jeudi 28 août 2008

La fièvre

À M. Pluton


La fièvre, lorsqu'elle devient étale, et pour ainsi dire nonchalante, est une manière d'établir le contact avec Dieu. Ou, au moins, avec des contrées étranges parce que jamais vues. Ces quelques degrés supplémentaires (mais il n'en faut pas trop) font naître des plaines aux herbes bizarres, aux arbres tors, vaguement montueuses par endroits, dont on n'aperçoit pas la fin, tout en sachant qu'elle est sans doute là, proche, derrière le petit tertre qu'il est difficile de déterminer naturel ou humain.

Cette plaine est tout entière emplie de Dieu, malgré le soleil écrasant qui vous fait jaillir en eau, et le froid brutal qui s'abat soudain - et les dents claquent. L'homme, soudain plus petit que ce qu'il imaginait, marche sans avancer, il arpente en rêve éveillé, et pourtant le paysage change sans cesse. S'annoncent à l'horizon des villes fatiguées, d'un bleu méditerranéen, et juste après de colossales cités lovecraftiennes vides d'habitants gigantesques morts depuis longtemps, depuis si longtemps qu'on peut à peine les dire morts.

On marche. Le corps met une sourdine à ses besoins fondamentaux, tout en rappelant, chaque instant, ses exigences, qui ne peuvent plus être convenablement nourries, mais ne doivent pas être oubliées, sous peine de dessèchement physiologique - et peut-être pis. On attend avec une impatience résignée les rougeoiments du soir, les cris des corbeaux retour au nid, pour aller s'acagnarder à un rocher de granite noir, qui nous protègera tout à la fois des regards hostiles et des frissons intérieurs - croit-on. L'eau, qui fait défaut partout autour, jaillit de soi, salée et collante, et l'on sent, tout pareil, la nuit glaciale prête à couler de la même source organique.

On a un peu peur, mais pas tellement que cela. Il y a grâce au ciel - devenu invisible - cette bulle isolante, ovoïde et dure, impassible, qui protège des loups errants et des meutes d'humains saccadés en quête d'abreuvoirs. L'homme s'endort. Sommeil peuplé de courbatures fugitives, de visions trop présentes pour être honnêtes, de visages de femmes qui auraient dû être depuis longtemps oubliés, et qui l'ont été.

Durant le sommeil, la fièvre entretient le feu qui éloigne les bêtes dangereuses, aussi celles qui ne demandaient sans doute qu'un peu de réconfort. La fièvre ne fait pas de détail, elle globalise l'homme qu'elle a pris, elle le ramasse en boule, et il se laisse faire, finalement content qu'une puissance quelconque ait pensé s'intéresser à lui.

12 commentaires:

  1. Cher Didier, je suis très touché que ce billet flamboyant et si juste à la fois me soit dédié. Certains patients relatent à posteriori leurs vécus en réanimation et leurs descriptions, parfois terribles ( et on les comprend ), ne sont pas sans rappeler la vôtre, très poétique aussi. Merci encore.

    P.S. : je garde toutes leurs lettres, témoignages parfois éprouvants mais souvent requinquants... heureusement !

    Pluton

    RépondreSupprimer
  2. Vous devriez écrire des romans !

    RépondreSupprimer
  3. Didier,
    c'est tellement bien, que je ne dis rien, n'est-ce-pas, pour ne pas dire de platitude, sauf ceci : j'avais l'impression de l'avoir moi-même cette fièvre....

    Zoridae : vous avez raison.

    Anna R.

    RépondreSupprimer
  4. Mâme Zoridae a déjà écrit ce que je voulais dire. Tant pis !
    La fièvre vous va si bien... Mais prenez donc quelques bouillons de plus, s'il vous plaît.

    RépondreSupprimer
  5. Le taulier confond la fièvre et la cuite.

    RépondreSupprimer
  6. Didier, j'ai oublié de vous dire : Ces billets magnifiques sont très loin d'être ceux d'un écrivain en bâtiment. Je m'associe à Zoridae et Emma pour vous dire : vous êtes un bon écrivain, un vrai de vrai .

    RépondreSupprimer
  7. Carlos et moi, on arrête pas de lui dire !

    RépondreSupprimer
  8. d.ieu peut tout, c'est bien connu, et garde même la maîtrise de la température anale.
    Une sorte de climatiseur international, donc...

    [Que mon anti divinité ne m'empêche pas de souligner la beauté de ce texte empli d'Humanité...].

    RépondreSupprimer
  9. Mais comment peut-on être anti-Dieu Monsieur Poireau ? Etre anti-Dieu cela revient à être anti-Homme non (quoique vu sous cet angle, ça puisse s'envisager :-) ) ? Quand Dieu inspire en plus de pareilles visions et de pareils textes, on ne peut quand même pas le scotomiser ... Non croyez moi, Dieu est notre plus radicale extériorité, il nous permet de rester ouvert à autre chose qu'à nous même, entrer en contact avec le lui, que ce soit par le biais de la cuite ou de la fièvre, est toujours une expérience hautement regénérante et créatrice !
    M'étonne pas que Monsieur Goux le cotoie si régulièrement ...

    RépondreSupprimer
  10. Que la police orthographique veuille bien faire son boulot sur mes commentaires SVP ... Merci :-)

    RépondreSupprimer
  11. Superbe. On pourrait se demander parfois si la modestie du sieur est une sorte de "politesse" (disons clairement, une posture), mais certains billets auto-cruel ont tendance à prouver le contraire.

    Superbe. (je l'ai déjà dis, je sais, mais j'ai forfait illimité sur ce mot).

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.