vendredi 27 décembre 2024

Justice légale


 C'est une série qui a tout juste vingt ans. En Amérique où elle est née, elle fut baptisée Boston Legal. Quand elle eut franchi l'Atlantique, les distributeurs français se sont trouvés face à une épineuse alternative : devaient-ils traduire ce nom en français ou en charabia ? Ils optèrent pour le charabia, et la série devint chez nous Boston justice, titre bienheureusement inintelligible.

Une fois surmonté cet agacement initial, qui en outre ne touche peut-être que moi, voilà une série télé hautement recommandable. Elle est due à David Kelley, qui avait précédemment conçu Ally McBeal, série parfaitement évitable. Les deux sont ce que l'on appelle des “séries judiciaires". Boston justice, déroule ses cinq saisons et ses cent un épisodes au sein d'un grand cabinet d'avocats bostonien : Crane, Poole & Schmidt. C'est un cabinet qui, pour notre plus grand plaisir, tend assez nettement vers la clinique psychiatrique, tant à cause de beaucoup de ses clients que de certains membres de son personnel. Un ami qui connaît nettement mieux les rouages de la justice américaine que moi, ce qui n'est pas mettre la barre bien haut, me disait récemment qu'à peu près aucun des procès se déroulant dans la série ne tenait debout ; ce qui ne l'empêchait pas d'en avaler les épisodes aussi goulûment que d'autres les demis de bière au comptoir de la Comète.

Ils ne tiennent pas debout — même moi, il m'arrive de m'en apercevoir –, mais ils sont le plus souvent fort réjouissants, animés par des avocats que je n'hésiterais pas à déclarer hauts en couleur si j'étais encore débiteur de clichés journaliste. Lesquels piliers de salles d'audience sont servis par des comédiens à qui je ne vois rien à reprocher, depuis l'encore délicieuse Candice Bergen jusqu'à James Spader, que les Stargatolâtres et les Blacklistophiles connaissent bien.

Mais la vraie découverte, c'est William Shatner. Comme beaucoup de gens, supposé-je, je vivais plus ou moins dans la croyance que ce sympathique mais assez pâlichon Juif montréalais n'avait à peu près jamais rien fait de plus marquant dans sa carrière que de poursuivre des hordes de Klingons dans son pyjama intergalactique, suivi par un transfuge de Mission impossible s'étant fait tailler les oreilles en pointes. Grossière erreur. 

C'est avec une jouissance palpable et un véritable talent comique que l'ex-capitaine Kirk campe Denny Crane, co-fondateur du cabinet portant en partie son nom, Républicain très à droite, grand amateur d'armes à feu dont ses tiroirs sont bien garnis, aussi misogyne que grand baiseur, volontiers harceleur de femelles, tranquillement raciste et benoîtement antisémite, attendrissant et irritant, burlesque et parfois émouvant, prétendant expliquer (il ne s'excuse jamais de rien) toutes ses frasques par la “maladie de la vache folle” qui logerait dans son cerveau.

Rien que pour lui, Boston justice “mériterait le détour” comme on dit chez Michelin. Il est en quelque sorte le noyau de combustion d'où jaillissent en gerbe les folies particulières des autres associés et employés. Démence douce, mais contagieuse, puisqu'elle atteint également un certain nombre de juges, pourtant d'apparence vénérable, parmi ceux qui ont à trancher les affaires ubuesques apportées au tribunal par le cabinet Crane, Poole & Schmidt.

Le seule chose qui, dans cette histoire, ternirait un peu ma joyeuse humeur, c'est que nous approchons de la cinquième saison, et qu'après ça il n'y en aura plus. Alors que tant de séries navrantes durent des dix voire douze saisons.

Y a pas de justice.

vendredi 20 décembre 2024

Les urnes et les autres

 

À Fredi Maque…

Conversation entre André Gide et Paul Léautaud, au Mercure de France, dans le bureau du second, janvier 1935. On parle de choses et d'autres, puis :

« Nous nous trouvons d'accord sur ce point : il n'a jamais voté, comme je n'ai jamais voté, et sur le même état d'esprit : d'une façon ou d'une autre, nous serons toujours dupes. Au moins n'y aurons-nous pas prêté la main. Ce que j'ai exprimé dans une note de Passe-Temps : supporter sans participer. »

Voilà.

mardi 17 décembre 2024

Le banc et l'arrière-banc

 

 
 
La cour de Versailles, à sa grande époque, fait souvent penser à un monceau de brindilles sèches que la plus anodine étincelle suffit à embraser. Ainsi en cette année 1696 où, par la grâce du duc mémorialiste, me voici rendu. Au roi qui lui demandait pourquoi on ne le voyait pas aux sermons du père Séraphin, dont lui-même était entiché, le duc de la Rochefoucauld répondit (en gros...) qu'il n'avait pas envie de faire la queue en attendant que l'officier chargé de cette tâche veuille bien lui indiquer une place où se mettre. 
 
