Tel fut, durant des années, le cri de ralliement des rewriters de France Dimanche. Ou mieux : un point de ralliement, plutôt qu'un cri, ayant un peu l'effet que produit la découverte d'un feu de camp sur le voyageur du désert, solitaire et recru d'avoir trop marché.
C'est sans doute de 1984 que date son apparition — on comprendra mon imprécision dans une minute. Un matin nous fut, comme chaque semaine, distribué le nouveau numéro de notre glorieux hebdomadaire. Toute la “une” en était barrée par ce titre en gras :
Papa ! Fourmi ! Tracteur !
Cette invocation mystérieuse s'agrémentait d'un sous-titre, expliquant aux populations que c'étaient là les tout premiers mots prononcés par William, le jeune et premier héritier du prince de Galles et de la shampouineuse de Buckingham et Kensington réunis. (Mon imprécision temporelle vient de ce que j'ignore absolument l'âge auquel ces petites choses vagissantes sont en mesure d'articuler leurs premiers vocables. William étant né en juin 1982, je situe l'affaire deux ans plus tard, un peu au hasard…)
Nous fûmes trois à être immédiatement séduits — que dis-je : empoignés ! — par un titre aussi merveilleusement dépourvu de sens : Yves, Boris et moi (on se croirait dans une chanson de Marie Laforêt pour le coup). Ces trois mots, cette trinité magique, ce fut durant les quinze années suivantes, notre fétiche sonore, notre invocation majeure, qui ne pouvait être faite à haute voix que dans des circonstances particulières ; lesquelles, je m'en rends compte, restent encore aujourd'hui malaisées à définir. Mais sa puissance est indéniable puisque, quarante ans plus tard, il nous arrive encore, à Catherine et à moi, de la prononcer.
Invocation majeure, ai-je dit, mais non point la seule. Lorsqu'un micro-événement survenait au sein de notre petite société polygraphe, il se trouvait souvent l'un de nous pour prononcer cette autre sentence, en forme cette fois d'injonction teintée de supplique :
Surtout, ne dites rien à Valentin !
Ce cri du cœur, qui lui aussi barrait toute la une du journal, est plus précisément datable : novembre 1991. Ces mots étaient censés avoir été prononcés par Yves Montand entre les deux crises cardiaques qui allaient l'emporter, le 9 de ce mois. (On pourra noter que le 9 novembre fut également la date de mort du Général, ainsi que, en 1991 aussi, celle des noces de diamant de mes grands-parents maternels, information n'ayant vraiment rien à faire ici.) Valentin, le fils de Montand ayant alors à peine trois ans, la prière ante mortem de son vieux père nous avait paru un tantinet superflue et probablement controuvée ; mais finalement pas plus que la fourmi et le tracteur de l'héritier du trône anglois.
Toujours est-il que, dans les années suivantes, c'est une supplique qui retentit régulièrement dans le cagibi nous servant de bureau collectif, au léger étonnement des non-initiés qui se trouvaient là au moment où elle fusait. Et, là encore, il nous arrive, à Catherine et à moi, de nous lancer l'un à l'autre la solennelle demande de silence.
Peut-être, d'ailleurs, sommes-nous les deux derniers vivants à maintenir vivace ce double rituel, dont personne ne doit plus se souvenir, même pas ces deux grands couillons de William et Valentin.