)
    Pour la petite histoire: http://les.tresors.de.lys.free.fr/poetes/zola/24_divers/5_eloge_funebre_par_anatole_france.htm

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    1. Pauvre Breton ! Il ne restera vraiment rien de lui. Même pas ce petit pet qui se voulait provocateur. Breton : le premier "rebelle de confort" de notre temps, au sens murayen de l'expression.

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  8. Vous m'avez appris une nouvelle définition de mastic !
    France et Mistral je les connais surtout pour avoir fait des dictées de leurs œuvres et je les trouvais plutôt ennuyeux. J'ai eu honte de moi et j'ai collé Le livre de mon ami et Poème du Rhône dans mon Kindle.

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    1. Pour Mistral je ne puis rien dire (je ne lis plus de poésie depuis au moins trente ans…). Mais pour France, j'ai ressayé voilà cinq ou six ans : c'est plutôt ennuyeux.

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  9. Souvent l'avarie : bien fol est qui s'y fie.

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  10. Que Léon Daudet encense son père c'est de bonne guerre,il l'adorait; mais il ne faut pas oublier que c'est grâce à lui que Proust a eu le Goncourt pour Les jeunes filles en fleurs, en concurrence pourtant avec Les Croix de bois, de Dorgelès.

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  11. " injuste mais constamment irrésistible de verve "

    N'est-ce pas une solution de facilité, et la verve peut-elle remplacer l'injustice, dans le sens de l' inexactitude, de ce qui est faux ? Les critiques littéraires ne sont-ils pas des écrivains frustrés ? Qui lit les œuvres littéraires de Léon Daudet- en supposant qu'il en existe ?

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    1. Mais enfin, on est dans le domaine de la critique littéraire et artistique : il n'y a pas d'exactitude, de faux ni d'injustice ! Quant aux œuvres littéraires de Daudet, oui, elles existent (je ne parle pas de ses romans, que je n'ai pas lus).

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    2. "Les Morticoles", roman fantastique ou fable, est très intéressant. Daudet connaissait bien ce milieu de médecins, chirurgiens ou bouchers..

      Joël

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    3. J'en parlais il y a quelques heures avec Michel Desgranges. Qui me recommandais aussi Le Voyage de Shakespeare. À voir, donc.

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  12. Qui lit Léon Daudet ? Mais plein de monde !

    Moi par exemple. Ses Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux sont passionnants !

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