Le roi, alors, sans penser à la tempête qu'il allait ce faisant déclencher, lui dit de s'assoir à la quatrième place sur le banc juste derrière lui (peu importe ici à qui revenaient procolairement les trois premières). Ce quatrième rang était ordinairement occupé par M. de Coislin, évêque d'Orléans, qui n'y avait aucun droit particulier, officiel, qui s'y était installé un jour et qu'on avait ensuite pris l'habitude de voir assis là. En outre, il se trouvait à ce moment-là dans son diocèse, ce qui est tout à son honneur mais laissait conséquemment sa place vacante : funeste erreur…

Or, à quelque temps de là, parce qu'il n'est si bon diocèse qui ne se quitte, notre évêque revient à la cour... et entend récupérer “sa” place au séraphinesque sermon ; place que le duc, pourtant son ami, refuse tout aussitôt de lui rendre. Et la voilà, notre étincelle !

Comme l'écrit Saint-Simon, “toute la cour se partialisa”, les plus grands personnages prenant fait et cause pour l'un ou pour l'autre, disputant à n'en plus finir pour savoir qui, du duc ou de l'évêque, devait occuper cette fucking quatrième place sur le banc presque royal. Le roi lui-même essaie de “calmer le jeu”, de rabibocher les deux ex-amis, mais rien à faire : il y aura toujours, désormais, ce banc entre eux.

« Monsieur d'Orléans fut inflexible, conclut Saint-Simon, et, quand il vit que tout cet éclat n'aboutissoit qu'à du bruit, il s'en alla bouder dans son diocèse. »

N'importe : l'alerte avait été chaude...

jeudi 12 décembre 2024

Billet au décrochez-moi-ça

 Saint-Simon écrit : « [...] notre procès demeura accroché jusqu'à l'hiver suivant. » Le très-précieux Boislisle indique aussitôt en note : « C'est-à-dire suspendu. » 

Du coup se produit, pour nous du XXIe siècle, un phénomène curieux : jamais nous n'avions songé à trouver bizarre qu'une affaire, ou une activité, ou une conversation, pût être suspendue ; mais voici que, remplacé un instant par son synonyme, accroché, le mot devient tout à fait étrange à l'esprit, pas très loin d'être inexplicable d'emploi. 

Heureusement Boislisle est encore là qui nous précise : « On sait que les pièces de chaque procédure se conservaient dans des sacs, qui pouvaient s'accrocher au mur ou au plafond, quand on n'en avait plus besoin. » 

Et voilà pourquoi, en notre âge d'ordinateurs, nous continuons à suspendre nos procès, nos activités, nos débats et conversations sans nous en étonner plus que ça.

Il nous resterait à nous demander si l'expression “l'affaire est dans le sac” aurait elle aussi quelque rapport avec les suspensions juridiques sus-évoquées. Mais il se trouve que l'heure du déjeuner approche, et qu'il y a tout de même des priorités dans l'existence qui ne sauraient être négligées sans conséquences plus où moins fâcheuses.

C'est pourquoi je m'en vas suspendre ce billet.



 

mercredi 11 décembre 2024

Une conférence spatialement engeôleuse


 Je sens que je vais m'en vouloir longtemps d'avoir manquer cette conférence essentielle, majeure, primordiale, bouleversante, radicale :

Littératures carcérale : le care dans les espaces d'enfermement ?

Passons sur la faute d'accord — une seconde de distraction est toujours possible — et l'emploi d'un mot étranger imbitable en francais. Mais suis-je seul à trouver d'un cynisme répugnant la juxtaposition de ces deux mots, “espace” et “enfermement”, vis-à-vis de ceux qui, justement, sont avant tout privés d'espace en raison même de leur enfermement ? 

Et de même qu'être passé de l'état d'infirme à celui de personne-en-situation-de-handicap n'améliore en rien la vie quotidienne de l'aveugle ni du cul-de-jatte, de même je doute que les taulards trouvent plus riante leur prison anoblie en espace d'enfermement. 

