jeudi 21 août 2014

Verrà la morte…



Les relations que nous entretenons avec la mort sont devenues ce qu'elles ne furent en aucun siècle ; et nous serions, sur ce plan comme sur d'autres, regardés par nos aïeux avec de grands yeux incompréhensifs, s'ils n'avaient pas mieux à faire que de s'occuper de nous, ce qui est tout le mal qu'on leur souhaite.

J'y songeais encore hier, lorsqu'un blogueur de compétition fit l'annonce de la mort soudaine d'une amie à lui, âgée de trente ans. Au milieu des condoléances qui s'imposaient en effet, fleurirent immédiatement des considérations annexes, d'où il ressortait que cette mort était “injuste”, que trente ans c'était “trop jeune”, etc. Comme si existait pour la mort une sorte de date de péremption inversée.

Nous sommes, je crois, les tout premiers hommes à mêler la notion de justice à ce phénomène universel qu'est la mort – je suppose que les redoutables progrès de la médecine depuis le XXe siècle sont la principale cause de cette mutation. Nous semblons désormais considérer – et je ne m'exclus pas du sort commun – que, la fameuse et absurde espérance de vie ayant été établie à tant pour les hommes et tant pour les femmes, toute personne mourant en deçà est victime d'une injustice – et plus est large l'en-deçà, plus est grave l'injustice. Est sans doute proche le temps où, après le droit au bonheur, le droit à l'enfant, etc., nous revendiquerons notre droit à l'octogénariat. Je ne m'en afflige pas, ni ne m'en indigne : c'est un simple constat.

Or, il n'en fut jamais ainsi. Lorsqu'on pratique les mémoires, journaux, correspondances des siècles enfouis, on ne trouve pas la moindre trace de ce phénomène, consistant à flétrir l'injustice d'une mort (il y en aurait donc de justes ?), ni de déploration concernant l'âge supposé trop tendre du trépassé ; et cela jusqu'à l'orée du siècle que nous venons de laisser derrière nous : dans le Journal d'Edmond de Goncourt des années 1880 – 1890, il est fréquemment question  des gens de son entourage qui meurent, comme souvent chez les vieillards ; il peut lui arriver de s'en attrister, mais jamais il n'insiste sur l'âge du défunt ; et c'est d'un ton égal qu'il nous informe qu'il était excessivement septuagénaire ou n'avait pas encore atteint quarante ans – quand il pense à le noter, ce qui n'est pas toujours.

Il faudrait essayer de déterminer s'il existe un rapport, et quel il est,  entre cette vision nouvelle, légaliste, de la mort et le fait qu'on l'on n'ose presque plus la nommer, usant pour la désigner d'équivalents et de périphrases empruntés (décédé, parti, disparu, etc.). Il faudrait, mais je manque un peu de temps : je dois absolument avoir fini de lire l'autobiographie de Sophia Loren avant trois heures ; Sophia Loren qui aura 80 ans dans un mois, ce qui a l'air de l'étonner un peu.

39 commentaires:

  1. A propos de décès, le médiéviste Jean Favier est mort le 12 août.

    D'après un certain Hodjviri, écrivain perse de son état: " La vie est un rêve dont la mort nous réveille".

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Calderòn le disait déjà, il y a près de cinq siècles…

      Supprimer
    2. Hodjviri vivait au 11 siècle.

      Supprimer
    3. Bonjour Monsieur Goux
      Calderon de la Barca avait nommé son héros (dans la "Vie est un songe") "Segismundo" ce qui est la forme espagnole de Sigmund. Donc avec quatre siècles d'avance Calderon avait "deviné" que le spécialiste des rêves s'appellerait Sigmund...
      Hodjviri (dont je ne sais rien) avait il eu une aussi étonnante illumination ?

      A part ça mon mari me dit que Sophia Loren a eu une vie bien remplie, comme son soutien-gorge.
      Je sais c'est nul...

      Supprimer
  2. Il y a une remarque de Jules Renard à propos de la mort de Schwob, en 1905, celui-ci étant âgé de 37 ans. Le caustique diariste, dans mon souvenir, fait dire au défunt que sa mort est trop précoce, ou quelque chose de ce genre. Mais il est vrai que c'est presque une façon de se moquer, ce qui irait dans votre sens.

    Il y a aussi les lamentations de Montaigne, qui se flagellait d'avoir si longtemps survécu à son pote la Boétie. Je cite ce qui me vient à l'esprit.

    Il y a bien une injustice à la mort des jeunes, mais elle est métaphysique et non politique ou juridique, évidemment. Elle questionne sur les voies étranges du Seigneur.

    Ce scandale métaphysique est alourdi par l'abus qu'est la longue vieillesse de certains. A chaque fois que je finis par doubler un retraité en camping-car je me dis que ce monde est quand même assez mal conçu. Les vieux nous emmerdent, et un homme digne de ce nom devrait songer à abuser des bonnes choses dans sa jeunesse afin de se garantir un départ moins retardé.

    Je félicite d'ailleurs le tenancier de ce blog, qui en matière d'abus semble toucher sa bille.

    Finalement, le vrai scandale n'est pas la mort des jeunes, c'est la vieillesse des cons.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais déplorer la perte d'un être cher, comme le fait Montaigne, et qualifier sa mort d'injute me semblent deux choses fort différentes.

      Supprimer
    2. "A chaque fois que je finis par doubler un retraité en camping-car je me dis que ce monde est quand même assez mal conçu."

      C'est sans doute ce que se dit au même moment le retraité qui vient de se faire doubler par un jeune con en Kangoo !

      Supprimer
    3. C'est que Montaigne vivait sa survie comme quelque chose d'injuste, d'anormal. Il disait avoir l'impression de voler sa part de vie à son ami mort. Il y a bien quelque chose de scandaleux dans la mort de la Boétie, chez Montaigne.

      Manu : le retraité en camping-car, jaloux du jeune con qui le double en kangoo ? Pas très réaliste, il me semble.

      Supprimer
    4. "A chaque fois que je finis par doubler un retraité en camping-car je me dis que ce monde est quand même assez mal conçu."
      Ne jamais oublier que le camping-cariste jouit d'une retraite bien méritée, LUI.
      Je cherche encore le journal qui informerait d'un départ pour une retraite totalement imméritée ...

      Supprimer
  3. Chaque fois que l'on annonce un décès par l'expression : "Untel est parti", je pose la question : "où" ?
    Geneviève

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et vous obtenez des réponses convaincantes ?

      Supprimer
    2. Bah non !... mais il arrive que certaines personnes soient choquées :-)
      Geneviève

      Supprimer
    3. c'st comme quand mon GPS me dit "Prenez le rond-point"

      je me demande ce que je pourrais bien en faire

      Supprimer
    4. Tant que votre GPS ne vous dit pas de faire demi-tour alors que vous vous trouvez sur l'autoroute...
      Geneviève

      Supprimer
  4. Il y a cet imbécile sentiment d'injustice, mais il y a aussi et je dirais même surtout la peur de la mort et de ses signes avant-coureurs.
    Il faut impérativement paraître jeune le plus longtemps possible, avoir l'allant et la ligne d'un sportif, quitte à recourir aux bons soins de praticiens qui ont bien compris qu'il y avait là un juteux créneau à occuper. Tel se fera retendre la peau du visage, tel autre se fera implanter des cheveux pour masquer une calvitie fort mal vue aujourd’hui. Et puis on s' empresse de cacher les vieillards hors standards dans des mouroirs plus ou moins luxueux, afin de ne pas avoir sous les yeux ces vivants témoignages de la condition humaine.
    Au passage, on notera que ceux qui pleurent l'injustice d'un trépas, sont généralement les mêmes qui militent pour la piquouse destinée à accélérer le passage des récalcitrants qui s' attardent.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. On ne va pas leur demander d'être cohérents, en plus.