Même avec une louche de care dans la gamelle.

mercredi 4 décembre 2024

Tout est au duc ou Les mémoires interrompus


 Je viens de tirer d'une très longue léthargie le premier tome des Mémoires du duc de Saint-Simon, Louis de Rouvroy pour les intimes : voilà une grosse quarantaine d'années qu'il est en ma possession, et il ne… Mais je sens qu'il me faut reprendre toute l'affaire depuis le début.

En 1975, tricentenaire de la naissance du vidame de Chartres et futur duc de Saint-Simon, une édition reprenant celle de Boislisle — elle-même mise en chantier peu après le bicentenaire de la dite naissance — avait été proposée à la convoitise des saint-simoniens frustrés ; au nombre desquels je n'avais encore jamais songé à me compter. Édition en 25 très beaux volumes et limitée à 3000 collections, acquérables par souscription.

C'est monsieur Pain, le démiurge de la librairie “Variétés” de Neuilly, qui me proposa un jour, au début des années quatre-vingt, de devenir l'un de ces trois mille. Il me suffirait pour cela, me fit-il miroiter, d'acheter le premier volume, de payer en même temps les deux derniers, à titre de garantie, puis d'acquérir les 22 volumes intermédiaires à raison d'un par mois. Comme la proposition était parfaitement déraisonnable, notamment à cause du prix relativement élevé de ces livres — surtout en regard de mon salaire de l'époque —, je souscrivis sans hésiter et me retrouvai ainsi l'heureux possesseur, largement virtuel encore, de la collection n° 705. Le mois suivant, j'achetai le second tome, puis le troisième trente jours plus tard, puis le quatrième, puis...

Puis plus rien. Je me suis arrêté là. Pourquoi ? Disons, pour faire bref : par imbécilité de jeunesse ; ou par inconséquence d'ivrogne ; ou l'inverse. J'ai d'abord laissé passer un mois, pour cause de situation financière vraiment épineuse ; puis un deuxième, vu que je n'avais rien fait pour redresser entre-temps les comptes de la nation, puis encore un autre... et comme cela jusqu'à la fermeture définitive des “Variétés” de M. Pain. Sur le moment, je crois n'en avoir eu aucun regret, même pas celui des tomes 24 et 25 que j'avais payés d'avance et que je n'ai jamais eus. Ce n'est que beaucoup plus tard, tout récemment même, que, racontant cela à Michel Desgranges, il m'a fait sentir, sans même me dire rien, combien j'avais été léger et inconséquent et sot en cette affaire. Surtout lorsqu'il m'a renseigné sur les prix qu'atteignent aujourd'hui les collections complètes de cette édition du tricentenaire...

Cela dit, pourquoi regretter mon non-achat, dans la mesure où je n'ai même jamais lu les quatre volumes en ma possession, me contentant au fil des années de quelques “coups de sonde” assez paresseux dans ces fameux mémoires que, finalement je ne connais pas, ou si peu, ou si mal ? Même si, de chacune de ces plongées brèves, je ressortais ébloui par cette langue sancta-simonienne, tressautante, vibrante, obscure parfois mais crépitante d'éclairs ; une langue ne ressemblant à rien qu'à elle-même, et comme tombée d'une planète non encore découverte. Il n'empêche que, chaque fois, j'abandonnais très vite ce pauvre duc fertois.

Mais alors, mais alors… pourquoi en avoir rouvert le tome premier tout à l'heure ? Je serais infoutu de le dire. Ça fait partie, sans doute, de ces envies fugacissimes qui nous traversent régulièrement le cerveau sans s'y arrêter — mais qui parfois s'y arrêtent, la preuve.

Il reste maintenant à espérer, pour les finances conjugales, que je ne me prenne pas d'une passion aussi dévorante que sénile pour Saint-Simon. Car alors, parvenu au bout des quatre volumes qui dorment dans la Case, il faudra bien que j'achète le reste. Oh ! Pas dans l'édition Boislisles du tricentenaire, non ! Je ne suis pas, ou plus, auto-munificent à ce point. Mais même en “simples” volumes de la Pléiade, ça risque de me coûter chaud...

Quel crétin il a été, quand j'y repense, ce jeune Didier Goux de 1982 ou 3 ! Il aurait pu penser à moi, quand même…

dimanche 1 décembre 2024

Plaine, ô mon immense plaine


 En novembre, nous fûmes soviétiques en diable.