      Supprimer
  5. Sophia Loren, comme Gina Lollobrigida, a subi l'ablation des côtes flottantes pour la taille de guêpe.
    C'est ce qui leur permettra de couler après la majorité des autres mortelles.
    Je suis assez fier d'avoir percé leur secret, on ne me la fait pas.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est curieux, elle n'y fait aucune allusion dans son autobiographie…

      Supprimer
    2. Je ne me souviens plus où j'ai lu ça, et je crois que c'était imposé par les producteurs, donc plus ou moins un secret professionnel...

      Supprimer
    3. Dans la mesure où, encore débutante, Sophia Loren a toujours énergiquement refusé de se faire refaire le nez, comme les producteurs l'en priaient instamment, on la voit assez mal consentir à un arrachage de côtes.

      Bref, à mon avis, c'est une connerie.

      Supprimer
  6. La jeune captive ?
    Yves Bernard

    RépondreSupprimer
  7. La déploration de la mort trop précoce et injuste d'une jeune aristocrate pendant la révolution de 1789 dans le poème de Chénier.
    Yves Bernard

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Non, non. Peu habitué aux commentaires j'ai sans doute été trop elliptique. Je suis par ailleurs en plein territoire ennemi : un vrai plaisir !
      Yves Bernard

      Supprimer
    2. Ah, si en plus Monsieur a des lectures de haute qualité, alors…

      Supprimer
  8. Justice, injustice, privilèges, chance, défaveur appliqués à toutes sortes de situations où ces notions n'ont que faire suscitent ma réflexion que suivra peut-être un billet dès demain.

    Quoi qu'il en sera, merci pour cet excellent billet.

    RépondreSupprimer
  9. "Vision nouvelle" que d'user, pour désigner la mort, d'équivalents (disparu, décédé, parti)?
    Pas si nouvelle que ça. Les latins, déjà, préféraient dire "vixit" (il a vécu) que "mortuus est".
    Et puisqu'on parle de Chénier: "Elle a vécu Myrto, la jeune Tarentine..."

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, mais, là, c'est de la powésie ! Et puis avouez que « Elles est morte Myrto », ça n'aurait pas sonné bien terrible…

      Supprimer
    2. Sans compter (ou plutôt si, en comptant) qu'on y aurait perdu un pied ! Il eût pu écrire "elle a crevé Myrto, le jeune Tarentine". On retombait sur ses pieds mais on perdait en (pré-) Romantisme...

      Supprimer
    3. Vous comptez mal, mon cher : nous avons bien six syllabes dans les deux cas !

      (Ell' – est – mor – te – Myr – to)

      Supprimer


  10. Puis, quand ainsi serait que, selon ta prière,
    Elle aurait obtenu
    D’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière,
    Qu’en fût-il advenu?
    Penses-tu que, plus vieille, en la maison céleste
    Elle eût eu plus d’accueil,
    Ou qu’elle eût moins senti la poussière funeste
    Et les vers du cercueil ?

    Malherbe vous donne raison...


    RépondreSupprimer
  11. Sur l'air de : " Amor, amor, amor..."

    A mort, à mort, à mort,
    Qu'on les tue tous
    Pour leur apprendre
    A vivre.

    L'auteur en est un de ces chansonniers des années 50 dont je ne me souviens plus du nom, hélas, et qui, sans cet oubli impardonnable, serait peut-être passé à la postérité et aurait peut-être même été chanté par, disons : Stromae qui lui, a encore des décennies devant lui, pour nous casser les couilles, à moins que...
    Chi sas, chi sas, chi sas ?

    RépondreSupprimer
  12. Comme disait Joe Louis: " Tout le monde veut aller au paradis mais personne ne veut mourir"

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'aurais plutôt cité Louis Prima dans I am just a gigolo...

      Supprimer
  13. Perle trouvée dans une BD de Ric Hochet: " Quand on est mort, c'est pour longtemps"

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.